Lettres du Bos­phore, par Sébas­tien de Cour­tois, la rage sourde

Lettres du Bos­phore, par Sébas­tien de Cour­tois, la rage sourde

Il n’y a pas vrai­ment de hasards, il n’y a que des cor­res­pon­dances. Et de cor­res­pon­dance, cette fois-ci, il est ques­tion dans le der­nier livre de Sébas­tien de Cour­tois, Lettres du Bos­phore. Pour avoir déjà lu et par­lé de son livre, aux mêmes édi­tions (Le Pas­seur), Un thé à Istan­bul, je m’at­ten­dais avec ce titre à une nou­velle ode de l’au­teur à sa ville de cœur, à la ville dans laquelle il vit depuis des années, et où il raconte ses ren­contres sur fond de foi reli­gieuse, d’a­mour de l’autre et peut-être aus­si d’a­mour tout court… Si les thèmes sont les mêmes, cette cor­res­pon­dance est cette fois-ci plu­tôt un échange entre lui et sa ville, et plus glo­ba­le­ment la Tur­quie qu’il est en train de voir chan­ger sous ses fenêtres qui donnent sur la ville.

Istanbul - avril 2012 - jour 6 - 142 - Yeni cami depuis le Bosphore

Le livre n’est pas encore sor­ti qu’on me pro­pose de le lire, chose que je ne sau­rais refu­ser. Je m’im­pa­tiente, je guette ma boîte aux lettres dans laquelle je finis par rece­voir un pli rem­bour­ré de papier bulle. Le livre est là, sur ma table de salon, à côté des pre­miers brins de muguets que j’ai jetés dans un petit vase. Hasard du calen­drier — est-ce vrai­ment un hasard ? — le livre qui vient d’ar­ri­ver cor­res­pond à une autre date. Nous sommes le 17 avril. Déjà, le matin, je me réveille un peu étour­di, furieux, triste, mal à l’aise. La Tur­quie (enfin, seule­ment 51%) vient de voter les pleins pou­voirs au chef de l’E­tat, Recep Tayyip Erdoğan, le 16 avril, c’est encore tout frais. Étran­ge­ment, un livre qui est sur le point de sor­tir en librai­rie ne peut en aucun cas par­ler de l’ac­tua­li­té immé­diate, ce serait inquié­tant, et c’est pour­tant de cela dont il est ques­tion. Pas de l’é­vé­ne­ment en lui-même, mais l’ob­ser­va­tion de l’in­té­rieur de la lente et inexo­rable chute d’un pays. Encore une fois, les Lettres du Bos­phore de Cour­tois ne sont pas une réqui­si­toire, elles gardent la pru­dence de l’ob­ser­va­teur dans un monde qui a sérieu­se­ment besoin qu’on lui accorde l’at­ten­tion du sen­ti­ment objec­tif et le froi­deur d’un regard sans conces­sion. Et éga­le­ment la dou­ceur par­fois amère de l’af­fect. On n’est jamais autant tou­ché que lorsque ce que l’on aime pro­fon­dé­ment prend une tour­nure acide et dire que de Cour­tois aime la Tur­quie est un doux euphé­misme. Ce n’est pas un amour de tou­riste, ni un amour patri­mo­nial, encore moins un amour folk­lo­rique, mais un amour pro­fond, pour son peuple, sa culture, ce qu’il remue au tré­fonds de la chair, même lors­qu’il est tein­té de hüzün

Pre­mier cha­pitre, l’o­pium du peuple, 6 novembre 2015, le décor est plan­té. La situa­tion poli­tique est inquié­tante. Pour celui qui regarde des deux côtés de la lor­gnette, les fris­sons par­courent l’é­chine. On pour­rait se conten­ter d’é­cou­ter les médias, mais lorsque le cri de détresse pro­vient de l’in­té­rieur et qu’on a la pos­si­bi­li­té d’y voir plus clair par soi-même, on ne peut faire autre­ment que de se cacher le visage dans les mains, de peur, d’in­com­pré­hen­sion, de tris­tesse tein­tée de colère.

J’ai du mal à lire le livre d’une traite. Si Un thé à Istan­bul était un livre plu­tôt enthou­siaste et amou­reux, les Lettres du Bos­phore sont ani­mées d’une rage sourde. Au même moment, le calen­drier élec­to­ral en France se pré­cise. Je me rends vers la mai­rie de ma ville en ce dimanche 23 avril pour le pre­mier tour des pré­si­den­tielles. Il fait beau même si la fraî­cheur est encore bien pré­sente. Je ne peux m’empêcher de pen­ser à mes amis res­tés en Tur­quie qui ont fait le même geste une semaine aupa­ra­vant, dans d’autres cir­cons­tances, mais eux y sont allés la peur au ventre, le regard inquiet. C’est à ce moment-là que je me dis qu’il ne fau­drait fina­le­ment pas grand-chose pour que les choses bas­culent du mau­vais côté. Jus­qu’à 20 heures, je traîne dans mon jar­din, fei­gnant de d’ar­ra­cher les pis­sen­lits et le plan­tain qui com­mencent à pous­ser dans les mas­sifs, arro­sant les hor­ten­sias qui ont déjà soif. Il n’a pas beau­coup plu. 19h59, je me pose devant la télé pour voir appa­raître les deux visages. On y est. L’hor­reur est à por­tée de main. Qui a fait ça ? Qui a fait en sorte qu’on en arrive là ? Mon regard se tourne vers Istan­bul. Tout est si facile. Je pense à ces simples mots… « élu par le peuple »… oui ! Mais par quelle conscience ? A quel point peut-on avoir le regard embru­mé pour se tour­ner vers de telles extré­mi­tés ? Vik­tor Orbán a été élu par le peuple, Vla­di­mir Pou­tine aus­si, Islam Kari­mov de même, Hugo Chá­vez, Charles de Gaulle aus­si (ce qui ne l’a pas empê­ché de dire des salo­pe­ries sur les Algé­riens, ce qui ne l’a pas empê­ché de faire des salo­pe­ries et de se com­por­ter comme un dic­ta­teur avant de se faire mettre à la porte par le même peuple qui l’a­vait élu…).  Tout se brouille en moi, je me dis qu’il vau­drait mieux que je retourne à mes lectures.

En sep­tembre 2015, je lisais le livre magis­tral de William Dal­rymple, Dans l’ombre de Byzance. For­mi­dable plon­gée dans les his­toires incon­nues des Chré­tiens d’O­rient et de leur place dans le monde moderne. Loin de faire du pro­sé­ly­tisme, loin de me pré­oc­cu­per du sort des croyants, de quelle confes­sion qu’ils soient, je m’in­quiète tou­jours du sort de ceux qui sont pour­chas­sés pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils pensent, pour ce qu’ils espèrent. Le sou­ve­nir de ce livre me rend encore plus amer au sou­ve­nir des mani­gances d’un état pour effa­cer les traces gênantes dans l’op­tique de la construc­tion d’un nou­veau récit natio­nal. Je ne m’y attarde pas, il suf­fit de retour­ner dans ces pages pour com­prendre ce qui se passe et qui ne se dit pas.

Je par­lais de luci­di­té plus haut. De Cour­tois fait le même constat, lui qui était à Istan­bul le jour où des tou­ristes ont été assas­si­nés dans l’at­ten­tat de Sultanahmet :

Le conflit s’an­nonce féroce. Alors qu’il y a moins de dix ans, à l’est, les choses se pas­saient plu­tôt bien : la Tur­quie et la Syrie avait sup­pri­mé les visas, les bour­geois d’A­lep venaient faire leurs courses à Gazian­tep, Bachar al-Assad était le « frère » de Recep Tayyip Erdoğan, et le gou­ver­ne­ment turc enta­mait un pro­ces­sus de paix avec les Kurdes. Il était même ques­tion de réou­vrir la fron­tière tur­co-armé­nienne ! Erdoğan aurait pu res­ter dans l’his­toire pour de bonnes choses, mais en quelques années, c’est le contraire qui s’est pas­sé. Radi­ca­le­ment. D’une poli­tique de « zéro pro­blème avec ses voi­sins », le pays est allé dans la direc­tion inverse en s’im­pli­quant dès 2011 dans la guerre civile syrienne. Le refou­lé est reve­nu au grand galop avec des dia­tribes natio­na­listes d’un autre temps. Aux ordres, les médias conti­nuent de relayer la pro­pa­gande offi­cielle, celle d’une vaste théo­rie du com­plot fai­sant de la Tur­quie un pays assié­gé, ce qui relève du pur fan­tasme. A Istan­bul, l’at­ten­tat de mar­di n’é­tait qu’un rap­pel de ce déni, une preuve fla­grante qu’il ne s’a­git pas d’être seule­ment opti­miste ou pes­si­miste, mais le besoin d’une indis­pen­sable lucidité.

