Il n’y a pas vraiment de hasards, il n’y a que des correspondances. Et de correspondance, cette fois-ci, il est question dans le dernier livre de Sébastien de Courtois, Lettres du Bosphore. Pour avoir déjà lu et parlé de son livre, aux mêmes éditions (Le Passeur), Un thé à Istanbul, je m’attendais avec ce titre à une nouvelle ode de l’auteur à sa ville de cœur, à la ville dans laquelle il vit depuis des années, et où il raconte ses rencontres sur fond de foi religieuse, d’amour de l’autre et peut-être aussi d’amour tout court… Si les thèmes sont les mêmes, cette correspondance est cette fois-ci plutôt un échange entre lui et sa ville, et plus globalement la Turquie qu’il est en train de voir changer sous ses fenêtres qui donnent sur la ville.
Le livre n’est pas encore sorti qu’on me propose de le lire, chose que je ne saurais refuser. Je m’impatiente, je guette ma boîte aux lettres dans laquelle je finis par recevoir un pli rembourré de papier bulle. Le livre est là, sur ma table de salon, à côté des premiers brins de muguets que j’ai jetés dans un petit vase. Hasard du calendrier — est-ce vraiment un hasard ? — le livre qui vient d’arriver correspond à une autre date. Nous sommes le 17 avril. Déjà, le matin, je me réveille un peu étourdi, furieux, triste, mal à l’aise. La Turquie (enfin, seulement 51%) vient de voter les pleins pouvoirs au chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdoğan, le 16 avril, c’est encore tout frais. Étrangement, un livre qui est sur le point de sortir en librairie ne peut en aucun cas parler de l’actualité immédiate, ce serait inquiétant, et c’est pourtant de cela dont il est question. Pas de l’événement en lui-même, mais l’observation de l’intérieur de la lente et inexorable chute d’un pays. Encore une fois, les Lettres du Bosphore de Courtois ne sont pas une réquisitoire, elles gardent la prudence de l’observateur dans un monde qui a sérieusement besoin qu’on lui accorde l’attention du sentiment objectif et le froideur d’un regard sans concession. Et également la douceur parfois amère de l’affect. On n’est jamais autant touché que lorsque ce que l’on aime profondément prend une tournure acide et dire que de Courtois aime la Turquie est un doux euphémisme. Ce n’est pas un amour de touriste, ni un amour patrimonial, encore moins un amour folklorique, mais un amour profond, pour son peuple, sa culture, ce qu’il remue au tréfonds de la chair, même lorsqu’il est teinté de hüzün…
Premier chapitre, l’opium du peuple, 6 novembre 2015, le décor est planté. La situation politique est inquiétante. Pour celui qui regarde des deux côtés de la lorgnette, les frissons parcourent l’échine. On pourrait se contenter d’écouter les médias, mais lorsque le cri de détresse provient de l’intérieur et qu’on a la possibilité d’y voir plus clair par soi-même, on ne peut faire autrement que de se cacher le visage dans les mains, de peur, d’incompréhension, de tristesse teintée de colère.
J’ai du mal à lire le livre d’une traite. Si Un thé à Istanbul était un livre plutôt enthousiaste et amoureux, les Lettres du Bosphore sont animées d’une rage sourde. Au même moment, le calendrier électoral en France se précise. Je me rends vers la mairie de ma ville en ce dimanche 23 avril pour le premier tour des présidentielles. Il fait beau même si la fraîcheur est encore bien présente. Je ne peux m’empêcher de penser à mes amis restés en Turquie qui ont fait le même geste une semaine auparavant, dans d’autres circonstances, mais eux y sont allés la peur au ventre, le regard inquiet. C’est à ce moment-là que je me dis qu’il ne faudrait finalement pas grand-chose pour que les choses basculent du mauvais côté. Jusqu’à 20 heures, je traîne dans mon jardin, feignant de d’arracher les pissenlits et le plantain qui commencent à pousser dans les massifs, arrosant les hortensias qui ont déjà soif. Il n’a pas beaucoup plu. 19h59, je me pose devant la télé pour voir apparaître les deux visages. On y est. L’horreur est à portée de main. Qui a fait ça ? Qui a fait en sorte qu’on en arrive là ? Mon regard se tourne vers Istanbul. Tout est si facile. Je pense à ces simples mots… «élu par le peuple »… oui ! Mais par quelle conscience ? A quel point peut-on avoir le regard embrumé pour se tourner vers de telles extrémités ? Viktor Orbán a été élu par le peuple, Vladimir Poutine aussi, Islam Karimov de même, Hugo Chávez, Charles de Gaulle aussi (ce qui ne l’a pas empêché de dire des saloperies sur les Algériens, ce qui ne l’a pas empêché de faire des saloperies et de se comporter comme un dictateur avant de se faire mettre à la porte par le même peuple qui l’avait élu…). Tout se brouille en moi, je me dis qu’il vaudrait mieux que je retourne à mes lectures.
En septembre 2015, je lisais le livre magistral de William Dalrymple, Dans l’ombre de Byzance. Formidable plongée dans les histoires inconnues des Chrétiens d’Orient et de leur place dans le monde moderne. Loin de faire du prosélytisme, loin de me préoccuper du sort des croyants, de quelle confession qu’ils soient, je m’inquiète toujours du sort de ceux qui sont pourchassés pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils pensent, pour ce qu’ils espèrent. Le souvenir de ce livre me rend encore plus amer au souvenir des manigances d’un état pour effacer les traces gênantes dans l’optique de la construction d’un nouveau récit national. Je ne m’y attarde pas, il suffit de retourner dans ces pages pour comprendre ce qui se passe et qui ne se dit pas.
Je parlais de lucidité plus haut. De Courtois fait le même constat, lui qui était à Istanbul le jour où des touristes ont été assassinés dans l’attentat de Sultanahmet :
Le conflit s’annonce féroce. Alors qu’il y a moins de dix ans, à l’est, les choses se passaient plutôt bien : la Turquie et la Syrie avait supprimé les visas, les bourgeois d’Alep venaient faire leurs courses à Gaziantep, Bachar al-Assad était le « frère » de Recep Tayyip Erdoğan, et le gouvernement turc entamait un processus de paix avec les Kurdes. Il était même question de réouvrir la frontière turco-arménienne ! Erdoğan aurait pu rester dans l’histoire pour de bonnes choses, mais en quelques années, c’est le contraire qui s’est passé. Radicalement. D’une politique de « zéro problème avec ses voisins », le pays est allé dans la direction inverse en s’impliquant dès 2011 dans la guerre civile syrienne. Le refoulé est revenu au grand galop avec des diatribes nationalistes d’un autre temps. Aux ordres, les médias continuent de relayer la propagande officielle, celle d’une vaste théorie du complot faisant de la Turquie un pays assiégé, ce qui relève du pur fantasme. A Istanbul, l’attentat de mardi n’était qu’un rappel de ce déni, une preuve flagrante qu’il ne s’agit pas d’être seulement optimiste ou pessimiste, mais le besoin d’une indispensable lucidité.
