Le temps très lent des toutes petites choses #2

Le temps très lent des toutes petites choses #2

Je retrouve le temps très lent des toutes petites choses et je me rends bien vite compte que toutes les toutes petites choses se loca­lisent pré­ci­sé­ment dans mon esprit plu­tôt que dans mon immé­dia­te­té au monde, comme si je vivais une par­tie de mon pré­sent dans mes souvenirs.

En reve­nant de voyage nous sommes comme des galions pleins de poivre et de mus­cade et d’autres épices pré­cieuses, mais une fois reve­nu au port, nous ne savons jamais que faire de notre car­gai­son. Nico­las Bou­vier (oui, encore lui)

Le temps de pré­pa­rer un thé vert au fruit dans une théière en fonte de laquelle monte une odeur de fer chaud, le temps de lais­ser infu­ser quelques infimes minutes et de faire autre chose, le temps de prendre un peu de temps, quelques ins­tants sus­pen­dus avant de goû­ter à l’eau chaude par­fu­mée. Et puis écou­ter Hương Thanh chan­ter Quê Hương Là Gì ? avec sur mes mains l’o­deur encore très pré­sente de l’Heli­chry­sum ita­li­cum, qui me fait tou­jours pen­ser aux plages de sable fin der­rière les dunes de Grand-Vil­lage plage à Oléron.

Puis­qu’au­jourd’­hui on est dimanche, com­men­çons cette jour­née avec la lit­té­ra­ture biblique, un des plus beaux livres de l’An­cien Tes­ta­ment qui reste aus­si un des plus énig­ma­tiques, le Livre de Job. Lamar­tine disait qu’au cas où la fin du monde advien­drait, il fau­drait avant tout sau­ver le poème de Job… Mais bon, on connaît la spon­ta­néi­té de Lamar­tine… Quelques ins­tants de lec­ture avec le cha­pitre 41. Texte étrange et sym­bo­liste, il n’y est ques­tion que du Mal, avec un M majuscule…

Ses éter­nue­ments font jaillir la lumière ; ses yeux sont les pau­pières de l’aurore.
De sa gueule partent des éclairs, des étin­celles de feu s’en échappent.
De ses naseaux sort une fumée, comme d’une mar­mite chauf­fée et bouillante.
Son haleine embrase les braises, et de sa gueule sort une flamme.
En son cou réside la force, devant lui bon­dit l’épouvante.
Les fanons de sa chair tiennent ferme, durs sur lui et compacts.
Son cœur est dur comme pierre, dur comme la meule de des­sous. »

Mais puis­qu’il est cou­tume de ne pas par­tir ain­si tra­vailler au jar­di­net sans avoir à l’es­prit quelque bon mot à se mettre sous la dent, lais­sons encore une fois par­ler Bou­vier qui m’ac­com­pa­gne­ra encore tant que la lec­ture est en cours :

N’ou­blions tout de même pas qu’en Chine du sud le cro­co­dile est père du tam­bour et de la musique, qu’au Cam­bodge il est seul maître des éclairs et des sal­vi­fiques pluie de la mous­son, qu’en Égypte… Mais là je m’a­ven­ture sur un ter­rain dont la den­si­té cultu­relle m’é­pou­vante, d’au­tant plus que le trou du cul auquel j’ai prê­té mon Dic­tion­naire de la civi­li­sa­tion égyp­tienne ne me l’a jamais rendu.

Nico­las Bou­vier, His­toires d’une image
Édi­tions Zoé, 2001

Le dieu cro­co­dile Sobek — Temple de Kom Ombo

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Le temps très lent des toutes petites choses #1