Entre deux tours. Le pays se déchire pour savoir s’il faut s’abs­te­nir, voter blanc, prendre par­ti, ne pas prendre par­ti. C’est un vaste chan­tier, je ne recon­nais plus mon pays. A l’ins­tar de ces éti­quettes col­lées sur les paquets de ciga­rettes, on pour­rait presque col­ler sur les affiches élec­to­rales : Se culti­ver nuit gra­ve­ment à l’i­gno­rance… C’est ce que j’ai en tête lorsque j’en­tends des gens de mon pays dire que les Arabes sont une sous-race, que les Musul­mans ne sont pas comme nous, que l’im­mi­gra­tion est le can­cer de notre socié­té. Il y a des ter­ro­ristes par­tout !!! Sen­tir la peur s’in­si­nuer sous les moindres replis de sa chair, quelle jouis­sance pour ceux qui l’ins­til­lent !!! L’his­toire se répète, nous sommes en train de som­brer alors qu’il était si facile de faire en sorte que tout se passe bien.

Turquie - jour 3 - Istanbul - 89 - Sur le Bosphore de Beşiktaş à Beşiktaş - Kandilli

Comme le dit de Cour­tois, un peuple est libre de choi­sir son gou­ver­ne­ment, est libre de choi­sir sa liber­té, de choi­sir entre les ténèbres et la lumière. N’empêche… La liber­té, c’est choi­sir la lon­gueur de ses chaînes et il sem­ble­rait que celles choi­sies soient incroya­ble­ment courtes… Et le pire, c’est qu’on se doute de ce qui va se pas­ser après ; le réta­blis­se­ment de la peine de mort (pra­tique pour les oppo­sants), endur­cis­se­ment de la reli­gion (j’ose à peine y pen­ser), concen­tra­tion des pou­voirs poli­tiques, bref, c’est le déman­tè­le­ment sys­té­ma­tique de l’hé­ri­tage d’A­tatürk. La liber­té se paie cher :

A l’é­cart, Dün­dar grif­fonne quelques lignes sur son car­net. Élé­gant, une barbe poivre et sel, il porte un cos­tume sombre sur une cra­vate noire. Le deuil de la démo­cra­tie turque ? « Oui, d’une cer­taine manière, répond-il d’une voix timide et amu­sée. Au cours du pre­mier mois de ma déten­tion j’é­tais en iso­le­ment total, mais par la fenêtre de ma cel­lule, je voyais la liber­té… Chez moi, c’est le contraire, ma fenêtre donne sur un cime­tière et sur le palais de jus­tice, les deux endroits où finissent nor­ma­le­ment les jour­na­listes en Turquie. »

Sébas­tien de Cour­tois a des attaches pro­fondes, il par­court le pays en amou­reux tran­si qui a pour lui cette sau­vage conscience que l’in­croyable com­plexi­té du pays qui l’a adop­té va au-delà de l’op­po­si­tion poli­tique. Heu­reu­se­ment, il n’est pas ques­tion que de géo­po­li­tique, même si c’est vrai­sem­bla­ble­ment ce qui paraît le plus inquié­tant aujourd’­hui, alors que les der­nières années connais­saient un aller simple vers la séré­ni­té. On se frotte les yeux en se deman­dant com­ment on en est arri­vé là. Cet amour se com­pose de dia­logues avec ceux qui sont aujourd’­hui les obser­va­teurs du monde, les intel­lec­tuels, les écri­vains, mais aus­si avec ceux qui vivent leur vie de tous les jours, sans distinction.

Je n’at­ten­drai pas le second tour des élec­tions pré­si­den­tielles dans mon pays pour finir le livre, j’ai tout à coup envie de décor­ré­ler l’ac­tua­li­té de mes lec­tures, ne pas en faire de sombres amal­games et écou­ter les meilleures pages du livre, l’é­cri­ture à la fois sucrée et intran­si­geante de de Cour­tois, en tirer la sève pour m’en nour­rir et espé­rer encore que les choses peuvent chan­ger. En cet ins­tant, je pense à Sum­ru, à Sıtkı, à Emin, Meh­met, Firat, Nihat, Sadık, Abdul­lah, Fatoş et Bukem, à tous ceux ren­con­trés sur le bord du Bos­phore ou dans les mon­tagnes de Cap­pa­doce et qui sont deve­nus mes amis, qui eux, alors qu’ils vivent dans ce grand et beau pays que l’on ne connaît encore pas assez vu d’i­ci, conti­nuent de croire que le pire est pas­sé. Je me plonge jus­qu’à l’en­dor­mis­se­ment dans les déam­bu­la­tions de l’au­teur au cœur des mey­hane, dans les rues où l’on joue au tav­la sur les trot­toirs et où l’on boit du çay et (pour l’ins­tant encore) du rakı, et où l’on entend encore par­fois les envo­lées char­mantes du bağ­la­ma.

La Tur­quie est un pays qui se mérite, il n’est pas une simple étape de vie, une des­ti­na­tion par­mi d’autres, mais un choix, une expé­rience. Il faut en accep­ter le pire pour com­prendre le bien, lire, se ren­sei­gner, goû­ter les plats et cou­rir la cam­pagne. Les saveurs y sont puis­santes. […] Si les Turcs ont une leçon à nous don­ner, c’est bien celle de la joie de vivre.

Lettres du Bos­phore- Sébas­tien de Cour­tois aux édi­tions Le Passeur

Mer­ci à Le Pas­seur Édi­teur et l’a­gence Lan­gage et Pro­jets Conseils. Pho­tos © Romuald Le Peru

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Acco­ler / Detterrir

Acco­ler / Detterrir

Acco­ler / Det­ter­rir, une autre manière de dire atter­rir et décol­ler. Parce que peu importe le sens dans lequel on le dit. C’est vrai après tout, si on regarde d’un peu près l’é­ty­mo­lo­gie des deux mots, voi­là ce qu’on peut se dire ; le sens de décol­ler signi­fie à la fois, pour un avion, quit­ter le sol, mais aus­si sépa­rer deux choses qui sont col­lées, jointes, soli­daires. Ain­si, on peut très bien ima­gi­ner le rem­pla­cer par le mot det­ter­rir, qui, comme son cou­sin atter­rir signi­fie rejoindre la terre, pour­rait signi­fier quit­ter la terre…

Peu importent les mots. Lors de mon der­nier voyage en Tur­quie en mai 2013, un mois de mai d’une den­si­té incroyable, où j’ai ren­con­tré des per­sonnes avec qui je suis tou­jours en contact aujourd’­hui, je me suis amu­sé à fil­mer cha­cun des décol­lages et atter­ris­sages de ce voyage.
Je suis par­ti le 1er mai de Paris pour rejoindre Istan­bul. Atter­rir à Istan­bul Atatürk a quelque chose de magique. La piste est rela­ti­ve­ment courte et com­mence presque au bord de la mer. Pas­ser au-des­sus de la Mer de Mar­ma­ra avec une beau soleil qui se réflé­chit sur cette mer aux accents antiques est comme un rêve éveillé. On atter­rit tou­jours à Istan­bul en étant un peu cha­hu­té, il faut s’y attendre. C’est comme ça. Peu importe les cir­cons­tances, j’ai une petite chan­son dans la tête lorsque j’ar­rive, quelque chose comme le chant d’une femme, une lamen­ta­tion douce et triste.
Le même jour, à quelques heures d’in­ter­valle, j’ai repris un vol interne pour rejoindre Kay­se­ri. Lors­qu’on décolle d’Is­tan­bul et qu’on se dirige vers l’est, l’a­vion fait une grande boucle autour de la la pointe du sérail et nous donne une vue impres­sion­nante sur la ville antique. Kay­se­ri est un peu la capi­tale de la Cap­pa­doce, beau­coup plus grande que Nevşe­hir. L’at­ter­ris­sage se fait dans une ambiance humide, de gros nuages épais et lourds tour­nant autour de l’Erciyes dağı (Mont Argée). Des avions mili­taires, des C‑160 Trans­all visi­ble­ment, les 20 qui sont encore en ser­vice dans le monde, sont par­qués sur le côté droit de la piste.
Le 6 mai, je repars du même aéro­port, Kay­se­ri Erki­let Hava­li­manı. Le temps est beau­coup plus clé­ment, le soleil se blot­tit sur les contre­forts de la mon­tagne culmi­nant à presque 4000 mètres. En ce mois de mai, alors que la tem­pé­ra­ture frise les 25°C, le som­met est encore cou­ron­né de neige imma­cu­lée. Une nou­velle fois, j’at­ter­ris à Istan­bul et encore une fois, je suis du côté droit de l’a­vion ; de là où je suis, je ne vois pas la pointe du sérail, mais la par­tie ouest de la grande agglomération.
Le 11 mai, l’a­vion décolle d’A­tatürk, dans une lumière de fin de jour­née. Le vol dure presque quatre heures et donne l’im­pres­sion de cou­rir après le soleil qui se couche. Lorsque j’at­ter­ris à Charles de Gaulle, la nuit vient à peine de tom­ber sous un ciel de plomb aux cou­leurs vio­la­cées. Les lumières des villes alen­tours et de cette immense ville qu’est l’aé­ro­port de Rois­sy, les cou­leurs criardes des champs de col­za, tout ceci annonce le retour à la réalité.