Entre deux tours. Le pays se déchire pour savoir s’il faut s’abstenir, voter blanc, prendre parti, ne pas prendre parti. C’est un vaste chantier, je ne reconnais plus mon pays. A l’instar de ces étiquettes collées sur les paquets de cigarettes, on pourrait presque coller sur les affiches électorales : Se cultiver nuit gravement à l’ignorance… C’est ce que j’ai en tête lorsque j’entends des gens de mon pays dire que les Arabes sont une sous-race, que les Musulmans ne sont pas comme nous, que l’immigration est le cancer de notre société. Il y a des terroristes partout !!! Sentir la peur s’insinuer sous les moindres replis de sa chair, quelle jouissance pour ceux qui l’instillent !!! L’histoire se répète, nous sommes en train de sombrer alors qu’il était si facile de faire en sorte que tout se passe bien.
Comme le dit de Courtois, un peuple est libre de choisir son gouvernement, est libre de choisir sa liberté, de choisir entre les ténèbres et la lumière. N’empêche… La liberté, c’est choisir la longueur de ses chaînes et il semblerait que celles choisies soient incroyablement courtes… Et le pire, c’est qu’on se doute de ce qui va se passer après ; le rétablissement de la peine de mort (pratique pour les opposants), endurcissement de la religion (j’ose à peine y penser), concentration des pouvoirs politiques, bref, c’est le démantèlement systématique de l’héritage d’Atatürk. La liberté se paie cher :
A l’écart, Dündar griffonne quelques lignes sur son carnet. Élégant, une barbe poivre et sel, il porte un costume sombre sur une cravate noire. Le deuil de la démocratie turque ? « Oui, d’une certaine manière, répond-il d’une voix timide et amusée. Au cours du premier mois de ma détention j’étais en isolement total, mais par la fenêtre de ma cellule, je voyais la liberté… Chez moi, c’est le contraire, ma fenêtre donne sur un cimetière et sur le palais de justice, les deux endroits où finissent normalement les journalistes en Turquie. »
Sébastien de Courtois a des attaches profondes, il parcourt le pays en amoureux transi qui a pour lui cette sauvage conscience que l’incroyable complexité du pays qui l’a adopté va au-delà de l’opposition politique. Heureusement, il n’est pas question que de géopolitique, même si c’est vraisemblablement ce qui paraît le plus inquiétant aujourd’hui, alors que les dernières années connaissaient un aller simple vers la sérénité. On se frotte les yeux en se demandant comment on en est arrivé là. Cet amour se compose de dialogues avec ceux qui sont aujourd’hui les observateurs du monde, les intellectuels, les écrivains, mais aussi avec ceux qui vivent leur vie de tous les jours, sans distinction.
Je n’attendrai pas le second tour des élections présidentielles dans mon pays pour finir le livre, j’ai tout à coup envie de décorréler l’actualité de mes lectures, ne pas en faire de sombres amalgames et écouter les meilleures pages du livre, l’écriture à la fois sucrée et intransigeante de de Courtois, en tirer la sève pour m’en nourrir et espérer encore que les choses peuvent changer. En cet instant, je pense à Sumru, à Sıtkı, à Emin, Mehmet, Firat, Nihat, Sadık, Abdullah, Fatoş et Bukem, à tous ceux rencontrés sur le bord du Bosphore ou dans les montagnes de Cappadoce et qui sont devenus mes amis, qui eux, alors qu’ils vivent dans ce grand et beau pays que l’on ne connaît encore pas assez vu d’ici, continuent de croire que le pire est passé. Je me plonge jusqu’à l’endormissement dans les déambulations de l’auteur au cœur des meyhane, dans les rues où l’on joue au tavla sur les trottoirs et où l’on boit du çay et (pour l’instant encore) du rakı, et où l’on entend encore parfois les envolées charmantes du bağlama.
La Turquie est un pays qui se mérite, il n’est pas une simple étape de vie, une destination parmi d’autres, mais un choix, une expérience. Il faut en accepter le pire pour comprendre le bien, lire, se renseigner, goûter les plats et courir la campagne. Les saveurs y sont puissantes. […] Si les Turcs ont une leçon à nous donner, c’est bien celle de la joie de vivre.
Lettres du Bosphore- Sébastien de Courtois aux éditions Le Passeur
Accoler / Detterrir, une autre manière de dire atterrir et décoller. Parce que peu importe le sens dans lequel on le dit. C’est vrai après tout, si on regarde d’un peu près l’étymologie des deux mots, voilà ce qu’on peut se dire ; le sens de décoller signifie à la fois, pour un avion, quitter le sol, mais aussi séparer deux choses qui sont collées, jointes, solidaires. Ainsi, on peut très bien imaginer le remplacer par le mot detterrir, qui, comme son cousin atterrir signifie rejoindre la terre, pourrait signifier quitter la terre…
Peu importent les mots. Lors de mon dernier voyage en Turquie en mai 2013, un mois de mai d’une densité incroyable, où j’ai rencontré des personnes avec qui je suis toujours en contact aujourd’hui, je me suis amusé à filmer chacun des décollages et atterrissages de ce voyage.
Je suis parti le 1er mai de Paris pour rejoindre Istanbul. Atterrir à Istanbul Atatürk a quelque chose de magique. La piste est relativement courte et commence presque au bord de la mer. Passer au-dessus de la Mer de Marmara avec une beau soleil qui se réfléchit sur cette mer aux accents antiques est comme un rêve éveillé. On atterrit toujours à Istanbul en étant un peu chahuté, il faut s’y attendre. C’est comme ça. Peu importe les circonstances, j’ai une petite chanson dans la tête lorsque j’arrive, quelque chose comme le chant d’une femme, une lamentation douce et triste.
Le même jour, à quelques heures d’intervalle, j’ai repris un vol interne pour rejoindre Kayseri. Lorsqu’on décolle d’Istanbul et qu’on se dirige vers l’est, l’avion fait une grande boucle autour de la la pointe du sérail et nous donne une vue impressionnante sur la ville antique. Kayseri est un peu la capitale de la Cappadoce, beaucoup plus grande que Nevşehir. L’atterrissage se fait dans une ambiance humide, de gros nuages épais et lourds tournant autour de l’Erciyes dağı (Mont Argée). Des avions militaires, des C‑160 Transall visiblement, les 20 qui sont encore en service dans le monde, sont parqués sur le côté droit de la piste.
