Le bap­tême de la solitude

Le bap­tême de la solitude

Retour dans le désert avec Paul Bowles. Nom­breux sont les écri­vains qui ont par­lé du désert, mais peu l’ont vrai­ment expé­ri­men­té. Lieu de pri­va­tion, d’ex­trême dénue­ment, de la plus sin­gu­lière déso­la­tion, Bowles parle des pre­miers ins­tants, lors­qu’on arrive dans le désert, dans le Saha­ra en par­ti­cu­lier. Le silence et l’ab­sence, la pos­si­bi­li­té de deve­nir fou de par l’ab­sence de tout et le silence que l’on fait avec soi-même. Il en parle comme per­sonne, rai­son pour laquelle il a si bien su en par­ler éga­le­ment dans The shel­te­ring sky, qu’il faut, je le répète, lire avant de mourir.

Lorsque vous arri­vez au Saha­ra, pour la pre­mière ou la dixième fois, vous remar­quez immé­dia­te­ment la paix qui y règne.  Un silence abso­lu, incroyable, pré­do­mine à l’ex­té­rieur des villes. Et à l’in­té­rieur, même dans des lieux agi­tés comme les mar­chés, l’air a quelque chose d’as­sour­di, comme si le calme était une force consciente qui, refu­sant l’in­tru­sion du bruit, le réduit et le dis­sipe aus­si­tôt. Et puis, il y a le ciel, à côté duquel tous les autres ciels ne sont que de pâles essais. Solide, et lumi­neux, il est tou­jours le point cen­tral du pay­sage. Au cou­chant, l’ombre incur­vée, pré­cise, de la terre, monte rapi­de­ment de l’ho­ri­zon, y décou­pant une zone claire et une zone sombre. Quand toute la clar­té du jour a dis­pa­ru, et que l’es­pace est rem­pli d’é­toiles, le ciel est tou­jours d’un bleu brû­lant, intense, très fon­cé au zénith, et plus clair en direc­tion de la terre, si bien que la nuit ne devient jamais vrai­ment noire.
Vous fran­chis­sez la porte du fort ou de la ville, vous dépas­sez les cha­meaux cou­chés à l’ex­té­rieur, et vous mon­tez dans les dunes, ou bien vous vous éloi­gnez vers la plaine dure, pier­reuse, et vous res­tez un moment, seul.  Bien­tôt, soit vous fris­son­nez et retour­nez en tout hâte à l’in­té­rieur des murs, soit vous res­tez là et vous vous lais­sez gagner par quelque chose de très par­ti­cu­lier, que ceux qui vivent dans cette région connaissent, et que les Fran­çais appellent le « bap­tême de la soli­tude ». C’est une sen­sa­tion unique, qui n’a rien à voir avec le sen­ti­ment d’être seul, car il pré­sup­pose une mémoire. Ici, dans ce pay­sage entiè­re­ment miné­ral, éclai­ré par les étoiles comme par des feux, même la mémoire dis­pa­raît ; il ne reste que votre res­pi­ra­tion et les bat­te­ments de votre cœur. Un pro­ces­sus de réin­té­gra­tion de soi étrange, qui n’a rien d’a­gréable, com­mence en vous,  et vous avez le choix entre le com­battre et tenir à res­ter la per­sonne que vous avez tou­jours été, ou bien lui lais­ser libre cours. Car per­sonne, après un cer­tain temps au Saha­ra, n’est plus tout à fait le même.

Paul Bowles, Leurs mains sont bleues
Points Aventures

Pho­to d’en-tête © John Fow­ler

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La soli­tude de Saint-Kilda

Si la tra­ver­sée de l’At­lan­tique jus­qu’à ce petit archi­pel est si hasar­deuse et ne peut se faire que lorsque le vent souffle nord-est, c’est que Saint-Kil­da se trouve à soixante bons kilo­mètres des Hébrides exté­rieures, déjà à l’é­cart de l’ex­trême nord du nord de l’É­cosse, autant dire au bord du monde connu…
En 1876, les seize cabanes en pierre sèche (clei­tan), les trois mai­sons et l’é­glise qui com­posent les seules traces de vies humaines sur l’île mau­dite d’Hir­ta sont déser­tées… Tous les habi­tants ont fui une étrange malé­dic­tion qui tuait tous les nou­veaux-nés dans les pre­miers jours de leur vie ter­restre. Héri­tage consan­guin, nour­ri­ture trop amère ou asphyxie due à la tourbe ? D’autre disent que c’est un châ­ti­ment divin… Éle­veurs de mou­ton, agri­cul­teurs ou exploi­tants d’œufs marins, tous ont per­dus la foi en leur île et l’ont aban­don­né aux flots et aux vents…

Loca­li­sa­tion d’Hir­ta sur Google maps. Pour en savoir plus, Atlas des îles aban­don­nées par Judith Scha­lans­ky, édi­tions Arthaud.