Le temps très lent des toutes petites choses #1

Une semaine longue comme s’il pleu­vait des jours, une semaine qui n’en finit pas de se col­ti­ner de l’im­pré­vu et pen­dant laquelle il se passe en réa­li­té tant de choses qu’on ne sait même plus de quelle manière il faut s’en sou­ve­nir. Des ren­dez-vous qui se suc­cèdent, une ren­contre for­tuite et à peine croyable dans le nord de Paris, une suc­ces­sion de hasards qui amènent deux per­sonnes qui se connaissent à se retrou­ver au même endroit et à rou­gir de conserve, des moments éton­nants alors qu’on ne s’at­tend à rien et que tout se pro­duit, des rebon­dis­se­ments… Et puis j’ap­prends que mon fils a tota­le­ment écrit un med­ley des œuvres de Joe Hisai­shi, à plu­sieurs ins­tru­ments, conduc­teur d’or­chestre. Le bou­chon a bien des talents cachés. Cette semaine a été folle à bien des égards et tout à coup elle s’ar­rête parce que sur l’a­gen­da, une annonce vous rap­pelle gen­ti­ment à la réa­li­té et vous crie que dès ce midi, vous êtes en congés…  On se réveille avec le cou endo­lo­ri et la tête qui tourne (et toi tu te demandes com­bien de fois tu as fait tour­ner la tête aux autres en aus­si peu de temps…), alors que la vie du dehors n’a même pas encore com­men­cé, après une nuit mor­ce­lée, un peu étrange. Et puis on se sou­vient d’une ren­contre avec un homme en imper­méable pas­sé qui, en voyant les pho­tos japo­naises impri­mées en noir et blanc sur du papier kraft qui ornent votre bureau, se demande si ce n’est pas Nico­las Bou­vier qui les a prises, et qui vous dit que lui aus­si est atten­dri autant par Bou­vier que par Ray­mond Chand­ler, et qui vous dit que Jacob que vous avez côtoyé dans les amphis de Paris 8 est en réa­li­té une per­sonne qui fait par­tie de son cercle d’a­mis… Un étrange double sor­ti des méandres du hasard. Les points com­muns ne sont que des petits acci­dents de la vie qui vous incitent à croire que tout ceci n’est qu’une vaste pièce de théâtre qui aurait pu avoir été écrite à l’a­vance. Il n’y a pas de hasards, que des cor­res­pon­dances… (ce qui ne veut pas dire que le hasard n’existe pas, il se cache sim­ple­ment dans les détails, comme le diable).

Nico­las Bou­vier par Eliane Bouvier

Ce same­di com­mence avec la lec­ture de Nico­las Bou­vier, puis­qu’on en est là. Pour après, j’ai pré­vu de relire Le Clé­zio que je n’ai plus fré­quen­té depuis le col­lège avec L’A­fri­cain, Le musée ima­gi­naire de Mal­raux et Un hiver sur le Nil d’An­tho­ny Sat­tin. Puisque désor­mais je ne lirai que de belles choses. Pré­face de His­toires d’une image de Nico­las Bou­vier, un tout petit livre fait d’ar­ticles publiés dans une revue hel­vète pres­ti­gieuse : « Le métier d’i­co­no­graphe est presque aus­si répan­du que celui de char­meur de rats ». Ce qui fait l’o­ri­gi­na­li­té de Bou­vier, c’est son par­ler enle­vé et ima­gé, comme une his­toire pour enfants dans un vieux livre d’illus­tra­tions, un ima­gier du Père Cas­tor et consorts. Consort… qui par­tage le sort. Bou­vier n’est pas seule­ment un écri­vain, c’est un ima­gi­neur, il fabrique de l’his­toire dans une langue qu’on ne parle plus guère et qui semble sor­tie d’un Moyen-âge éclai­ré, faite des par­lers hel­vètes, des crus qu’on ne connaît qu’à peine vu de ce côté-ci de la fron­tière, et que Fabienne, en lec­trice éclai­rée, a cru bon de me faire décou­vrir, en me disant sim­ple­ment, je pense qu’il va te plaire, et regar­dez main­te­nant où j’en suis…

Et si cette lune, tan­tôt citrouille rousse, tan­tôt fau­cille ou rognure d’ongle, mais que nous croyons fidèle, se las­sait de jouer les seconds rôles, d’être tou­jours relé­guée der­rière la forêt, le Taj Mahal, la che­mi­née d’u­sine ou les mâtures à peine balan­cées des grands voi­liers à l’ancre, et quit­tait son orbite pour aller cher­cher for­tune ailleurs, vers une pla­nète sans pers­pec­tive qui lui per­mette l’a­vant-scène au moins une fois par révo­lu­tion ? Alors quel vide dans ce ciel sans lumi­naire, quel deuil dans notre fir­ma­ment men­tal : la moi­tié de nos reli­gions et de nos « arts libé­raux » dis­pa­raî­traient sans crier gare, les amants man­que­raient leurs ren­dez-vous noc­turnes pour s’é­pou­mo­ner en courses obs­cures et vaines, le chœur des gre­nouilles d’A­ris­to­phane et les Pier­rots lunaires poin­te­raient au chô­mage, les peintres chi­nois ava­le­raient leurs pin­ceaux, l’is­lam en serait réduit à chan­ger sa ban­nière, et les bou­lan­gers, de Vienne à Van­cou­ver, à bra­der leurs crois­sants. Mieux vaut ne pas y penser.