Le 6 mai, je repars du même aéroport, Kayseri Erkilet Havalimanı. Le temps est beaucoup plus clément, le soleil se blottit sur les contreforts de la montagne culminant à presque 4000 mètres. En ce mois de mai, alors que la température frise les 25°C, le sommet est encore couronné de neige immaculée. Une nouvelle fois, j’atterris à Istanbul et encore une fois, je suis du côté droit de l’avion ; de là où je suis, je ne vois pas la pointe du sérail, mais la partie ouest de la grande agglomération.
Le 11 mai, l’avion décolle d’Atatürk, dans une lumière de fin de journée. Le vol dure presque quatre heures et donne l’impression de courir après le soleil qui se couche. Lorsque j’atterris à Charles de Gaulle, la nuit vient à peine de tomber sous un ciel de plomb aux couleurs violacées. Les lumières des villes alentours et de cette immense ville qu’est l’aéroport de Roissy, les couleurs criardes des champs de colza, tout ceci annonce le retour à la réalité.
Les vols en avion m’angoissent toujours, je me sens toujours un peu fébrile lorsque le commandant de bord annonce au micro que les hôtesses doivent se préparer au décollage, que les réacteurs vrombissent sur le tarmac. Les rails de glissements des volets s’allongent pour laisser tomber les volets qui vont permettre à l’avion de décoller du sol et finissent par retourner à leur emplacement lorsque nous serons à une altitude suffisante. A l’atterrissage, les mêmes volets ressortent pour offrir une plus grande portance et agrandir la surface de la voilure. Une fois à terre, les spoilers se dressent pour plaquer l’avion au sol et lui permettre de freiner lorsque les inverseurs de poussée prennent le relais pour soulager le système de freinage. J’aime pourtant regarder les ailes bouger au gré des bourrasques, se plier et trembler sous les différences de pression. En quelques mots, j’aime me faire un peu peur, jamais vraiment rassuré de m’envoler, et pourtant toujours content de prendre l’air, parce qu’au bout du vol, c’est une autre réalité qui s’ouvre.
Voici un petit montage vidéo de ces atterrissages et décollages pendant le mois de mai 2013, accompagné de la musique envoûtante de Mercan Dede avec un titre superbe, Nar‑i Can, sur l’album Nar (Doublemoon, 2002).
Jean Moschos, ou Moschus, est un prêtre syrien, né à Damas d’après ce que ce nous en savons, au beau milieu du VIè siècle. Moine chrétien, il est l’archétype du chrétien d’Orient, n’ayant jamais quitté sa terre natale. Enterré dans les soubassements de la laure de Saint Théodose (Théodose le Cénobiarque ou Théodose le Grand) dans le désert de Palestine, il est un des personnages les plus importants du cénobitisme orthodoxe. Il faut bien avoir à l’esprit que les Chrétiens, les quelques Chrétiens qui arrivent encore à se maintenir en Orient ou au Moyen-Orient, sont pour la grande majorité issus d’un culte proche des origines de la Chrétienté, ce qu’on appelle l’Orthodoxie, qui, dans sa forme actuelle exercée en Russie ou en Grèce reste une version édulcorée de cette foi qu’on trouve en Orient. On retrouve de la même manière un Christianisme très archaïque en Éthiopie. Jean Moschus est l’auteur d’un livre très important à titre documentaire : Le Pré spirituel (Λειμών, Leimṓn, Pratum spirituale en latin). C’est une immense hagiographie pleine d’anecdotes sur l’histoire de l’église chrétienne syriaque qui nous donne des éléments précis sur le développement de la religion dans les premiers siècles du Christianisme d’Orient sur les terres syriennes. C’est accompagné de ce livre que William Dalrymple, l’écrivain spécialiste des Indes Britanniques et du monde chrétien d’Orient, s’est rendu sur le chemin qu’a parcouru Moschos. Il en rapporte un témoignage poignant des dernières heures de ces cultes immémoriaux, qui, à l’heure actuelle ont dû en partie disparaître sous la colère sourde et destructrice des fondamentalistes de Daech ou par la folie nationaliste d’un état turc qui prend un malin plaisir à détruite toute trace d’un christianisme dérangeant.
Le premier extrait que je fournis ici provient du monastère de Mor Gabriel (Dayro d‑Mor Gabriel) situé près de la ville de Midyat dans la province de Mardin, en Turquie. Le monastère ancestral est actuellement en procédure judiciaire avec l’état turc qui l’accuse d’occuper illégalement les terres sur lequel il est installé. Sans commentaire. Dalrymple s’y rend en 1994 pour assister à une scène de prière, rappelant au passage que certains rituels étaient communs aux chrétiens et aux musulmans, et que ceux qui s’en sont séparés ne sont pas ceux qu’on croit.
Bientôt une main invisible a écarté les rideaux du chœur , un jeune garçon a fait tinter les chaînes de son encensoir fumant. Les fidèles ont entamé une série de prosternations : ils tombaient à genoux, puis posaient le front à terre de telle manière que, du fond de l’église, on ne voyait plus que des rangées de derrière dressés. Seule différence avec le spectacle offert par les mosquées : le signe de croix qu’ils répétaient inlassablement. C’est déjà ainsi que priaient les premiers chrétiens, et cette pratique est fidèlement décrite par Moschos dans Le Pré spirituel. Il semble que les premiers musulmans se soient inspirés de pratiques chrétiennes existantes, et l’islam comme le christianisme oriental ont conservé ces traditions aussi antiques que sacrées ; ce sont les chrétiens qui ont cessé de les respecter.
Théâtre de Cyr (Cyrrhus)
Par le hasard des chemins, longeant la frontière entre la Turquie et la Syrie, il bifurque de sa route pour rejoindre une cité éloignée de tout, une cité aujourd’hui en ruine qu’il appelle Cyr, à quatorze kilomètres de la ville de Kilis en Turquie. Cyr, c’est l’antique Cyrrhus, Cyrrus, ou Kyrros (Κύρρος) ayant également porté les noms de Hagioupolis, Nebi Huri, et Khoros. Successivement occupée par les Macédoniens, les Arméniens, les Romains, les Perses puis les Musulmans et les Croisés, elle se trouve au carrefour de nombreuses influences. Son ancien nom de Nebi Huri fait directement référence à l’histoire dont il est question ici.