Hirta, St Kilda

1860 Village, Hirta

Village Bay, Hirta

Feral Soay sheep 2

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Julius Win­some

Snow Crystal Landscape

Julius Win­some (roman de Gerard Dono­van) est un homme froid, iso­lé dans une cabane en bois au beau milieu de la forêt, presque à che­val sur la fron­tière, dans le Maine. Il vit dans un mai­son que lui a légué son père, une cabane aux murs recou­verts de livres, et se berce de mots dans une atti­tude mutique, proche de l’é­ré­mi­tisme le plus total. Ses quelques incur­sions en ville lui per­mettent de se pro­cu­rer le strict néces­saire, mais son idéal de vie consiste à faire pas­ser ses jours de retraite dans le doux silence de la forêt ennei­gée, avec son unique com­pa­gnon Hobbes, un chien aimant et patient.
Le décor est plan­té. Nous sommes en pleine nature. La neige est tombée.

Lime Tree Avenue in the Snow

Julius Win­some n’est pas un chas­seur, contrai­re­ment aux hommes de la région, mais il pos­sède une Enfield de sni­per que son père tenait de son propre père qui l’a­vait uti­li­sé pen­dant la pre­mière guerre mondiale.
Julius compte pas­ser des moments calmes, bai­gné dans la douce lec­ture de ses livres et par­ti­cu­liè­re­ment des son­nets de Sha­kes­peare, jus­qu’au jour où un coup de feu reten­tit tout près de sa mai­son, un coup de feu qui abat­tra net son com­pa­gnon Hobbes. Le per­son­nage prin­ci­pal va alors se trans­for­mer en une bête sau­vage, froi­de­ment cal­cu­la­trice et avec son Enfield, il va par­cou­rir la cam­pagne blanche pour abattre à son tour les chas­seurs des envi­rons. Com­mence une douce des­cente aux enfers dans le silence étouf­fé de ce cau­che­mar blanc, l’ap­pren­tis­sage de la souffrance.

Je n’at­ten­dais rien et rien n’est arri­vé. Une épaisse couche de glace s’est glis­sée dans mon coeur. Je l’ai sen­tie s’ins­tal­ler, grip­per les sou­papes et apai­ser le vent qui souf­flait dans ma car­casse. Je l’ai enten­due se pla­quer sur mes os, insé­rant du silence dans les endroits fra­giles, dans tout ce qui était bri­sé. Mon coeur a alors connu la paix du froid. J’ai renon­cé à mon ami, et la veillée noc­turne s’est ter­mi­née : désor­mais, seul son esprit vien­drait me rendre visite.

La souf­france de Win­some va se muer tout dou­ce­ment en ins­tinct meur­trier dans lequel la morale n’a plus sa place ; on ne se pose plus la ques­tion de savoir si tuer est bien ou mal. Toute la ques­tion est de savoir si la ven­geance froide devient un bon moyen de pan­ser ses plaies.

La nuit m’a dur­ci comme un bâton et m’a bran­di contre le monde. J’é­tais un bâton mena­çant l’u­ni­vers. J’ai regar­dé ma main qui agrip­pait la crosse. J’é­tais le fusil. J’é­tais la balle, la cible, la signi­fi­ca­tion d’un mot qui se dresse tout seul. Voi­là le sens du mot “ven­geance”, même lors­qu’on le couche sur le papier.

frozen willow

Gerard Dono­van nous sert un roman cru et froid comme un cadavre dans la neige. C’est une ode à l’a­mi­tié, le sou­ve­nir d’un amour per­du et enfin un grand cri de soli­tude adres­sé à tous les dis­pa­rus, dans ce qu’il y a de plus dou­lou­reux. Ce roman éclate comme un coup de fusil dans la forêt, un éclat métal­lique qui se plante dans la chair et nous invite à nous poser une der­nière fois la ques­tion du deuil. Des mots trou­blants qui trouvent un écho au creux de mon existence.

J’ai décou­vert la forme du deuil, et elle m’est deve­nue fami­lière, puisque le moindre recoin, le moindre banc de Fort Kent me rap­pe­laient mon père, tous les endroits qu’il fré­quen­tait. Com­bien de fois suis-je pas­sé devant sa tombe en allant ache­ter du pain et du lait — sur­tout les pre­mières semaines après la dis­pa­ri­tion de l’homme avec qui j’a­vais par­ta­gé les trente pre­mières années de ma vie -, et je me suis deman­dé com­ment tant de science et d’ex­pé­rience avait pu s’é­teindre comme une lampe.