C’est quoi un ico­no­graphe ? Si l’i­co­no­graphe scru­pu­leux risque sa san­té men­tale au ser­vice de causes qu’il n’a pas choi­sies, il ne pro­fite pas moins des musées ou biblio­thèques aux­quels il a accès pour satis­faire son goût per­son­nel et consti­tuer son musée ima­gi­naire avec des images que per­sonne ne lui demande et qui lui font signe. Tout est dit.

Ecri­vain de la len­teur, des petites choses tri­viales mais non sans impor­tance, il man­que­rait au pay­sage de mes lec­tures et donc, de ma vie. Pes­soa disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie ne suf­fit pas, tan­dis que Jean-Jacques Schal­ler à qui je repor­tais cette cita­tion disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie suf­fit. Cabot. Debus­sy, lui, aurait dit, s’il avait connu Bou­vier, qu’on peut très bien vivre sans Bou­vier, mais on vit mieux avec.

Et puis si on a du temps à perdre, c’est qui est la plus mer­veilleuse des choses qui puisse vous arri­ver, il y a des tonnes d’en­re­gis­tre­ments, de la matière à foi­son, sur le site de la RTS (oui, je sais, pour les Fran­çais que nous sommes, c’est étrange de consul­ter des archives sonores d’une radio hel­vé­tique, mais ce qui est bon ne souffre pas les fron­tières). Par ici.

A écou­ter de pré­fé­rence avec une tasse de thé Earl Grey et des muf­fins tar­ti­nés de mar­me­lade, petit déjeu­ner anglais avec cette étrange lumière venue du nord et cette pluie fine qui ruis­sèle sur les feuilles char­nues de mes hostas (玉簪属 en japo­nais, si ça inté­resse quel­qu’un…) qui ont com­men­cé à se faire dévo­rer par les limaces que je vais m’ap­pli­quer à éradiquer.

C’est une longue et belle semaine qui s’annonce…

Pho­to d’en-tête © Tom D.

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Une ferme à Nha Trang

Une ferme à Nha Trang

Lan­cé dans la lec­ture d’un qua­trième livre du même auteur, Patrick Deville, je plonge à corps per­du, len­te­ment pour­tant, avec pré­cau­tion, dans les uni­vers qu’il déve­loppe sous mes yeux. C’est le genre de lec­ture qui ne se dévore qu’à grandes lam­pées qu’on garde pour­tant long­temps dans la bouche pour en reti­rer toutes les saveurs, sucrées, amères, uma­mi (うま味)… Impos­sible pour moi d’y pas­ser trop peu de temps, ce serait faire affront, ce serait injuste…

Après (dans l’ordre) Kam­pu­chéa, Pura Vida et Equa­to­ria, c’est main­te­nant Peste et Cho­lé­ra. On s’in­ter­ro­ge­ra sur les titres de ses livres qui tous riment en « a ». Des livres puis­sants, des his­toires impro­bables nées des recoins de l’his­toire, celles qui ne s’ap­prend pas à l’é­cole de la Répu­blique. Quel pro­fes­seur aven­tu­reux aurait pour choix de s’ar­rê­ter un ins­tant sur le des­tin de la redé­cou­verte des temples d’Ang­kor par un orni­tho­logue mort de la fièvre jaune à Luang Pra­bang ? Quel fou impro­bable son­ge­rait à nar­rer les exploits piteux d’un jour­na­liste aven­tu­rier qui s’au­to-pro­cla­ma pré­sident du Nica­ra­gua dans une Amé­rique Cen­trale ron­gée par les vers de la guerre civile ? Quel petit éru­dit vou­dra par­ler de la période la plus sombre du Congo, où se mêlent le visage tran­quille de Savor­gnan de Braz­za et la grande entour­loupe dont il fut vic­time et la ter­rible sta­ture de ce salo­pard de Léo­pold II de Bel­gique qui vou­lait faire d’une terre afri­caine son pré car­ré ? Patrick Deville s’ar­rête sur ces excrois­sances de la Grande His­toire et en tire une sève qui se lit comme un beau roman de voyage, avec ses tics de lan­gage (une manière de…) et ses his­toires d’a­mour qui émaillent ses pages, comme autant d’in­ten­si­tés brusques, sur­gies tan­dis qu’il se rend sur place, à la manière des grands repor­ters. On sent dans le cou la souffle rauque d’Al­bert Londres…