Intérieur du mausolée de Nebi Uri (Cyr, Cyrrhus)
Il rencontre à l’écart des ruines principales un vieil homme, un cheikh nommé M. Alouf, gardien d’un mausolée isolé où l’on trouverait les reliques d’un saint… musulman, nommé Nebi Uri. Le lieu est chargé d’une puissance bénéfique pour les gens qui viennent y trouver le remède à leurs maux. Le malade s’allonge sur le sol pour y trouver l’accomplissement du miracle. Lorsque Dalrymple l’interroge sur l’histoire de ce personnage enterré sous cette dalle, M. Alouf lui compte l’histoire du chef des armées de David, marié à Bethsabée, qui n’est ni plus ni moins que Urie le Hittite, personnage de l’Ancien Testament que David a envoyé se faire tuer pour se marier avec sa femme. On peut voir l’intégralité de cette légende sur les magnifiques tapisseries du château d’Écouen (Val d’Oise), Musée National de la Renaissance. Ce qu’il nous raconte là, c’est la profonde similitude des cultes chrétiens et musulmans qui se confondent, s’entrelacent et disent finalement que les deux ont cohabité dans une certaine porosité sans pour autant chercher à s’annuler. Une belle leçon à raconter à tous ceux qui exposent des sentiments profonds sur l’intégrité de la religion…
Petite remise en perspective de l’histoire :
Quel improbable alliage de fables ! Un saint musulman du Moyen-Âge enterré dans une tombe à tour byzantine beaucoup plus ancienne, et qui s’était peu à peu confondu avec cet Urie présent dans la Bible comme dans le Coran. Si cela se trouvait, ce saint s’appelait justement Urie et, au fil du temps, sont identité avait fusionné avec celle de son homonyme biblique. Il était encore plus insolite que dans cette cité, depuis toujours réputée pour ses mausolées chrétiens, la tradition soufie ait repris le flambeau là où l’avaient laissés les saints de Théodoret. Avec ses courbettes et ses prosternations, la prière musulmane semblait dériver de l’antique tradition syriaque encore pratiquée à Mar Gabriel ; parallèlement, l’architecture des premiers minarets s’inspirait indubitablement des flèches d’églises syriennes de la basse Antiquité. Alors les racines du mysticisme — donc du soufisme — musulman étaient peut-être à chercher du côté des saints et des Pères du désert byzantins qui les avaient précédés dans tout le Proche-Orient.
Aujourd’hui, l’Occident perçoit le monde musulman comme radicalement différent du monde chrétien, voire radicalement hostile envers lui. Mais quand on voyage sur les terres des origines du christianisme, en Orient, on se rend bien compte qu’en fait les deux religions sont étroitement liées. Car l’une est directement née de l’autre et aujourd’hui encore, l’islam perpétue bien des pratiques chrétiennes originelles que le christianisme actuel, dans sa version occidentale, a oubliées. Confrontés pour la première fois aux armées du Prophète, les anciens Byzantins crurent que l’islam était une simple hérésie du christianisme ; et par mains côtés, ils n’étaient pas si loin de la vérité : l’islam, en effet, reconnaît une bonne partie de l’Ancien et du Nouveau Testament et honore Jésus et les anciens prophètes juifs.
Si Jean Moschos revenait aujourd’hui, il serait bien plus en terrain connu avec les usages des soufis modernes que face à un « évangéliste » américain. Pourtant, cette évidence s’est perdue parce que nous considérons toujours le christianisme comme une religion occidentale, alors qu’il est, par essence, oriental. En outre, la diabolisation de l’islam en Occident et la montée de l’islamisme (née des humiliations répétées infligées par l’Occident au monde musulman) font que nous ne voulons pas voir — la profonde parenté entre les deux religions.
William Dalrymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chrétiens d’Orient
1997, Libretto
J’adresse ce court billet à tous ceux, comme certains dont je suis par ailleurs très proche, n’arrêtent pas d’asséner ad nauseam que notre société est « chrétienne » ou « judéo-chrétienne » et que l’islam, quel qu’il soit, remet en cause ses fondements. Je leur adresse ce billet non pour qu’ils changent d’avis, car c’est là une tâche impossible, mais pour leur dire simplement que rien n’est pur, rien n’est aussi lisse que ce qu’il souhaiterait, a fortiori certainement pas la religion qu’ils arborent autour du cou…
Bulletin météo de la journée (dimanche 29 août 2012) :
10h00 : 26.1°C / humidité : 43% / vent 7 km/h
14h00 : 26.5°C / humidité : 35% / vent 17 km/h
22h00 : 23°C / humidité : 48% / vent 17 km/h
Voilà. C’est mon dernier jour. Comme par un heureux hasard, c’est aujourd’hui la fête de la rupture, que les Arabes appellent Aïd el-Fitr et que les Turcs appellent Ramazan Bayramı. Dans la cour de l’hôtel où l’on prend le petit déjeuner sur les canapés ottomans. Je répète, avec l’impression que les mots vont rester en moi, les vocables qui désignent le lait chaud (sıcak süt), le café (kahve), les croissants (kruvasan).
Mes mains sont sèches et je n’aime pas ce que je vois dans le miroir en passant dans la salle à manger. J’ai un beau teint hâlé qui témoigne que j’ai passé un mois sous le soleil brûlant de la Turquie, mais j’ai les yeux tristes et fatigués, je me sens aussi vide qu’une outre d’eau dans le désert. Comme un signe disant qu’il était temps de partir, le ciel s’est couvert d’un voile gris comme au lendemain d’un orage et quelques gouttes tombent du ciel tandis que je me remplis de café et de pâte de sésame en maugréant en imaginant que la température du ciel est quasiment tombée de quinze degrés. Je ne sais pas exactement ce que je ressens, partagé entre un bonheur incommensurable d’avoir pu faire un voyage comme celui-ci, la joie de m’être laissé entraîner dans des ornières que je ne m’imaginais pouvoir suivre un jour, et la tristesse infinie qui me serre l’estomac à l’idée de devoir partir ce soir. Sous mon crâne, les démons qui m’ont toujours animés commencent à se réveiller et à me tirer avec eux dans des limbes de désolation dont je ne veux pas connaître la profondeur. Je commence à me sentir désarmé dans cette ville dans laquelle je ne sais plus vraiment quoi faire, plus vraiment où aller. En ce jour de fin de Ramadan, il n’y a pas grand-chose d’ouvert. Les gens dans la rue arborent leurs plus beaux vêtements, tout en couleurs pastels, en brillants et en tissus épais et chers, en couvre-chefs de prix, en voiles richement parés. Je tombe même sur un couple d’Indonésiens, presque aussi incongrus ici que je peux l’être moi-même, à la différence près que eux, sont musulmans… Derrière la Mosquée Bleue, les vendeurs du bazar d’Arasta ne sont plus vraiment intéressés par les passants, comme s’ils avaient fait leur beurre et que se décarcasser pour aller arnaquer le touriste n’était plus vraiment à l’ordre du jour, ni même une nécessité impérieuse. Je me dis que pour cette dernière journée, je pourrais aller voir cet étrange musée passant complètement inaperçu dans la rue du bazar, le musée des mosaïques, mais malheureusement, une pancarte indique à l’entrée du musée qui commence là où les marches s’enfoncent dans le sol, qu’en raison de la fin du ramadan, le musée est fermé pour la matinée. Le vieil homme à l’entrée me dit de revenir dans une heure et que ce sera certainement ouvert. Pendant ce temps, j’erre un peu au pied de la Mosquée du Sultan Ahmet Ier, regarde les passants apprêtés dans leurs habits de cérémonie, me demande encore combien de temps je vais pouvoir tenir dans cette ville si je ne rentre pas sur le champ à Paris. C’est une sensation étrange, inexplicable, qui me pousse à vouloir partir immédiatement. Je ne reste finalement pas très loin du musée. Le musée ouvre ses portes. Je descends sous terre sans imaginer ce que je vais trouver là.