Les vols en avion m’an­goissent tou­jours, je me sens tou­jours un peu fébrile lorsque le com­man­dant de bord annonce au micro que les hôtesses doivent se pré­pa­rer au décol­lage, que les réac­teurs vrom­bissent sur le tar­mac. Les rails de glis­se­ments des volets s’al­longent pour lais­ser tom­ber les volets qui vont per­mettre à l’a­vion de décol­ler du sol et finissent par retour­ner à leur empla­ce­ment lorsque nous serons à une alti­tude suf­fi­sante. A l’at­ter­ris­sage, les mêmes volets res­sortent pour offrir une plus grande por­tance et agran­dir la sur­face de la voi­lure. Une fois à terre, les spoi­lers se dressent pour pla­quer l’a­vion au sol et lui per­mettre de frei­ner lorsque les inver­seurs de pous­sée prennent le relais pour sou­la­ger le sys­tème de frei­nage. J’aime pour­tant regar­der les ailes bou­ger au gré des bour­rasques, se plier et trem­bler sous les dif­fé­rences de pres­sion. En quelques mots, j’aime me faire un peu peur, jamais vrai­ment ras­su­ré de m’en­vo­ler, et pour­tant tou­jours content de prendre l’air, parce qu’au bout du vol, c’est une autre réa­li­té qui s’ouvre.

Voi­ci un petit mon­tage vidéo de ces atter­ris­sages et décol­lages pen­dant le mois de mai 2013, accom­pa­gné de la musique envoû­tante de Mer­can Dede avec un titre superbe, Nar‑i Can, sur l’al­bum Nar (Dou­ble­moon, 2002).

 

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Une balade sur les pas de Jean Moschos avec le Pré spi­ri­tuel dans la poche…

Une balade sur les pas de Jean Moschos avec le Pré spi­ri­tuel dans la poche…

Jean Moschos, ou Moschus, est un prêtre syrien, né à Damas d’a­près ce que ce nous en savons, au beau milieu du VIè siècle. Moine chré­tien, il est l’ar­ché­type du chré­tien d’O­rient, n’ayant jamais quit­té sa terre natale. Enter­ré dans les sou­bas­se­ments de la laure de Saint Théo­dose (Théo­dose le Céno­biarque ou Théo­dose le Grand) dans le désert de Pales­tine, il est un des per­son­nages les plus impor­tants du céno­bi­tisme ortho­doxe. Il faut bien avoir à l’es­prit que les Chré­tiens, les quelques Chré­tiens qui arrivent encore à se main­te­nir en Orient ou au Moyen-Orient, sont pour la grande majo­ri­té issus d’un culte proche des ori­gines de la Chré­tien­té, ce qu’on appelle l’Or­tho­doxie, qui, dans sa forme actuelle exer­cée en Rus­sie ou en Grèce reste une ver­sion édul­co­rée de cette foi qu’on trouve en Orient. On retrouve de la même manière un Chris­tia­nisme très archaïque en Éthio­pie. Jean Moschus est l’au­teur d’un livre très impor­tant à titre docu­men­taire : Le Pré spi­ri­tuel (Λειμών, Leimṓn, Pra­tum spi­ri­tuale en latin). C’est une immense hagio­gra­phie pleine d’a­nec­dotes sur l’his­toire de l’é­glise chré­tienne syriaque qui nous donne des élé­ments pré­cis sur le déve­lop­pe­ment de la reli­gion dans les pre­miers siècles du Chris­tia­nisme d’O­rient sur les terres syriennes. C’est accom­pa­gné de ce livre que William Dal­rymple, l’é­cri­vain spé­cia­liste des Indes Bri­tan­niques et du monde chré­tien d’O­rient, s’est ren­du sur le che­min qu’a par­cou­ru Moschos. Il en rap­porte un témoi­gnage poi­gnant des der­nières heures de ces cultes immé­mo­riaux, qui, à l’heure actuelle ont dû en par­tie dis­pa­raître sous la colère sourde et des­truc­trice des fon­da­men­ta­listes de Daech ou par la folie natio­na­liste d’un état turc qui prend un malin plai­sir à détruite toute trace d’un chris­tia­nisme dérangeant.

Monastère de Mor Gabriel - Midyat - Mardin, Turquie

Monas­tère de Mor Gabriel — Midyat — Mar­din, Tur­quie. Pho­to © 2013 Wan­der­lust

Le pre­mier extrait que je four­nis ici pro­vient du monas­tère de Mor Gabriel (Day­ro d‑Mor Gabriel) situé près de la ville de Midyat dans la pro­vince de Mar­din, en Tur­quie. Le monas­tère ances­tral est actuel­le­ment en pro­cé­dure judi­ciaire avec l’é­tat turc qui l’ac­cuse d’oc­cu­per illé­ga­le­ment les terres sur lequel il est ins­tal­lé. Sans com­men­taire. Dal­rymple s’y rend en 1994 pour assis­ter à une scène de prière, rap­pe­lant au pas­sage que cer­tains rituels étaient com­muns aux chré­tiens et aux musul­mans, et que ceux qui s’en sont sépa­rés ne sont pas ceux qu’on croit.

Bien­tôt une main invi­sible a écar­té les rideaux du chœur , un jeune gar­çon a fait tin­ter les chaînes de son encen­soir fumant. Les fidèles ont enta­mé une série de pros­ter­na­tions : ils tom­baient à genoux, puis posaient le front à terre de telle manière que, du fond de l’é­glise, on ne voyait plus que des ran­gées de der­rière dres­sés. Seule dif­fé­rence avec le spec­tacle offert par les mos­quées : le signe de croix qu’ils répé­taient inlas­sa­ble­ment. C’est déjà ain­si que priaient les pre­miers chré­tiens, et cette pra­tique est fidè­le­ment décrite par Moschos dans Le Pré spi­ri­tuel. Il semble que les pre­miers musul­mans se soient ins­pi­rés de pra­tiques chré­tiennes exis­tantes, et l’is­lam comme le chris­tia­nisme orien­tal ont conser­vé ces tra­di­tions aus­si antiques que sacrées ; ce sont les chré­tiens qui ont ces­sé de les respecter.

Cyrrhus theatre

Théâtre de Cyr (Cyr­rhus)

Par le hasard des che­mins, lon­geant la fron­tière entre la Tur­quie et la Syrie, il bifurque de sa route pour rejoindre une cité éloi­gnée de tout, une cité aujourd’­hui en ruine qu’il appelle Cyr, à qua­torze kilo­mètres de la ville de Kilis en Tur­quie. Cyr, c’est l’an­tique Cyr­rhus, Cyr­rus, ou Kyr­ros (Κύρρος) ayant éga­le­ment por­té les noms de Hagiou­po­lis, Nebi Huri, et Kho­ros. Suc­ces­si­ve­ment occu­pée par les Macé­do­niens, les Armé­niens, les Romains, les Perses puis les Musul­mans et les Croi­sés, elle se trouve au car­re­four de nom­breuses influences. Son ancien nom de Nebi Huri fait direc­te­ment réfé­rence à l’his­toire dont il est ques­tion ici.