Alexandre Yersin (1863-1943) © Institut Pasteur

Alexandre Yer­sin (1863–1943) © Ins­ti­tut Pasteur

Avec Peste et Cho­lé­ra, Deville nous emmène à Paris, dans les labo­ra­toires asep­ti­sés d’un Ins­ti­tut Pas­teur nais­sant, dans la moi­teur de Nha Trang, sur les navires de com­merce qui sillonnent le sud-est asia­tique, dans un tour­billon d’his­toires, met­tant en scène un per­son­nage pour le moins étrange ; Alexandre Yer­sin. Hel­vète, méde­cin bac­té­rio­lo­giste, il a modes­te­ment décou­vert le bacille de la peste et dans la fou­lée un sérum capable d’en anéan­tir les effets… Une paille, comme disait mon grand-père. Pour­tant, l’his­toire retien­dra plu­tôt les noms de Pas­teur, Roux, Cal­mette… Peu importe. L’homme est un ori­gi­nal, il goûte son suc­cès aus­si bien qu’il n’en fait que peu de cas, pré­fère vivre sa vie de soli­taire en construi­sant une mai­son car­rée à Nha Trang, reste insen­sible aux sol­li­ci­ta­tions de ses pairs pour aller com­battre les bacilles à tra­vers le monde, en Indo­chine, en Inde. Il fuit l’Inde devant le carac­tère hau­tain des auto­ri­tés bri­tan­niques… retourne dans sa mai­son car­rée, revient de temps en temps en Europe embras­ser sa mère, à Paris saluer Pas­teur. Il ne se fixe nulle part, court par­tout, rem­plit sa vie de petits plai­sirs et de petits riens comme on entasse des papiers dans une besace, sans faire le tri. L’homme reste dans l’ombre, invente conne­ment ce qui sera la pre­mière recette du coca-cola, fait for­tune dans le caou­tchouc avec lequel on fait les pre­miers pneus… Yer­sin, pour­tant, reste confi­né dans les archives de l’Ins­ti­tut Pas­teur, il aurait aimé ça. Et c’est comme ça qu’il envi­sa­gea sa vie. Loin de la recon­nais­sance et des fastes de la vie publique.

Le maître de Pas­teur était Biot. Étu­diant, il avait assis­té à sa céré­mo­nie de récep­tion à l’A­ca­dé­mie Fran­çaise et enten­du son dis­cours, ses conseils de vieux savant aux jeunes scien­ti­fiques, les exhor­tant à se mettre au ser­vice de la recherche pure : « Peut-être la foule igno­re­ra votre nom et ne sau­ra pas que vous exis­tez. Mais vous serez connus, esti­més, recher­chés d’un petit nombre d’hommes émi­nents, répar­tis sur toute la sur­face du globe, vos émules, vos pairs dans le sénat uni­ver­sel des intel­li­gences, eux seuls ayant le droit de vous appré­cier et de vous assi­gner un rang, un rang méri­té, dont ni l’in­fluence d’un ministre, ni la volon­té d’un prince, ni le caprice popu­laire ne pour­ront vous faire des­cendre, comme ils ne pour­raient vous y éle­ver, et qui demeu­re­ra, tant que vous serez fidèles à la science qui vous le donne.»