Le musée des Mosaïques est en réalité un ancien péristyle mis au jour dans les fouilles qui ont été menées ici jusqu’en 1954 et qui ont mis au jour les derniers vestiges de ce qui était le Grand Palais commencé par Constantin. La salle dans laquelle on se trouve mesure 66 x 55 m, ce qui laisse imaginer l’importance du bâtiment d’origine. On pense, certainement à raison, que le Grand Palais était une accumulation de salles de styles hétéroclites, construites à des époques différentes. On peut avoir une idée de ce à quoi ressemblait le Palais sur le site de Byzantium 1200. Franchement, on aurait presque préféré ne jamais voir ça, car le peu qu’il reste du Palais est d’une incroyable tristesse. L’état d’abandon dans lequel il a dû se trouver témoigne à quel point les Hommes sont de bien piètres conservateurs. Et moi, je n’aurais pas dû terminer mon voyage par ces tristes vestiges, me laissant un goût amer dans la bouche. Étrangement, je me sens mal à l’aise face à ces mosaïques qui, sous leur air bucolique et champêtre, sont en réalité de réelles scènes d’horreur. La qualité est incroyable et d’une grande fraîcheur pour des mosaïques datant de plus de 1500 ans et les couleurs resplendissantes. On peut voir des éléments architecturaux et ce qui peut ressembler à des scènes de chasse ou de vie champêtre, une vie éloignée de cette ville dans ce qu’elle a plus de plus lointain ; au delà du Palais, il n’y a que la mer.
Je pensais m’être trompé sur le compte de ces mosaïques, mais trois ans plus tard, tandis que je lisais le sublime livre de William Dalrymple, L’ombre de Byzance, je retrouvais mes sentiments traduits de la même manière par le grand écrivain britannique.
J’ai passé le plus clair de l’après-midi au musée des Mosaïques, à admirer les quelques motifs rescapés. Ils datent tous de la fin du VIe siècle — juste après Justinien — et proviennent du Grand Palais, qui se dressait jadis à flanc de colline, derrière la Mosquée Bleue. Ce sont donc ces mosaïques que dut fouler l’empereur Héraclius lorsqu’il apprit la chute de Jérusalem aux mains des Perses ou la reddition d’Alexandrie.
Au premier abord, on s’étonne d’y trouver encore une influence hellénistique. Le style de ces mosaïques est le plus souvent bucolique et empreint d’un naturalisme chaleureux qui, à première vue, s’apparente davantage aux délicates fresques de Pompéi qu’aux figures raides et hiératiques des icônes byzantines plus tardives ou austères Pantocrator qui dominent souvent la coupole des églises médiévales. Mais au bout d’un moment, quand on examine de plus près ces idylles pastorales, on finit par s’inquiéter pour la santé mentale de leurs auteurs, voire de leurs commanditaires.
Toujours à première vue, on croit voir par exemple un cheval allaiter un lion ; il s’agit bien sûr d’un symbole de la paix, de la même manière qu’on trouve dans la Bible un loup dormant à côté d’un agneau. Sauf que si l’on y regarde vraiment de très près, on s’aperçoit que le lion est en train d’éventrer le cheval tout en refermant ses mâchoires sur ses testicules. Ailleurs, un autre lion se dresse sur ses pattes de derrière pour attaquer un éléphant mais rate son coup et s’empale sur une défense. Ici c’est un loup qui déchire la gorge d’une biche, là, deux gladiateurs en haubert et culottes de cuir que charge un tigre rose gravement blessé au cou et saignant de la gueule, et, ailleurs encore, un griffon ailé qui fond sur une antilope et lui arrache la peau du dos tandis qu’un autre gobe un lézard.
On se perd en conjectures sur ce qui a conduit le maître mosaïste à imprégner ses œuvres d’une violence aussi psychopathologique : les assassinats et autres révolutions de palais étaient fréquents, à l’époque ; on ne voit pas quel apaisement ces scènes sanguinolentes pouvaient procurer à l’empereur qui les foulaient quotidiennement. D’un autre côté, elles fournissent un antidote salutaire à la littérature byzantine, dont le corpus est uniformément pétri de pessimisme pieux et essentiellement composé d’interminables hagiographies dont les ascètes héroïques résistent aux silencieuses invites de séductrices démoniaques. Peut-être l’empereur éprouvait-il quelque soulagement à retrouver ces scènes de carnage quand il avait supporté deux heures durant les sermons sur la chasteté débités par le patriarche.
William Dalrymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chrétiens d’Orient
1997, Libretto
Ici s’arrête un peu brutalement mon récit de voyage, au terme de vingt-quatre jours passés en Turquie. Ici s’arrête mon récit de voyage, car, trois ans après être revenu de Turquie, quasiment jour pour jour, je ne me souviens plus de ce qu’il s’est passé après avoir visité le Grand Palais. J’imagine que j’avais laissé ma valise à l’hôtel après avoir quitté la chambre et avoir pris mon petit déjeuner et j’ai dû dire au réceptionniste que je la laisserai là jusqu’à ce que mon taxi vienne me chercher pour l’aéroport. Non seulement je ne m’en souviens plus, mais c’est ici que s’arrêtent mes notes de voyages, que, scrupuleusement, je prends presque en temps réel. Je ne sais plus. J’ai dû tout laisser tomber, je devais être épuisé de corps et d’esprit et j’ai certainement à un moment donné décidé de me recroqueviller sur moi-même, incapable d’en absorber plus, incapable de retenir plus que tout ce qui m’avait été donné jusque là. Ce qui est certain, c’est que j’ai bien pris l’avion, et que je suis passé au-dessus des Alpes (la preuve en photo), mais je ne me rappelle vraiment, sincèrement, plus de rien…
La seule chose dont je me souviens, c’est que le lendemain, j’étais déjà reparti au travail, ne m’étant laissé absolument aucune marge pour décompresser. Au contraire de nombre de personnes, je ne vois pas l’intérêt de ne pas profiter jusqu’au bout. Je me fous de rentrer plus tôt, “pour faire la lessive”, “pour ranger la valise”, “pour faire un peu de ménage avant de retourner au travail”. Non, je ne suis pas dans cette optique et je m’en fous littéralement. De la même manière, je ne conçois pas les vacances comme étant du repos. Le voyage n’est pas fait pour ça, bien au contraire. Je me repose le week-end, le soir quand je reviens du travail, mais certes pas en voyage. Je suis là pour m’éreinter, pour me faire détruire, pour qu’on attente à mon intégrité physique et mentale, dans une posture attentiste et presque auto-destructrice…
J’ai mis trois ans à rédiger ce carnet de voyage, ce sont certainement plus de 60 000 mots écrits pour en rapporter la saveur et l’essence. Ce fut pour moi un travail énorme, de retouche de photos (des poussières se sont insérées dans mon appareil, sur le capteur, j’ai ramené près de 2000 photos dont pas une seule n’avait de tâche), de tri, de choix, de rédaction, de correction, d’interrogations, de mises en forme… Ce furent trois ans qui m’ont permis de continuer à vivre ce voyage en me le remémorant, minutes après minutes d’après mes notes scrupuleuses, et tout ce que j’ai écrit me permettra de le faire vivre encore tant que moi, je serai en vie.