Intérieur du mausolée de Nebi Uri

Inté­rieur du mau­so­lée de Nebi Uri (Cyr, Cyrrhus)

Il ren­contre à l’é­cart des ruines prin­ci­pales un vieil homme, un cheikh nom­mé M. Alouf, gar­dien d’un mau­so­lée iso­lé où l’on trou­ve­rait les reliques d’un saint… musul­man, nom­mé Nebi Uri. Le lieu est char­gé d’une puis­sance béné­fique pour les gens qui viennent y trou­ver le remède à leurs maux. Le malade s’al­longe sur le sol pour y trou­ver l’ac­com­plis­se­ment du miracle. Lorsque Dal­rymple l’in­ter­roge sur l’his­toire de ce per­son­nage enter­ré sous cette dalle, M. Alouf lui compte l’his­toire du chef des armées de David, marié à Beth­sa­bée, qui n’est ni plus ni moins que Urie le Hit­tite, per­son­nage de l’An­cien Tes­ta­ment que David a envoyé se faire tuer pour se marier avec sa femme. On peut voir l’in­té­gra­li­té de cette légende sur les magni­fiques tapis­se­ries du châ­teau d’É­couen (Val d’Oise), Musée Natio­nal de la Renais­sance. Ce qu’il nous raconte là, c’est la pro­fonde simi­li­tude des cultes chré­tiens et musul­mans qui se confondent, s’en­tre­lacent et disent fina­le­ment que les deux ont coha­bi­té dans une cer­taine poro­si­té sans pour autant cher­cher à s’an­nu­ler. Une belle leçon à racon­ter à tous ceux qui exposent des sen­ti­ments pro­fonds sur l’in­té­gri­té de la religion…

Petite remise en pers­pec­tive de l’histoire :

Quel impro­bable alliage de fables ! Un saint musul­man du Moyen-Âge enter­ré dans une tombe à tour byzan­tine beau­coup plus ancienne, et qui s’é­tait peu à peu confon­du avec cet Urie pré­sent dans la Bible comme dans le Coran. Si cela se trou­vait, ce saint s’ap­pe­lait jus­te­ment Urie et, au fil du temps, sont iden­ti­té avait fusion­né avec celle de son homo­nyme biblique. Il était encore plus inso­lite que dans cette cité, depuis tou­jours répu­tée pour ses mau­so­lées chré­tiens, la tra­di­tion sou­fie ait repris le flam­beau là où l’a­vaient lais­sés les saints de Théo­do­ret. Avec ses cour­bettes et ses pros­ter­na­tions, la prière musul­mane sem­blait déri­ver de l’an­tique tra­di­tion syriaque encore pra­ti­quée à Mar Gabriel ; paral­lè­le­ment, l’ar­chi­tec­ture des pre­miers mina­rets s’ins­pi­rait indu­bi­ta­ble­ment des flèches d’é­glises syriennes de la basse Anti­qui­té. Alors les racines du mys­ti­cisme — donc du sou­fisme — musul­man étaient peut-être à cher­cher du côté des saints et des Pères du désert byzan­tins qui les avaient pré­cé­dés dans tout le Proche-Orient.
Aujourd’­hui, l’Oc­ci­dent per­çoit le monde musul­man comme radi­ca­le­ment dif­fé­rent du monde chré­tien, voire radi­ca­le­ment hos­tile envers lui. Mais quand on voyage sur les terres des ori­gines du chris­tia­nisme, en Orient, on se rend bien compte qu’en fait les deux reli­gions sont étroi­te­ment liées. Car l’une est direc­te­ment née de l’autre et aujourd’­hui encore, l’is­lam per­pé­tue bien des pra­tiques chré­tiennes ori­gi­nelles que le chris­tia­nisme actuel, dans sa ver­sion occi­den­tale, a oubliées. Confron­tés pour la pre­mière fois aux armées du Pro­phète, les anciens Byzan­tins crurent que l’is­lam était une simple héré­sie du chris­tia­nisme ; et par mains côtés, ils n’é­taient pas si loin de la véri­té : l’is­lam, en effet, recon­naît une bonne par­tie de l’An­cien et du Nou­veau Tes­ta­ment et honore Jésus et les anciens pro­phètes juifs.
Si Jean Moschos reve­nait aujourd’­hui, il serait bien plus en ter­rain connu avec les usages des sou­fis modernes que face à un « évan­gé­liste » amé­ri­cain. Pour­tant, cette évi­dence s’est per­due parce que nous consi­dé­rons tou­jours le chris­tia­nisme comme une reli­gion occi­den­tale, alors qu’il est, par essence, orien­tal. En outre, la dia­bo­li­sa­tion de l’is­lam en Occi­dent et la mon­tée de l’is­la­misme (née des humi­lia­tions répé­tées infli­gées par l’Oc­ci­dent au monde musul­man) font que nous ne vou­lons pas voir — la pro­fonde paren­té entre les deux religions.

William Dal­rymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chré­tiens d’Orient
1997, Libretto

J’a­dresse ce court billet à tous ceux, comme cer­tains dont je suis par ailleurs très proche, n’ar­rêtent pas d’as­sé­ner ad nau­seam que notre socié­té est « chré­tienne » ou « judéo-chré­tienne » et que l’is­lam, quel qu’il soit, remet en cause ses fon­de­ments. Je leur adresse ce billet non pour qu’ils changent d’a­vis, car c’est là une tâche impos­sible, mais pour leur dire sim­ple­ment que rien n’est pur, rien n’est aus­si lisse que ce qu’il sou­hai­te­rait, a for­tio­ri cer­tai­ne­ment pas la reli­gion qu’ils arborent autour du cou…

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Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Bul­le­tin météo de la jour­née (dimanche 29 août 2012) :
10h00 : 26.1°C / humi­di­té : 43% / vent 7 km/h
14h00 : 26.5°C / humi­di­té : 35% / vent 17 km/h
22h00 : 23°C / humi­di­té : 48% / vent 17 km/h

Voi­là. C’est mon der­nier jour. Comme par un heu­reux hasard, c’est aujourd’­hui la fête de la rup­ture, que les Arabes appellent Aïd el-Fitr et que les Turcs appellent Rama­zan Bay­ramı. Dans la cour de l’hô­tel où l’on prend le petit déjeu­ner sur les cana­pés otto­mans. Je répète, avec l’im­pres­sion que les mots vont res­ter en moi, les vocables qui dési­gnent le lait chaud (sıcak süt), le café (kahve), les crois­sants (kru­va­san).

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 01 - Sultanahmet

Mes mains sont sèches et je n’aime pas ce que je vois dans le miroir en pas­sant dans la salle à man­ger. J’ai un beau teint hâlé qui témoigne que j’ai pas­sé un mois sous le soleil brû­lant de la Tur­quie, mais j’ai les yeux tristes et fati­gués, je me sens aus­si vide qu’une outre d’eau dans le désert. Comme un signe disant qu’il était temps de par­tir, le ciel s’est cou­vert d’un voile gris comme au len­de­main d’un orage et quelques gouttes tombent du ciel tan­dis que je me rem­plis de café et de pâte de sésame en mau­gréant en ima­gi­nant que la tem­pé­ra­ture du ciel est qua­si­ment tom­bée de quinze degrés. Je ne sais pas exac­te­ment ce que je res­sens, par­ta­gé entre un bon­heur incom­men­su­rable d’a­voir pu faire un voyage comme celui-ci, la joie de m’être lais­sé entraî­ner dans des ornières que je ne m’i­ma­gi­nais pou­voir suivre un jour, et la tris­tesse infi­nie qui me serre l’es­to­mac à l’i­dée de devoir par­tir ce soir. Sous mon crâne, les démons qui m’ont tou­jours ani­més com­mencent à se réveiller et à me tirer avec eux dans des limbes de déso­la­tion dont je ne veux pas connaître la pro­fon­deur. Je com­mence à me sen­tir désar­mé dans cette ville dans laquelle je ne sais plus vrai­ment quoi faire, plus vrai­ment où aller. En ce jour de fin de Rama­dan, il n’y a pas grand-chose d’ou­vert. Les gens dans la rue arborent leurs plus beaux vête­ments, tout en cou­leurs pas­tels, en brillants et en tis­sus épais et chers, en couvre-chefs de prix, en voiles riche­ment parés. Je tombe même sur un couple d’In­do­né­siens, presque aus­si incon­grus ici que je peux l’être moi-même, à la dif­fé­rence près que eux, sont musul­mans… Der­rière la Mos­quée Bleue, les ven­deurs du bazar d’A­ras­ta ne sont plus vrai­ment inté­res­sés par les pas­sants, comme s’ils avaient fait leur beurre et que se décar­cas­ser pour aller arna­quer le tou­riste n’é­tait plus vrai­ment à l’ordre du jour, ni même une néces­si­té impé­rieuse. Je me dis que pour cette der­nière jour­née, je pour­rais aller voir cet étrange musée pas­sant com­plè­te­ment inaper­çu dans la rue du bazar, le musée des mosaïques, mais mal­heu­reu­se­ment, une pan­carte indique à l’en­trée du musée qui com­mence là où les marches s’en­foncent dans le sol, qu’en rai­son de la fin du rama­dan, le musée est fer­mé pour la mati­née. Le vieil homme à l’en­trée me dit de reve­nir dans une heure et que ce sera cer­tai­ne­ment ouvert. Pen­dant ce temps, j’erre un peu au pied de la Mos­quée du Sul­tan Ahmet Ier, regarde les pas­sants apprê­tés dans leurs habits de céré­mo­nie, me demande encore com­bien de temps je vais pou­voir tenir dans cette ville si je ne rentre pas sur le champ à Paris. C’est une sen­sa­tion étrange, inex­pli­cable, qui me pousse à vou­loir par­tir immé­dia­te­ment. Je ne reste fina­le­ment pas très loin du musée. Le musée ouvre ses portes. Je des­cends sous terre sans ima­gi­ner ce que je vais trou­ver là.