Oui, défi­ni­ti­ve­ment, Yer­sin fait par­tie de ce genre d’hommes. On l’ap­pelle de part le monde pour appor­ter ses lumières là où on a besoin de lui, mais lui se cache, joue la fille de l’air, s’oc­cupe de sa ferme à Nha Trang et fait for­tune sans vrai­ment le faire exprès. C’est peut-être ça le génie, l’in­com­pa­rable modes­tie des labo­rieux pour qui les décou­vertes scien­ti­fiques sont comme pour le com­mun des mor­tels le ques­tion­ne­ment du pour­quoi du com­ment de l’in­can­des­cence d’un fila­ment dans une ampoule. Et ampoule, ça rime avec poule…

On déroule sou­vent l’his­toire des sciences comme un bou­le­vard qui mène­rait droit de l’i­gno­rance à la véri­té mais c’est faux. C’est un lacis de voies sans issue où la pen­sée se four­voie et s’empêtre. Une com­pi­la­tion d’é­checs lamen­tables et par­fois rigo­los. Elle est com­pa­rable en cela à l’his­toire des débuts de l’a­via­tion. Eux-mêmes contem­po­rains des débuts du ciné­ma. De ces films sac­ca­dés en noir et blanc où l’on voit se bri­ser et se déchi­rer de la toile. Des rêveurs ica­riens har­na­chés d’ailes en tutu courent les bras écar­tés comme des bal­le­rines vers le bord d’une falaise, se jettent dans le vide et tombent comme des cailloux, s’é­crasent en bas sur la grève.
[…]
Pour­tant, ça ne suf­fit pas, et il faut encore une fois en venir au micro­scope, aux revues scien­ti­fiques. Assis à son bureau, dans son fau­teuil en rotin, Yer­sin étu­die l’embryologie, et le prin­cipe de Hae­ckel, selon lequel le déve­lop­pe­ment d’un seul être, l’on­to­gé­nèse, réca­pi­tule en embryo­lo­gie du pous­sin celui de toute l’es­pèce, la phy­lo­gé­nèse, et qu’en accé­lé­ré, à l’in­té­rieur de l’œuf, le fœtus par­court à grande vitesse l’é­vo­lu­tion des gal­li­na­cés depuis le rep­tile. Parce qu’il aime les œufs, parce qu’il aime sa sœur, Yer­sin vou­drait savoir com­ment avec du jaune et du blanc d’œuf on obtient un bec, des plumes, des pattes, bien­tôt dans l’as­siette l’aile ou la cuisse et par­fois des frites. Quand il s’y met, il ne fait rien à moi­tié et retrousse les manches de sa blouse blanche. Il faut tou­jours qu’il sache tout, Yer­sin, c’est plus fort que lui. Le vain­queur de la peste ne bais­se­ra pas les bras devant le poulet.
[…]
Pen­dant qu’on patauge à Nha Trang dans la merde de poule, les prix Nobel com­mencent à pleu­voir sur les pas­teu­riens de Paris. Lave­ran pour ses tra­vaux sur la mala­ria. Metch­ni­koff pour ses recherches sur le sys­tème immu­ni­taire. Yer­sin met fin à l’ex­pé­rience aviaire et consigne ses conclu­sions, dont il envoie une copie à Émi­lie. Il pré­co­nise, pour obte­nir de meilleures pon­deuses en Indo­chine, de métis­ser les anna­mites avec des wyan­dottes. Il invente une ali­men­ta­tion équi­li­brée pour les gal­li­na­cés, bien pré­fé­rable au Full-o-Pep amé­ri­cain, plus éco­no­mique, et adap­tée aus­si à la Suisse, une mix­ture à base de farine de hari­cot, de sang séché et de poudre de feuilles de sen­si­tive, écrit une note là-des­sus mais pas de quoi décro­cher le Nobel.

Encore un livre sublime de la part de Deville, tou­jours dans ce style à la fois enjoué et désin­volte, c’est à la fois une écri­ture de dan­dy désa­bu­sé et d’é­ru­dit sans pédan­te­rie. A pré­sent, il ne m’en reste plus qu’un à lire. Il faut main­te­nant prendre la plume pour remer­cier l’au­teur et l’in­ci­ter à continuer…

Patrick Deville, Peste et choléra
Seuil, col­lec­tions Fic­tions & Cie, 2012

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Les pen­dules sym­pa­thiques d’A­bra­ham-Louis Breguet