Partir en Turquie pendant quatre semaines m’aura appris énormément, mais je serais tenté de dire qu’une des principales choses que j’en ai comprises, c’est qu’en voyage, comme au final dans la vie de tous les jours, il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils représentent, ni pour ce qu’on a envie qu’ils soient. Je sais que beaucoup de gens en France ont une très mauvaises opinions, pour ne pas dire un a priori raciste, concernant les Turcs. J’ai entendu dire que les Turcs étaient de mauvaises personnes car ils ont participé à la guerre du mauvais côté de la barrière, au côté des Allemands. Oui, c’est vrai. Et alors ? Est-ce que nous ne parlons pas aux Allemands ? Est-ce que nous avons le même a priori envers les Allemands ? Je ne comprends ces faux débats. De la même manière, je me suis rendu compte que les Turcs n’aiment pas beaucoup les Arabes, et que les Stambouliotes n’aiment pas les Anatoliens, etc. Ça n’en finit pas. En fait, personne n’aime personne. Parce que ceux-là ont ce défaut, parce que ceux-ci puent… C’est infernal et complètement con. Lorsque je voyage, je pars avec des a priori pour pouvoir les casser un à un, je le fais exprès, pour me discipliner et en revenir meilleur, plus tolérant, plus intelligent j’espère dans mes rapports avec l’Autre.
Je sais parfaitement à quel point Istanbul n’est plus que l’ombre d’elle-même, à quel point la Turquie a souffert de destructions et on a toujours la tentation de se dire qu’on aurait aimé connaître comment c’était exactement avant. A l’heure où j’écris, des abrutis se sont mis en tête de détruire Palmyreà la dynamite, de raser une civilisation pour que d’ici quelques années, dans leurs machiavéliques plans, les populations oublient leurs racines. Mais ça n’arrivera pas. La mémoire humaine est d’une nature extensible et elle a également cette capacité de résilience qui permet de passer de la douleur à la reconstruction de soi. Ils ont détruit Palmyre ? Tant pis, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’ils font subir aux êtres humains. Et puis Palmyre, on l’a photographié, on l’a étudié, on sait à quoi ça ressemblait. Les êtres humains ne sont pas faits de cette matière-là. Mais ce n’est pas ici le bon endroit pour une tribune, car on parle ici de voyage. Et si demain un tremblement de terre efface Istanbul, la perte patrimoniale sera immense, mais songeons d’abord à ceux qui y vivent…
C’est donc ici que ça se termine, mais c’est également ici que les choses naissent, dans les recoins d’une vie passée, car c’est lorsqu’il y a un grand silence que se préparent toujours les révolutions. Pour moi, la Turquie en ce mois d’août 2012, en plein ramadan, ce fut plus qu’un voyage, ce fut bien mon être dispersé, déversé sur les montagnes de Cappadoce ou dans les rues d’Istanbul, sur les hauteurs de Pamukkale, au pied de la tombe de l’apôtre Philippe ou dans les ruines englouties de Kekova, réduit en poudre et déposé sur la terre, comme on répand les cendres encore chaudes d’un défunt…
Bulletin météo de la journée (samedi 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humidité : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humidité : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humidité : 54% / vent 22 km/h
C’est aujourd’hui le dernier jour du ramadan (ramazan), un jour vécu à la fois comme une libération et comme un renouveau, après un mois lunaire éprouvant pour les corps et les esprits, un mois censé mettre son âme à l’épreuve et purifier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’astreignent à ne pas manger et surtout à ne pas boire pendant ces longues journées torrides. Ramadan, c’est aussi l’occasion de se retrouver tous ensemble dans la rue et partager ensemble dans une ambiance chaleureuse son repas dès lors que le muezzin a commencé sa longue complainte, qui sur l’hippodrome, entre Sultanahmet Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éternité qui transperce le cœur et donne la chair de poule, malgré la sueur qui continue de dégouliner sur mon corps et la chaleur insensée. Je regardais hier soir les belles femmes endimanchées (ou plutôt enramadanées) dans leurs manteaux longs traînant par terre, boutonnés jusqu’au col dans lequel est coincé un foulard serré qui leur enserre le visage. Comment supporter la chaleur dans ces conditions ? Certaines sont visiblement à l’aise financièrement, mais on sent clairement le poids de la tradition ; ce n’est pas ici que traîne la jeunesse stambouliote émancipée.
Il fait nuit, une nuit noire, mais certainement pas calme. Les minarets de Sultunahmet, tendus comme des chandelles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’entends comme un craquement dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muezzin entame sa longue plainte en suppliant le nom d’Allah. Le nez dans l’oreiller, un œil à moitié ouvert, il ne me viendrait jamais à l’idée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, malgré l’heure, malgré la fatigue et je me rendors avant que les derniers mots soient prononcés.
Avant d’aller déjeuner, je m’installe quelques instants sur le toit d’hôtel où personne ne vient, le soleil a déjà commencé à chauffer le zinc des toitures sur lesquelles les pattes des corbeaux (kuzgun) grincent dans un petit cliquetis désagréable. Le monde s’arrête ici, comme dans tous les lieux sur lesquels je me suis reposé pendant ce voyage. Je me sens vidé, incapable d’en absorber davantage ; la coupure devient inévitable. Marmara brûle à main droite, laissant pantelantes les silhouettes des cargos qui attendent leur tour pour franchir le Bosphore, dans un air mâtiné des traces de gas-oil consumé. Sultanahmet Camii, à main gauche et du haut de ses six minarets, flamboie comme une armée de lances au lendemain de la victoire et malgré sa pierre grise et sombre, renvoie une lumière aveuglante qui fait pleurer mes yeux fatigués.