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 17 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 18 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 19 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 38 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 41 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 58 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 57 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 67 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 39 - Musée des mosaïques du Grand Palais de Constantin - Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Le musée des Mosaïques est en réa­li­té un ancien péri­style mis au jour dans les fouilles qui ont été menées ici jus­qu’en 1954 et qui ont mis au jour les der­niers ves­tiges de ce qui était le Grand Palais com­men­cé par Constan­tin. La salle dans laquelle on se trouve mesure 66 x 55 m, ce qui laisse ima­gi­ner l’im­por­tance du bâti­ment d’o­ri­gine. On pense, cer­tai­ne­ment à rai­son, que le Grand Palais était une accu­mu­la­tion de salles de styles hété­ro­clites, construites à des époques dif­fé­rentes. On peut avoir une idée de ce à quoi res­sem­blait le Palais sur le site de Byzan­tium 1200. Fran­che­ment, on aurait presque pré­fé­ré ne jamais voir ça, car le peu qu’il reste du Palais est d’une incroyable tris­tesse. L’é­tat d’a­ban­don dans lequel il a dû se trou­ver témoigne à quel point les Hommes sont de bien piètres conser­va­teurs. Et moi, je n’au­rais pas dû ter­mi­ner mon voyage par ces tristes ves­tiges, me lais­sant un goût amer dans la bouche. Étran­ge­ment, je me sens mal à l’aise face à ces mosaïques qui, sous leur air buco­lique et cham­pêtre, sont en réa­li­té de réelles scènes d’hor­reur. La qua­li­té est incroyable et d’une grande fraî­cheur pour des mosaïques datant de plus de 1500 ans et les cou­leurs res­plen­dis­santes. On peut voir des élé­ments archi­tec­tu­raux et ce qui peut res­sem­bler à des scènes de chasse ou de vie cham­pêtre, une vie éloi­gnée de cette ville dans ce qu’elle a plus de plus loin­tain ; au delà du Palais, il n’y a que la mer.

Je pen­sais m’être trom­pé sur le compte de ces mosaïques, mais trois ans plus tard, tan­dis que je lisais le sublime livre de William Dal­rymple, L’ombre de Byzance, je retrou­vais mes sen­ti­ments tra­duits de la même manière par le grand écri­vain britannique.

J’ai pas­sé le plus clair de l’a­près-midi au musée des Mosaïques, à admi­rer les quelques motifs res­ca­pés. Ils datent tous de la fin du VIe siècle — juste après Jus­ti­nien — et pro­viennent du Grand Palais, qui se dres­sait jadis à flanc de col­line, der­rière la Mos­quée Bleue. Ce sont donc ces mosaïques que dut fou­ler l’empereur Héra­clius lors­qu’il apprit la chute de Jéru­sa­lem aux mains des Perses ou la red­di­tion d’Alexandrie.
Au pre­mier abord, on s’é­tonne d’y trou­ver encore une influence hel­lé­nis­tique. Le style de ces mosaïques est le plus sou­vent buco­lique et empreint d’un natu­ra­lisme cha­leu­reux qui, à pre­mière vue, s’ap­pa­rente davan­tage aux déli­cates fresques de Pom­péi qu’aux figures raides et hié­ra­tiques des icônes byzan­tines plus tar­dives ou aus­tères Pan­to­cra­tor qui dominent sou­vent la cou­pole des églises médié­vales. Mais au bout d’un moment, quand on exa­mine de plus près ces idylles pas­to­rales, on finit par s’in­quié­ter pour la san­té men­tale de leurs auteurs, voire de leurs commanditaires.
Tou­jours à pre­mière vue, on croit voir par exemple un che­val allai­ter un lion ; il s’a­git bien sûr d’un sym­bole de la paix, de la même manière qu’on trouve dans la Bible un loup dor­mant à côté d’un agneau. Sauf que si l’on y regarde vrai­ment de très près, on s’a­per­çoit que le lion est en train d’é­ven­trer le che­val tout en refer­mant ses mâchoires sur ses tes­ti­cules. Ailleurs, un autre lion se dresse sur ses pattes de der­rière pour atta­quer un élé­phant mais rate son coup et s’empale sur une défense. Ici c’est un loup qui déchire la gorge d’une biche, là, deux gla­dia­teurs en hau­bert et culottes de cuir que charge un tigre rose gra­ve­ment bles­sé au cou et sai­gnant de la gueule, et, ailleurs encore, un grif­fon ailé qui fond sur une anti­lope et lui arrache la peau du dos tan­dis qu’un autre gobe un lézard.
On se perd en conjec­tures sur ce qui a conduit le maître mosaïste à impré­gner ses œuvres d’une vio­lence aus­si psy­cho­pa­tho­lo­gique : les assas­si­nats et autres révo­lu­tions de palais étaient fré­quents, à l’é­poque ; on ne voit pas quel apai­se­ment ces scènes san­gui­no­lentes pou­vaient pro­cu­rer à l’empereur qui les fou­laient quo­ti­dien­ne­ment. D’un autre côté, elles four­nissent un anti­dote salu­taire à la lit­té­ra­ture byzan­tine, dont le cor­pus est uni­for­mé­ment pétri de pes­si­misme pieux et essen­tiel­le­ment com­po­sé d’in­ter­mi­nables hagio­gra­phies dont les ascètes héroïques résistent aux silen­cieuses invites de séduc­trices démo­niaques. Peut-être l’empereur éprou­vait-il quelque sou­la­ge­ment à retrou­ver ces scènes de car­nage quand il avait sup­por­té deux heures durant les ser­mons sur la chas­te­té débi­tés par le patriarche.

William Dal­rymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chré­tiens d’Orient
1997, Libretto

Büyük Saray Mozaikleri Müzesi

Ici s’ar­rête un peu bru­ta­le­ment mon récit de voyage, au terme de vingt-quatre jours pas­sés en Tur­quie. Ici s’ar­rête mon récit de voyage, car, trois ans après être reve­nu de Tur­quie, qua­si­ment jour pour jour, je ne me sou­viens plus de ce qu’il s’est pas­sé après avoir visi­té le Grand Palais. J’i­ma­gine que j’a­vais lais­sé ma valise à l’hô­tel après avoir quit­té la chambre et avoir pris mon petit déjeu­ner et j’ai dû dire au récep­tion­niste que je la lais­se­rai là jus­qu’à ce que mon taxi vienne me cher­cher pour l’aé­ro­port. Non seule­ment je ne m’en sou­viens plus, mais c’est ici que s’ar­rêtent mes notes de voyages, que, scru­pu­leu­se­ment, je prends presque en temps réel. Je ne sais plus. J’ai dû tout lais­ser tom­ber, je devais être épui­sé de corps et d’es­prit et j’ai cer­tai­ne­ment à un moment don­né déci­dé de me recro­que­viller sur moi-même, inca­pable d’en absor­ber plus, inca­pable de rete­nir plus que tout ce qui m’a­vait été don­né jusque là. Ce qui est cer­tain, c’est que j’ai bien pris l’a­vion, et que je suis pas­sé au-des­sus des Alpes (la preuve en pho­to), mais je ne me rap­pelle vrai­ment, sin­cè­re­ment, plus de rien…

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 74 - Retour à Paris

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 75 - Retour à Paris

Turquie - jour 24 - Derniers instants à Istanbul - 77 - Retour à Paris

La seule chose dont je me sou­viens, c’est que le len­de­main, j’é­tais déjà repar­ti au tra­vail, ne m’é­tant lais­sé abso­lu­ment aucune marge pour décom­pres­ser. Au contraire de nombre de per­sonnes, je ne vois pas l’in­té­rêt de ne pas pro­fi­ter jusqu’au bout. Je me fous de ren­trer plus tôt, “pour faire la les­sive”, “pour ran­ger la valise”, “pour faire un peu de ménage avant de retour­ner au tra­vail”. Non, je ne suis pas dans cette optique et je m’en fous lit­té­ra­le­ment. De la même manière, je ne conçois pas les vacances comme étant du repos. Le voyage n’est pas fait pour ça, bien au contraire. Je me repose le week-end, le soir quand je reviens du tra­vail, mais certes pas en voyage. Je suis là pour m’é­rein­ter, pour me faire détruire, pour qu’on attente à mon inté­gri­té phy­sique et men­tale, dans une pos­ture atten­tiste et presque auto-destructrice…