Les pen­dules sym­pa­thiques d’A­bra­ham-Louis Breguet

Abra­ham-Louis Bre­guet n’est pas qu’un simple hor­lo­ger, c’est éga­le­ment un phy­si­cien fran­çais de renom qui s’est illus­tré par la créa­tion des pen­dules sym­pa­thiques. Si le phy­si­cien qu’il était s’est fait de l’hor­lo­ge­rie une spé­cia­li­té, c’est à cause de sa pré­oc­cu­pa­tion tech­nique de pou­voir mesu­rer le temps d’une manière fiable et de mettre à dis­po­si­tion pour ses col­lègues des objets de haute tech­ni­ci­té. Il a par ailleurs par­ti­ci­pé au déve­lop­pe­ment d’un objet que tout le monde porte aujourd’hui ; la montre-bracelet.
Alors certes, ces pen­dules ont vrai­ment quelque chose qui les rend sym­pa­thiques, mais là n’est pas la ques­tion. Ces pen­dules sont dites sym­pa­thiques car elles fonc­tionnent en réa­li­té par couple. La pen­dule fonc­tionne de manière auto­nome mais sa par­ti­cu­la­ri­té consiste à acti­ver une tige tous les jours à minuit. La tige vient se ficher dans une montre logée dans son ber­ceau sur le des­sus de la pen­dule. Cette tige actionne le méca­nisme de la montre qui se remet à l’heure automatiquement.

Le méca­nisme de la montre com­pare alors son heure à celle de la pen­dule et ajuste la fré­quence de bat­te­ment de son balan­cier. Après quelques jours, cette fré­quence est cor­rec­te­ment ajus­tée. Ce méca­nisme consti­tue l’un des pre­miers sys­tèmes à rétro­ac­tion qui ait été éla­bo­ré. En effet, une erreur est mesu­rée et, de la gran­deur de cette erreur, le méca­nisme déduit la cor­rec­tion à appor­ter afin d’annuler la dite erreur. Dans ce cas pré­cis, la cor­rec­tion porte sur la vitesse et ce qui est mesu­ré est l’espace par­cou­ru. L’erreur de vitesse est donc inté­grée. Ain­si, aus­si petite qu’elle soit, son inté­grale ten­drait vers l’infini si la cor­rec­tion était insuf­fi­sante. (source Wiki­pe­dia)

De son vivant, Bre­guet ne fabri­que­ra que cinq hor­loges de ce type.
Les plus notables sont l’hor­loge fabri­quée pour le sul­tan Mah­mud II (1784–1839) et aujourd’­hui conser­vée au musée du Palais de Top­kapı à Istan­bul, celle du Duc d’Or­léans, la plus riche­ment déco­rée et éga­le­ment la pièce d’hor­lo­ge­rie la plus chère ven­due aux enchères (6,8 mil­lions de dol­lars, chez Sothe­by’s en décembre 2012) et enfin celle ven­due au roi des Fran­çais Louis-Phi­lippe Ier, le 23 août 1834, aujourd’­hui conser­vée au Mobi­lier Natio­nal. C’est à mon sens la plus belle pièce, par sa sobrié­té visuelle, ses lignes pures et son esthé­tique intem­po­relle, ain­si que par la finesse de la montre qui se fiche sur le berceau.

Pendule sympathique de Mahmut II - Abraham-Louis Bréguet - Musée de Topkapi - Istanbul

Pen­dule sym­pa­thique de Mah­mut II — Abra­ham-Louis Bré­guet — Musée de Top­ka­pi — Istanbul

Pendule sympathique - Abraham-Louis Bréguet - vendue à l'empereur français Louis-Philippe, le 23 août 1834 - Paris, Mobilier national -  Isabelle Bideau

Pen­dule sym­pa­thique — Abra­ham-Louis Bré­guet — ven­due au roi des Fran­çais Louis-Phi­lippe, le 23 août 1834 — Paris, Mobi­lier natio­nal — Isa­belle Bideau

Pendule Sympathique Breguet du Duc d’Orléans -Abraham-Louis Bréguet

Pen­dule Sym­pa­thique Bre­guet du Duc d’Or­léans ‑Abra­ham-Louis Bréguet

Pendule Sympathique Breguet du Duc d’Orléans (détail) - Abraham-Louis Bréguet

Pen­dule Sym­pa­thique Bre­guet du Duc d’Orléans (détail) — Abra­ham-Louis Bréguet