J’irai voir ce matin le tombeau de celui qui a donné son nom à la grande Mosquée Bleu, le Sultan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et derrière la fontaine. Il était encore en travaux la dernière fois que je suis venu et je m’engouffre dans ce mausolée spacieux où reposent le Sultan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cercueils recouverts de feutrine verte et à la tête desquels se trouvent les turbans blancs indiquant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs dessinés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visité les tombeaux qu’on peut voir dans l’enceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…
Mais je repère quand-même quelques douceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majestueuse me donne à voir des étoiles de bois incrusté d’ivoire et de nacre, dans un mélange étonnant de couleurs simples, primitives, associé au cuivre des poignées et des gonds, des serrures et des ornements. La céramique d’Iznik commence à me sortir par les yeux, même si je reconnais que la multiplicité des motifs m’impressionne à chaque fois un peu plus, surtout depuis que je sais que les vrais carreaux authentiques sont fabriqués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des tonnelles de la ville méditerranéenne. Pas moins de vingt-sept opérations sont nécessaires pour produire ces motifs à la simplicité enfantine.
Pour ce dernier jour, j’ai décidé de visiter à nouveau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incompréhensible. La plus grande église du monde en dehors du monde chrétien est une ode aux croyances barbares, un lieu saint qui a survécu aux hommes, aux religions, aux tremblements de terre — qui sait pour combien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syndrome de Jérusalem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle religion il est question, je me sens comme envahi par une force qui me dépasse et me laisse pantelant sur le bas-côté, vidé de ma substance au profit de quelque chose que je ne peux contrôler et dont la puissance m’étreint. C’est peut-être ce que Mircea Eliade appelle le sacré. Vivre des épiphanies qui ressemblent à des orgasmes spirituels à chaque coin de rue n’est pas donné à tout le monde. Certains en sont même morts dans d’atroces souffrances.
Sous le soleil écrasant, les dômes de plomb du hammam Haseki Hürrem sont d’une grisaille époustouflante, les petits bubons de verre étincelant sur cette pesante carapace. Au pied de la plus grande église du monde chrétien oriental, les empiètements des minarets paraissent comme les pieds gigantesques d’une statue d’empereur romain que le temps aurait façonné jusqu’à ce qu’on n’en voit plus que l’armature. L’ingéniosité de cette architecture qui transforme une base carrée en tour ronde dans une douceur de baklava est là le véritable génie de ceux qui ont dessiné la beauté de cette Istanbul ottomane. La brique rose dans l’ombre du bâtiment semble fraîche comme des biscuits de Reims dans une charlotte à la framboise, mais ce n’est qu’une illusion. Le soleil écrase tout.
Dans le jardin qui entoure l’église, je m’attarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autrefois les alentours et qui, recouverts par une terre tassée par les années de conquête, ont été préservés des saccages. Sur certains d’entre eux, on peut encore voir gravé le nom de Théodose, l’empereur bâtisseur et dernier empereur romain à avoir régné sur l’Empire d’Orient unifié. Des colonnes au chapiteau sculpté dans un style corinthien pur se retrouvent affublées sur leur fut d’une croix latine, absurdité complète qu’on ne voit qu’ici.
L’effet est toujours le même quand on rentre dans l’église, ou non, il est à chaque fois amplifié, parce qu’on s’attend à ce qu’on va y trouver. Une ambiance barbare, brute, sauvage, l’élément le plus représentatif de l’art byzantin dans toute sa splendeur, en terre musulmane de surcroît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y comprend plus rien, si tant est qu’on tente de percer le mystère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lancer un avertissement. Son imposante stature écrase celui qui entre ici. Misérable vermisseau, prosterne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas rester trop longtemps ; personne ne songerait à tambouriner dessus pour l’ouvrir. Certaines portes latérales du narthex ne sont plus de style byzantin mais présentent une forme d’ogive telle qu’on en voit sur les bâtiments ottomans. Qui brouille ainsi les pistes ?
Dans ce narthex déjà parcouru, mon regard se perd dans les marbres colorés, veinés comme une peau diaphane sous laquelle on verrait le sang couler alors que ce sont certainement des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répandus suite aux querelles des images et aux invasions successives… Sous les pilastres bordés d’une frise florale représentant certainement des vignes, symbole christique par excellence, ce sont des plaques incrustées de couleurs qui déjà annoncent les volutes florales des céramiques d’Iznik, les contours des portes sont capitonnés de gros clous de bronze, censés tenir la structure pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient parfaitement en place. Sur une porte en bronze, un vase contenant deux feuilles stylisées et confrontées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits carreaux dorés, recouvrant savamment les renflements de la structure, s’ornent parfois de feuilles enroulées, motifs qui alternent un peu avec les croix omniprésentes. Ici c’est un trou de serrure qui m’intrigue, laissant supposer des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’écritures arabes, recouverte d’une chape de bronze. Tous les matériaux d’ici sont des matières hautement nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Proconnèse, le porphyre rouge sang, la lumière, l’or.
Ici encore, ce sont des plaques marquetées de marbres, un vert sombre et granuleux pour le fond, un veiné jaune et rouge pour donner du relief, un porphyre pour remplir un disque, un vert fin et clair pour les volutes florales… Au dessus d’un pilastre, c’est ici une reproduction d’église en miniature, certainement Sainte-Sophie elle-même, une croix représentée au milieu, entre des rideaux qu’on imagine être de pourpre impériale. Entre chacune des plaques de marbres, c’est un frise faite de carrés alternés donnant l’impression d’une dentelle ; lorsque la pierre se fait tissu…
Et puis, changement de décor, nous sommes dans une mosquée. Derrière les cuivres découpés d’étoiles, les pointes des flèches tendues vers le ciel se terminant par un croissant de lune, lui aussi pointant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Allah, les vitraux d’un pur style ottoman. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nouveau sur la dentelle de pierre grise, fleurs infinies qui donnent le vertige, sur le sol à nouveau, de gigantesques disques de marbres colorés qui font comme des bulles sous le vide immense de la coupole. Une pièce est ouverte sur le côté du narthex et j’accède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horologion, là où se trouvent les psautiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recouverts de céramiques ottomanes. Au plafond, je découvre des anneaux scellés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au travers des lucarnes, un chat reste là, assis, se laissant caresser par tous ces gens grossiers qui osent venir ici.
Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trouver autrefois une porte, la trace d’une main prise dans la couleur de la pierre. Fascinant, et surtout, incompréhensible. C’est là que réside le mystère de ce magnifique monument, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se donner la peine de découvrir. Ces lustres imposants descendant du ciel comme des soucoupes volantes, rappelant les plus grands mystères des livres d’Ezechiel et d’Enoch…
Certaines des colonnes sont cerclées, les autres pas. Et puis au bas des certaines d’entre elles, des frises grecques qui, aux jointures sont comme des swastikas. Est-ce que les autres regardent aussi par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours auparavant dans les tréfonds de la Cappadoce, notamment à Mustafapaşa sur l’église Saint Constantin et Sainte Hélène. De la loge impériale on voit les arches de soutènement en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épuisé de tous ces détails, j’ai l’impression de vaciller et l’espace d’un instant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de partir d’ici est le plus fort. La chaleur m’a rincé, exténué, l’émotion a, quant à elle, été la plus forte et encore maintenant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’asseoir pour ne pas tomber… Quelques instants…
Au centre d’un des séraphins brûle un cœur d’or. Les séraphins, ces êtres redoutables, divins et pourtant toujours destructeurs, objets de fantasmes, délicatement représentés par des plumes bleues tentatrices… Sous mes mains, sur la rambarde de marbre, une inscription en grec que je n’arrive plus à déchiffrer. Peut-être une revendication d’un insurgé de l’époque de la Sédition Nika… Et puis au-dessus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les renflements entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je profite des fenêtres ouvertes pour m’extasier depuis ici sur ces minarets tendus comme des arcs, dépassant des rotondes. Sur les murs du narthex, on trouve les plaques gravées des décisions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque compréhensible. Monogrammes, croix, chrismes, le nom d’Allah, de petits crochets au-dessus des portes qui devaient retenir autrefois des tentures, histoire de ne pas donner un air trop évident aux choses. Chaque émotion en son temps. Cette fois-ci, je dois sortir de l’église et j’emprunte une sortie que je ne connaissais pas, la Belle Porte sur le fronton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majesté. Dehors, c’est le baptistère que je découvre avec sa baignoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’étaient immergés les empereurs de l’Empire Romain d’Orient, dans cette cuve que personne ne visite guère. Et pourtant, c’est tout un symbole.
Pour reprendre mon souffle, je m’assois à l’ombre, engloutissant toute l’eau de ma bouteille, et je me pose pour écouter le chant du muezzin. Je reprends mon chemin pour m’enfoncer vers le Grand Bazar. J’ai un rendez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le vendeur de cuivres. Il m’a fait promettre de revenir pour m’offrir un kebab que nous mangeons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est censé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, histoire de faire comprendre que c’est fermé pendant l’heure du repas, improvisée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au plafond, un simple vantail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « ottoman air conditionning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrairement à ma dernière visite, il a laissé poussé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indépendant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa moustache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil malicieux et tendre. Nous échangeons quelques mots dans un anglais qu’il maitrise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pendant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du marché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’avais pris dans mes bras au mois d’avril. Il a grandi à présent, mais c’est le même, j’en suis certain. Il passera peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écraser par une voiture sur Divan Yolu.
Au pied de la belle mosquée Beyazıt Camii, la mosquée construite par le sultan Bajazed II, successeur du conquérant Mehmet II et destitué par son fils Selim, se trouve un marché d’un genre particulier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et surtout un incroyable marché au tesbih, ces chapelets le plus souvent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aussi, mais pas à Istanbul) s’amusent à égrener toute la journée pour s’occuper les mains. Ici, on échange des regards, on négocie ferme, on s’engueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tesbih rejoignent les mains caleuses de leurs nouveaux propriétaires. Je m’amuse à regarder les visages des hommes, certains émaciés et burinés, d’autres avec un seul œil restant, certains rondouillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquiétants presque. Ces visages soit barbus, soit moustachus, soit pas vraiment rasés, ont parfois la douceur des heures débonnaires.
La fin de journée arrive, la chaleur, elle, ne descend pas. Le soleil tanne ma peau bien brunie par plus trois semaines passés dans cette fournaise turque ; pas aussi fort toutefois que dans la baie de Kekova ou sur les hauteurs de Pamukkale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décroissant, les gens circulent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monument majestueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’odeur des maquereaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bonheur de sentir cette odeur âcre revenir me chatouiller les naseaux. Je n’arrive plus à quitter cette place qui, décidément, reste mon lieu d’amarrage préféré. Ici, tout semble converger ; ceux qui descendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sultanahmet par le tram, ceux qui viennent de Galata depuis l’autre côté du pont… Carrefour inévitable, croisement de toutes les intentions, c’est Eminönü. Je reste à m’extasier devant les vapuru qui patientent sur le quai en crachant leur immonde fumée crasseuse, portant chacun des noms de personnalités de la ville, puis devant les vendeurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pectorales cousues de sequins brillants et les vendeurs de moules démesurées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on mangerait des huîtres sur le port de Cancale. Dans une rue un peu reculée, je mange un baklava accompagné d’un thé et d’un Sirma au citron. Je m’amuse en regardant les voitures dans lesquelles s’entassent parfois une bonne dizaine de personnes sous les cris des corbeaux.
Je décide, une fois n’est pas coutume, d’aller diner sous le pont de Galata. Une multitude de restaurants s’est installée sous la route, un étage inférieur qui fait penser aux anciens ponts parisiens ou au Ponte Vecchio de Florence, sauf qu’ici on passe sur une coursive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-dessus de nos têtes. Je m’arrête à une terrasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colorée qui donne au Bosphore une couleur rouge sang. C’est un de ces restaurants qui ne sert pas d’alcool, ramadan ou pas. Moi qui voulait boire une Efes Pilsen, je me contenterai ce soir d’un jus d’abricot (Kayısı suyu) et d’un maquereau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voitures passant au-dessus et les cris des gamins, enrobés dans les mélopées des hauts-parleurs vendant leur Bosphorus tour !!!! Bosphorus tour !!!! commencent à me taper sur les nerfs. Je ne supporte plus le bruit de cette ville infernale que j’aime tant. Il est temps pour moi de partir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se reposer ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous éreinter, vous essorer comme ces carpettes élimées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les promenades sétoises.
Je retourne à l’hôtel, en empruntant le tunnel dévasté passant sous la route d’Eminönü, en passant devant un reste de mur byzantin, au pied de la Mosquée Bleue, devant des manières de maisons kurdes qui sont en réalité la façade d’un restaurant d’où sort une plainte douce accompagnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istanbul et je me demande déjà comment je vais faire pour revenir à Paris. Je veux dire, comment je vais faire pour revenir dans mon élément naturel après autant de chambardements et d’émotions. La prochaine que je viendrai ici, je chercherai les morceaux de moi que j’ai laissés sur place.