J’ai mis trois ans à rédi­ger ce car­net de voyage, ce sont cer­tai­ne­ment plus de 60 000 mots écrits pour en rap­por­ter la saveur et l’es­sence. Ce fut pour moi un tra­vail énorme, de retouche de pho­tos (des pous­sières se sont insé­rées dans mon appa­reil, sur le cap­teur, j’ai rame­né près de 2000 pho­tos dont pas une seule n’a­vait de tâche), de tri, de choix, de rédac­tion, de cor­rec­tion, d’in­ter­ro­ga­tions, de mises en forme… Ce furent trois ans qui m’ont per­mis de conti­nuer à vivre ce voyage en me le remé­mo­rant, minutes après minutes d’a­près mes notes scru­pu­leuses, et tout ce que j’ai écrit me per­met­tra de le faire vivre encore tant que moi, je serai en vie.

Par­tir en Tur­quie pen­dant quatre semaines m’au­ra appris énor­mé­ment, mais je serais ten­té de dire qu’une des prin­ci­pales choses que j’en ai com­prises, c’est qu’en voyage, comme au final dans la vie de tous les jours, il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils repré­sentent, ni pour ce qu’on a envie qu’ils soient. Je sais que beau­coup de gens en France ont une très mau­vaises opi­nions, pour ne pas dire un a prio­ri raciste, concer­nant les Turcs. J’ai enten­du dire que les Turcs étaient de mau­vaises per­sonnes car ils ont par­ti­ci­pé à la guerre du mau­vais côté de la bar­rière, au côté des Alle­mands. Oui, c’est vrai. Et alors ? Est-ce que nous ne par­lons pas aux Alle­mands ? Est-ce que nous avons le même a prio­ri envers les Alle­mands ? Je ne com­prends ces faux débats. De la même manière, je me suis ren­du compte que les Turcs n’aiment pas beau­coup les Arabes, et que les Stam­bou­liotes n’aiment pas les Ana­to­liens, etc. Ça n’en finit pas. En fait, per­sonne n’aime per­sonne. Parce que ceux-là ont ce défaut, parce que ceux-ci puent… C’est infer­nal et com­plè­te­ment con. Lorsque je voyage, je pars avec des a prio­ri pour pou­voir les cas­ser un à un, je le fais exprès, pour me dis­ci­pli­ner et en reve­nir meilleur, plus tolé­rant, plus intel­li­gent j’es­père dans mes rap­ports avec l’Autre.

Je sais par­fai­te­ment à quel point Istan­bul n’est plus que l’ombre d’elle-même, à quel point la Tur­quie a souf­fert de des­truc­tions et on a tou­jours la ten­ta­tion de se dire qu’on aurait aimé connaître com­ment c’é­tait exac­te­ment avant. A l’heure où j’é­cris, des abru­tis se sont mis en tête de détruire Pal­myre à la dyna­mite, de raser une civi­li­sa­tion pour que d’i­ci quelques années, dans leurs machia­vé­liques plans, les popu­la­tions oublient leurs racines. Mais ça n’ar­ri­ve­ra pas. La mémoire humaine est d’une nature exten­sible et elle a éga­le­ment cette capa­ci­té de rési­lience qui per­met de pas­ser de la dou­leur à la recons­truc­tion de soi. Ils ont détruit Pal­myre ? Tant pis, mais ce n’est rien par rap­port à ce qu’ils font subir aux êtres humains. Et puis Pal­myre, on l’a pho­to­gra­phié, on l’a étu­dié, on sait à quoi ça res­sem­blait. Les êtres humains ne sont pas faits de cette matière-là. Mais ce n’est pas ici le bon endroit pour une tri­bune, car on parle ici de voyage. Et si demain un trem­ble­ment de terre efface Istan­bul, la perte patri­mo­niale sera immense, mais son­geons d’a­bord à ceux qui y vivent…

C’est donc ici que ça se ter­mine, mais c’est éga­le­ment ici que les choses naissent, dans les recoins d’une vie pas­sée, car c’est lors­qu’il y a un grand silence que se pré­parent tou­jours les révo­lu­tions. Pour moi, la Tur­quie en ce mois d’août 2012, en plein rama­dan, ce fut plus qu’un voyage, ce fut bien mon être dis­per­sé, déver­sé sur les mon­tagnes de Cap­pa­doce ou dans les rues d’Is­tan­bul, sur les hau­teurs de Pamuk­kale, au pied de la tombe de l’a­pôtre Phi­lippe ou dans les ruines englou­ties de Keko­va, réduit en poudre et dépo­sé sur la terre, comme on répand les cendres encore chaudes d’un défunt…

Voir les 75 pho­tos de cette der­nière jour­née sur Fli­ckr.

Bend your knees

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Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : L’église cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Bul­le­tin météo de la jour­née (same­di 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humi­di­té : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humi­di­té : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humi­di­té : 54% / vent 22 km/h

C’est aujourd’­hui le der­nier jour du rama­dan (rama­zan), un jour vécu à la fois comme une libé­ra­tion et comme un renou­veau, après un mois lunaire éprou­vant pour les corps et les esprits, un mois cen­sé mettre son âme à l’é­preuve et puri­fier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’as­treignent à ne pas man­ger et sur­tout à ne pas boire pen­dant ces longues jour­nées tor­rides. Rama­dan, c’est aus­si l’oc­ca­sion de se retrou­ver tous ensemble dans la rue et par­ta­ger ensemble dans une ambiance cha­leu­reuse son repas dès lors que le muez­zin a com­men­cé sa longue com­plainte, qui sur l’hip­po­drome, entre Sul­ta­nah­met Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éter­ni­té qui trans­perce le cœur et donne la chair de poule, mal­gré la sueur qui conti­nue de dégou­li­ner sur mon corps et la cha­leur insen­sée. Je regar­dais hier soir les belles femmes endi­man­chées (ou plu­tôt enra­ma­da­nées) dans leurs man­teaux longs traî­nant par terre, bou­ton­nés jus­qu’au col dans lequel est coin­cé un fou­lard ser­ré qui leur enserre le visage. Com­ment sup­por­ter la cha­leur dans ces condi­tions ? Cer­taines sont visi­ble­ment à l’aise finan­ciè­re­ment, mais on sent clai­re­ment le poids de la tra­di­tion ; ce n’est pas ici que traîne la jeu­nesse stam­bou­liote émancipée.

Il fait nuit, une nuit noire, mais cer­tai­ne­ment pas calme. Les mina­rets de Sul­tu­nah­met, ten­dus comme des chan­delles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’en­tends comme un cra­que­ment dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muez­zin entame sa longue plainte en sup­pliant le nom d’Al­lah. Le nez dans l’o­reiller, un œil à moi­tié ouvert, il ne me vien­drait jamais à l’i­dée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, mal­gré l’heure, mal­gré la fatigue et je me ren­dors avant que les der­niers mots soient prononcés.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 001 - Sultanahmet

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 005 - Marmara

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 007 - Hippodrome

Avant d’al­ler déjeu­ner, je m’ins­talle quelques ins­tants sur le toit d’hô­tel où per­sonne ne vient, le soleil a déjà com­men­cé à chauf­fer le zinc des toi­tures sur les­quelles les pattes des cor­beaux (kuz­gun) grincent dans un petit cli­que­tis désa­gréable. Le monde s’ar­rête ici, comme dans tous les lieux sur les­quels je me suis repo­sé pen­dant ce voyage. Je me sens vidé, inca­pable d’en absor­ber davan­tage ; la cou­pure devient inévi­table. Mar­ma­ra brûle à main droite, lais­sant pan­te­lantes les sil­houettes des car­gos qui attendent leur tour pour fran­chir le Bos­phore, dans un air mâti­né des traces de gas-oil consu­mé. Sul­ta­nah­met Camii, à main gauche et du haut de ses six mina­rets, flam­boie comme une armée de lances au len­de­main de la vic­toire et mal­gré sa pierre grise et sombre, ren­voie une lumière aveu­glante qui fait pleu­rer mes yeux fatigués.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 010 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 019 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

J’i­rai voir ce matin le tom­beau de celui qui a don­né son nom à la grande Mos­quée Bleu, le Sul­tan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et der­rière la fon­taine. Il était encore en tra­vaux la der­nière fois que je suis venu et je m’en­gouffre dans ce mau­so­lée spa­cieux où reposent le Sul­tan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cer­cueils recou­verts de feu­trine verte et à la tête des­quels se trouvent les tur­bans blancs indi­quant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs des­si­nés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visi­té les tom­beaux qu’on peut voir dans l’en­ceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 022 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 023 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Mais je repère quand-même quelques dou­ceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majes­tueuse me donne à voir des étoiles de bois incrus­té d’i­voire et de nacre, dans un mélange éton­nant de cou­leurs simples, pri­mi­tives, asso­cié au cuivre des poi­gnées et des gonds, des ser­rures et des orne­ments. La céra­mique d’Iz­nik com­mence à me sor­tir par les yeux, même si je recon­nais que la mul­ti­pli­ci­té des motifs m’im­pres­sionne à chaque fois un peu plus, sur­tout depuis que je sais que les vrais car­reaux authen­tiques sont fabri­qués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des ton­nelles de la ville médi­ter­ra­néenne. Pas moins de vingt-sept opé­ra­tions sont néces­saires pour pro­duire ces motifs à la sim­pli­ci­té enfantine.