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Le vam­pire de Ropraz

Le vam­pire de Ropraz

Jacques Ches­sex est très cer­tai­ne­ment trop peu connu. Mais qu’on ne s’y trompe pas ; celui qui fut Prix Gon­court en 1973 pour L’ogre est Suisse (comme ça c’est dit, his­toire d’éviter l’appropriation). Il est d’ailleurs le seul Suisse à avoir obte­nu ce prix, ain­si que le Prix Gon­court de la poé­sie en 2004. Décé­dé en 2009, il a béné­fi­cié d”un regain de popu­la­ri­té après sa dis­pa­ri­tion, c’est en tout cas ce qui me l’a fait connaître et je découvre Ches­sex avec ce petit livre au nom qui sonne comme un coup de toc­sin dans l’hiver des hauts pla­teaux nei­geux, Le vam­pire de Ropraz.
Tout com­mence par la mort d’une jeune fille, une fleur sur la boue, qui sitôt enter­rée ver­ra sa tombe pro­fa­née, son corps atro­ce­ment muti­lé, dévo­ré, par un fou dan­ge­reux qu’on aura tôt fait de sur­nom­mer le vam­pire. La psy­chose s’empare d’un petit vil­lage du pla­teau du Haut-Jorat vau­dois, au nord du Léman, d’autant que le fou mul­ti­plie ses hor­reurs et s’en prend à deux autres jeunes filles, toutes aus­si mortes… Les dénon­cia­tions calom­nieuses com­mencent à cou­rir, on s’en prend aux mar­gi­naux, aux étran­gers, et la folie s’empare aus­si de la petite cam­pagne dans laquelle se répand la vilé­nie comme une traî­née de poudre, exa­cer­bant les ins­tincts les plus bas d’une com­mu­nau­té repliée sur elle-même… on finit par trou­ver un cou­pable qu’on envoie aux fers, puis un temps sau­vé par la psy­chia­trie fait un faux pas et se retrouve à nou­veau sous la vin­dicte popu­laire… Le jeune homme s’enfuit, on perd sa trace…
Le roman de Ches­sex décrit avec une éner­gie simple mais d’une effi­ca­ci­té redou­table la fas­ci­na­tion exer­cée par cet odieux per­son­nage, dont rien ne nous dit s’il est le cou­pable ou non, mais ce qui est le plus fas­ci­nant, c’est la bas­sesse des gens, leur mes­qui­ne­rie, les grandes peurs qui par magie se trans­muent en petites cochon­ne­ries. Dans une langue lim­pide, directe et somp­tueu­se­ment pesée, Ches­sex livre un bijou ter­ri­fiant, basé sur des faits réels, qui n’a rien à envier aux maîtres de la lit­té­ra­ture d’horreur.

Février 1903. Le début de l’année a été très froid, la neige tient sur Ropraz, qui paraît encore plus tas­sé, et oublié, sur son pla­teau bat­tu des vents. Depuis le 1er février la neige tombe sans dis­con­ti­nuer. Une neige lourde, mouillée, sur le ciel sombre, et le vil­lage n’a pas été épar­gné depuis quelques temps. Routes cou­pées, les fièvres, plu­sieurs vaches ont mal vêlé, et le 17, un mar­di, la jeune Rosa, grande fleur fraîche, vingt ans, la peau claire, de grands yeux, de longs che­veux châ­tains, est morte de la ménin­gite dans la ferme de son père, M. Emile Gil­lié­ron, juge de paix et dépu­té au Grand Conseil. C’est un homme consi­dé­rable, sévère, avi­sé, géné­reux. Il a du bien, beau­coup de terre à la ronde, et la souple beau­té de sa fille a fait des troubles puis­sants. De plus elle est bonne chan­teuse, dévouée aux malades, active parois­sienne à l’église mère de Mézières… Des gens rares, comme on voit. Et qui étonnent devant la lai­deur, le vice, la ladre­rie ambiante.

La fin que Ches­sex nous réserve peut paraître fan­tasque, mais ce n’est que pour mieux poin­ter du doigt le fait qu’une socié­té qui engendre des monstres est tout aus­si capable de les vénérer…

Pho­to © Oli­vier Londe

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