Pour ce der­nier jour, j’ai déci­dé de visi­ter à nou­veau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incom­pré­hen­sible. La plus grande église du monde en dehors du monde chré­tien est une ode aux croyances bar­bares, un lieu saint qui a sur­vé­cu aux hommes, aux reli­gions, aux trem­ble­ments de terre — qui sait pour com­bien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syn­drome de Jéru­sa­lem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle reli­gion il est ques­tion, je me sens comme enva­hi par une force qui me dépasse et me laisse pan­te­lant sur le bas-côté, vidé de ma sub­stance au pro­fit de quelque chose que je ne peux contrô­ler et dont la puis­sance m’é­treint. C’est peut-être ce que Mir­cea Eliade appelle le sacré. Vivre des épi­pha­nies qui res­semblent à des orgasmes spi­ri­tuels à chaque coin de rue n’est pas don­né à tout le monde. Cer­tains en sont même morts dans d’a­troces souffrances.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 027 - Hippodrome

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 028 - Sainte-Sophie

Sous le soleil écra­sant, les dômes de plomb du ham­mam Hase­ki Hür­rem sont d’une gri­saille épous­tou­flante, les petits bubons de verre étin­ce­lant sur cette pesante cara­pace. Au pied de la plus grande église du monde chré­tien orien­tal, les empiè­te­ments des mina­rets paraissent comme les pieds gigan­tesques d’une sta­tue d’empereur romain que le temps aurait façon­né jus­qu’à ce qu’on n’en voit plus que l’ar­ma­ture. L’in­gé­nio­si­té de cette archi­tec­ture qui trans­forme une base car­rée en tour ronde dans une dou­ceur de bak­la­va est là le véri­table génie de ceux qui ont des­si­né la beau­té de cette Istan­bul otto­mane. La brique rose dans l’ombre du bâti­ment semble fraîche comme des bis­cuits de Reims dans une char­lotte à la fram­boise, mais ce n’est qu’une illu­sion. Le soleil écrase tout.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 029 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 032 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 033 - Sainte-Sophie

Dans le jar­din qui entoure l’é­glise, je m’at­tarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autre­fois les alen­tours et qui, recou­verts par une terre tas­sée par les années de conquête, ont été pré­ser­vés des sac­cages. Sur cer­tains d’entre eux, on peut encore voir gra­vé le nom de Théo­dose, l’empereur bâtis­seur et der­nier empe­reur romain à avoir régné sur l’Em­pire d’O­rient uni­fié. Des colonnes au cha­pi­teau sculp­té dans un style corin­thien pur se retrouvent affu­blées sur leur fut d’une croix latine, absur­di­té com­plète qu’on ne voit qu’ici.

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Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 038 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 040 - Sainte-Sophie

L’ef­fet est tou­jours le même quand on rentre dans l’é­glise, ou non, il est à chaque fois ampli­fié, parce qu’on s’at­tend à ce qu’on va y trou­ver. Une ambiance bar­bare, brute, sau­vage, l’élé­ment le plus repré­sen­ta­tif de l’art byzan­tin dans toute sa splen­deur, en terre musul­mane de sur­croît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y com­prend plus rien, si tant est qu’on tente de per­cer le mys­tère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lan­cer un aver­tis­se­ment. Son impo­sante sta­ture écrase celui qui entre ici. Misé­rable ver­mis­seau, pros­terne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas res­ter trop long­temps ; per­sonne ne son­ge­rait à tam­bou­ri­ner des­sus pour l’ou­vrir. Cer­taines portes laté­rales du nar­thex ne sont plus de style byzan­tin mais pré­sentent une forme d’o­give telle qu’on en voit sur les bâti­ments otto­mans. Qui brouille ain­si les pistes ?

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 042 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 043 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 045 - Sainte-Sophie

Dans ce nar­thex déjà par­cou­ru, mon regard se perd dans les marbres colo­rés, vei­nés comme une peau dia­phane sous laquelle on ver­rait le sang cou­ler alors que ce sont cer­tai­ne­ment des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répan­dus suite aux que­relles des images et aux inva­sions suc­ces­sives… Sous les pilastres bor­dés d’une frise flo­rale repré­sen­tant cer­tai­ne­ment des vignes, sym­bole chris­tique par excel­lence, ce sont des plaques incrus­tées de cou­leurs qui déjà annoncent les volutes flo­rales des céra­miques d’Iz­nik, les contours des portes sont capi­ton­nés de gros clous de bronze, cen­sés tenir la struc­ture pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient par­fai­te­ment en place. Sur une porte en bronze, un vase conte­nant deux feuilles sty­li­sées et confron­tées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits car­reaux dorés, recou­vrant savam­ment les ren­fle­ments de la struc­ture, s’ornent par­fois de feuilles enrou­lées, motifs qui alternent un peu avec les croix omni­pré­sentes. Ici c’est un trou de ser­rure qui m’in­trigue, lais­sant sup­po­ser des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’é­cri­tures arabes, recou­verte d’une chape de bronze. Tous les maté­riaux d’i­ci sont des matières hau­te­ment nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Pro­con­nèse, le por­phyre rouge sang, la lumière, l’or.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 049 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 050 - Sainte-Sophie

Ici encore, ce sont des plaques mar­que­tées de marbres, un vert sombre et gra­nu­leux pour le fond, un vei­né jaune et rouge pour don­ner du relief, un por­phyre pour rem­plir un disque, un vert fin et clair pour les volutes flo­rales… Au des­sus d’un pilastre, c’est ici une repro­duc­tion d’é­glise en minia­ture, cer­tai­ne­ment Sainte-Sophie elle-même, une croix repré­sen­tée au milieu, entre des rideaux qu’on ima­gine être de pourpre impé­riale. Entre cha­cune des plaques de marbres, c’est un frise faite de car­rés alter­nés don­nant l’im­pres­sion d’une den­telle ; lorsque la pierre se fait tissu…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 052 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 053 - Sainte-Sophie

Et puis, chan­ge­ment de décor, nous sommes dans une mos­quée. Der­rière les cuivres décou­pés d’é­toiles, les pointes des flèches ten­dues vers le ciel se ter­mi­nant par un crois­sant de lune, lui aus­si poin­tant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Al­lah, les vitraux d’un pur style otto­man. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nou­veau sur la den­telle de pierre grise, fleurs infi­nies qui donnent le ver­tige, sur le sol à nou­veau, de gigan­tesques disques de marbres colo­rés qui font comme des bulles sous le vide immense de la cou­pole. Une pièce est ouverte sur le côté du nar­thex et j’ac­cède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horo­lo­gion, là où se trouvent les psau­tiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recou­verts de céra­miques otto­manes. Au pla­fond, je découvre des anneaux scel­lés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au tra­vers des lucarnes, un chat reste là, assis, se lais­sant cares­ser par tous ces gens gros­siers qui osent venir ici.

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Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trou­ver autre­fois une porte, la trace d’une main prise dans la cou­leur de la pierre. Fas­ci­nant, et sur­tout, incom­pré­hen­sible. C’est là que réside le mys­tère de ce magni­fique monu­ment, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se don­ner la peine de décou­vrir. Ces lustres impo­sants des­cen­dant du ciel comme des sou­coupes volantes, rap­pe­lant les plus grands mys­tères des livres d’E­ze­chiel et d’Enoch…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 068 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 071 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 073 - Sainte-Sophie

Cer­taines des colonnes sont cer­clées, les autres pas. Et puis au bas des cer­taines d’entre elles, des frises grecques qui, aux join­tures sont comme des swas­ti­kas. Est-ce que les autres regardent aus­si par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours aupa­ra­vant dans les tré­fonds de la Cap­pa­doce, notam­ment à Mus­ta­fa­paşa sur l’é­glise Saint Constan­tin et Sainte Hélène. De la loge impé­riale on voit les arches de sou­tè­ne­ment en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épui­sé de tous ces détails, j’ai l’im­pres­sion de vaciller et l’es­pace d’un ins­tant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de par­tir d’i­ci est le plus fort. La cha­leur m’a rin­cé, exté­nué, l’é­mo­tion a, quant à elle, été la plus forte et encore main­te­nant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’as­seoir pour ne pas tom­ber… Quelques instants…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 074 - Sainte-Sophie

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Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 085 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 092 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 096 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 103 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 104 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 119 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 122 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 131 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 135 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 138 - Sainte-Sophie

Au centre d’un des séra­phins brûle un cœur d’or. Les séra­phins, ces êtres redou­tables, divins et pour­tant tou­jours des­truc­teurs, objets de fan­tasmes, déli­ca­te­ment repré­sen­tés par des plumes bleues ten­ta­trices… Sous mes mains, sur la ram­barde de marbre, une ins­crip­tion en grec que je n’ar­rive plus à déchif­frer. Peut-être une reven­di­ca­tion d’un insur­gé de l’é­poque de la Sédi­tion Nika… Et puis au-des­sus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les ren­fle­ments entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je pro­fite des fenêtres ouvertes pour m’ex­ta­sier depuis ici sur ces mina­rets ten­dus comme des arcs, dépas­sant des rotondes. Sur les murs du nar­thex, on trouve les plaques gra­vées des déci­sions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque com­pré­hen­sible. Mono­grammes, croix, chrismes, le nom d’Al­lah, de petits cro­chets au-des­sus des portes qui devaient rete­nir autre­fois des ten­tures, his­toire de ne pas don­ner un air trop évident aux choses. Chaque émo­tion en son temps. Cette fois-ci, je dois sor­tir de l’é­glise et j’emprunte une sor­tie que je ne connais­sais pas, la Belle Porte sur le fron­ton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majes­té. Dehors, c’est le bap­tis­tère que je découvre avec sa bai­gnoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’é­taient immer­gés les empe­reurs de l’Em­pire Romain d’O­rient, dans cette cuve que per­sonne ne visite guère. Et pour­tant, c’est tout un symbole.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 146 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 149 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 151 - Sadık au Grand Bazar

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 152 - Marché aux livres

Pour reprendre mon souffle, je m’as­sois à l’ombre, englou­tis­sant toute l’eau de ma bou­teille, et je me pose pour écou­ter le chant du muez­zin. Je reprends mon che­min pour m’en­fon­cer vers le Grand Bazar. J’ai un ren­dez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le ven­deur de cuivres. Il m’a fait pro­mettre de reve­nir pour m’of­frir un kebab que nous man­geons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est cen­sé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, his­toire de faire com­prendre que c’est fer­mé pen­dant l’heure du repas, impro­vi­sée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au pla­fond, un simple van­tail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « otto­man air condi­tion­ning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrai­re­ment à ma der­nière visite, il a lais­sé pous­sé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indé­pen­dant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa mous­tache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil mali­cieux et tendre. Nous échan­geons quelques mots dans un anglais qu’il mai­trise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pen­dant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du mar­ché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’a­vais pris dans mes bras au mois d’a­vril. Il a gran­di à pré­sent, mais c’est le même, j’en suis cer­tain. Il pas­se­ra peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écra­ser par une voi­ture sur Divan Yolu.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 153 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 155 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 157 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 158 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 161 - Au pied de Beyazıt Camii

Au pied de la belle mos­quée Beyazıt Camii, la mos­quée construite par le sul­tan Baja­zed II, suc­ces­seur du conqué­rant Meh­met II et des­ti­tué par son fils Selim, se trouve un mar­ché d’un genre par­ti­cu­lier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et sur­tout un incroyable mar­ché au tes­bih, ces cha­pe­lets le plus sou­vent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aus­si, mais pas à Istan­bul) s’a­musent à égre­ner toute la jour­née pour s’oc­cu­per les mains. Ici, on échange des regards, on négo­cie ferme, on s’en­gueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tes­bih rejoignent les mains caleuses de leurs nou­veaux pro­prié­taires. Je m’a­muse à regar­der les visages des hommes, cer­tains éma­ciés et buri­nés, d’autres avec un seul œil res­tant, cer­tains ron­douillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquié­tants presque. Ces visages soit bar­bus, soit mous­ta­chus, soit pas vrai­ment rasés, ont par­fois la dou­ceur des heures débonnaires.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 165 - Dans le tramway

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 167 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 170 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 174 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 175 - Eminönü

La fin de jour­née arrive, la cha­leur, elle, ne des­cend pas. Le soleil tanne ma peau bien bru­nie par plus trois semaines pas­sés dans cette four­naise turque ; pas aus­si fort tou­te­fois que dans la baie de Keko­va ou sur les hau­teurs de Pamuk­kale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décrois­sant, les gens cir­culent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monu­ment majes­tueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’o­deur des maque­reaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bon­heur de sen­tir cette odeur âcre reve­nir me cha­touiller les naseaux. Je n’ar­rive plus à quit­ter cette place qui, déci­dé­ment, reste mon lieu d’a­mar­rage pré­fé­ré. Ici, tout semble conver­ger ; ceux qui des­cendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sul­ta­nah­met par le tram, ceux qui viennent de Gala­ta depuis l’autre côté du pont… Car­re­four inévi­table, croi­se­ment de toutes les inten­tions, c’est Eminönü. Je reste à m’ex­ta­sier devant les vapu­ru qui patientent sur le quai en cra­chant leur immonde fumée cras­seuse, por­tant cha­cun des noms de per­son­na­li­tés de la ville, puis devant les ven­deurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pec­to­rales cou­sues de sequins brillants et les ven­deurs de moules déme­su­rées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on man­ge­rait des huîtres sur le port de Can­cale. Dans une rue un peu recu­lée, je mange un bak­la­va accom­pa­gné d’un thé et d’un Sir­ma au citron. Je m’a­muse en regar­dant les voi­tures dans les­quelles s’en­tassent par­fois une bonne dizaine de per­sonnes sous les cris des corbeaux.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 176 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 178 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 182 - Sous le pont de Galata

Je décide, une fois n’est pas cou­tume, d’al­ler diner sous le pont de Gala­ta. Une mul­ti­tude de res­tau­rants s’est ins­tal­lée sous la route, un étage infé­rieur qui fait pen­ser aux anciens ponts pari­siens ou au Ponte Vec­chio de Flo­rence, sauf qu’i­ci on passe sur une cour­sive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-des­sus de nos têtes. Je m’ar­rête à une ter­rasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colo­rée qui donne au Bos­phore une cou­leur rouge sang. C’est un de ces res­tau­rants qui ne sert pas d’al­cool, rama­dan ou pas. Moi qui vou­lait boire une Efes Pil­sen, je me conten­te­rai ce soir d’un jus d’a­bri­cot (Kayısı suyu) et d’un maque­reau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voi­tures pas­sant au-des­sus et les cris des gamins, enro­bés dans les mélo­pées des hauts-par­leurs ven­dant leur Bos­pho­rus tour !!!! Bos­pho­rus tour !!!! com­mencent à me taper sur les nerfs. Je ne sup­porte plus le bruit de cette ville infer­nale que j’aime tant. Il est temps pour moi de par­tir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se repo­ser ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous érein­ter, vous esso­rer comme ces car­pettes éli­mées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les pro­me­nades sétoises.

Je retourne à l’hô­tel, en emprun­tant le tun­nel dévas­té pas­sant sous la route d’E­minönü, en pas­sant devant un reste de mur byzan­tin, au pied de la Mos­quée Bleue, devant des manières de mai­sons kurdes qui sont en réa­li­té la façade d’un res­tau­rant d’où sort une plainte douce accom­pa­gnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istan­bul et je me demande déjà com­ment je vais faire pour reve­nir à Paris. Je veux dire, com­ment je vais faire pour reve­nir dans mon élé­ment natu­rel après autant de cham­bar­de­ments et d’é­mo­tions. La pro­chaine que je vien­drai ici, je cher­che­rai les mor­ceaux de moi que j’ai lais­sés sur place.

Voir les 184 pho­tos de cette jour­née sur Fli­ckr.

Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

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