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Sukk­wan Island

David Vann a peut-être écrit le roman qui inau­gu­re­ra une nou­velle ère de la lit­té­ra­ture. Sukk­wan Island décrit un huis-clos insou­te­nable sur une île per­due en Alas­ka, entre un père et son fils. Après une vie tumul­tueuse, deux mariages ratés, des échecs per­son­nels dif­fi­ciles à ava­ler, Jim pro­pose à son fils de treize de par­tir avec lui pen­dant un an à la ren­contre de la nature alas­kane sur une île uni­que­ment acces­sible par avion ou en bateau. Ce gar­çon né d’un pre­mier mariage, qu’il connait peu et qui le connais encore moins part un peu à recu­lons mais décide de lais­ser une chance à son père et de le suivre, coûte que coûte. Ins­tal­lés dans une cabane som­maire, avec un appro­vi­sion­ne­ment qui l’est tout autant, leurs nuits sont mou­ve­men­tées, sur­tout à cause de Jim qui pleure dans son som­meil, gémit sur sa culpa­bi­li­té d’homme à femmes et a de la peine à s’ex­cu­ser ses frasques sexuelles. C’est dans cette atmo­sphère humide et suin­tante dans l’au­tomne du grand nord que va se scel­ler le des­tin de ces deux êtres dés­unis par les liens du sang, étran­gers à eux-mêmes comme au monde dans lequel ils vivent. En pillant leurs réserves, un ours les aide­ra à chu­ter, les lais­sant à leur sort déjà pas reluisant.

Sitka Alaska Tribe Seal

Le livre de David Vann est d’une excep­tion­nelle cruau­té, comme s’il avait été écrit avec la lame brillante et froide d’un cou­teau de chasse sur la porte d’une cabane de trap­peur. Jus­qu’à la moi­tié des pages, on n’a aucune idée de la pos­sible dérive d’un père et de son fils, jus­qu’au moment où l’on est frap­pé en pleine face par leur des­tin. L’autre moi­tié du livre est une sombre des­cente aux enfers comme on n’en a jamais lu. Pas de com­plai­sance, pas de choix pos­sibles non plus, et fina­le­ment l’hu­ma­ni­té que l’on croyait per­due est redis­tri­buée d’une manière éton­nante comme des cartes sur une table de poker. Comme ils disent sur Tech­ni­kart, «La recette Sukk­wan Island ? Un père, un fils, l’Alaska et un putain de coup de théâtre.» 

Tan­dis qu’ils sur­vo­laient les lieux, Roy obser­vait le reflet de l’avion jaune qui se déta­chait sur celui, plus grand, des mon­tagnes vert sombre et du ciel bleu. Il vit la cime des arbres se rap­pro­cher de chaque côté de l’appareil, et quand ils amer­rirent des gerbes d’eau giclèrent de toute part. Le père de Roy­sor­tit la tête par la fenêtre laté­rale, sou­rire aux lèvres, impa­tient. L’espace d’un ins­tant, Roy eut la sen­sa­tion de débar­quer sur une terre fée­rique, un endroit irréel.
Ils se mirent à l’ouvrage. Ils avaient empor­té autant de maté­riel que l’avion pou­vait en conte­nir. Debout sur un des flot­teurs, son père gon­fla le Zodiac avec la pompe à pied pen­dant que Roy aidait le pilote à déchar­ger le moteur John­son six che­vaux au-des­sus de la poupe où il patien­ta, sus­pen­du dans le vide, jusqu’à ce que l’embarcation fût prête. Ils l’y fixèrent, char­gèrent le bateau de bidons d’essence et de jer­ry­cans qui com­po­sèrent le pre­mier voyage. Son père le fit en soli­taire tan­dis que Roy, anxieux, atten­dait dans la car­lingue avec le pilote qui ne ces­sait pas de parler.

En lisant quelques cri­tiques (ici et et encore notam­ment), je me suis aper­çu que les avis néga­tifs por­taient sur­tout l’ab­sence de des­crip­tions gran­dioses de la nature du Grand Nord et éga­le­ment le peu d’ap­pro­fon­dis­se­ment de la psy­cho­lo­gie des per­son­nages. Alors évi­dem­ment, pour les des­crip­tions de la nature, il va plu­tôt fal­loir se diri­ger vers Jack Lon­don ou des écri­vains natu­ra­listes. Le maga­zine Geo fait très bien ça. Ou le Natio­nal Geo­gra­phic. Vann pose les bases dès le départ, il n’est pas là pour faire un joli tableau idyl­lique d’une île para­di­siaque, mais pour racon­ter l’his­toire la plus ter­ri­fiante qui soit, c’est à dire le moment où les rela­tions d’un père et son fils bas­culent dans la plus grande noir­ceur parce que plus rien, même l’i­so­le­ment, le confi­ne­ment, n’ar­rive à réta­blir la com­pré­hen­sion des êtres. D’autre part, et il va fal­loir s’y habi­tuer, le roman tend à s’af­fran­chir de la psy­cho­lo­gie parce que la psy­cho­lo­gie c’est chiant. La psy­cho­lo­gie, c’est ce qui reste quand un auteur manque de souffle et ne sait pas racon­ter des his­toires. C’est un peu ce gamin qu’on a tous connu dans la cour de récréa­tions qui raconte des his­toires drôles qui ne font rire per­sonne, parce que déci­dé­ment, il ne sait pas les racon­ter. La psy­cho­lo­gie, c’est pour les gens struc­tu­rés en manque d’imagination.
Ce que veut le lec­teur d’au­jourd’­hui, ce sont des vraies his­toires, un style, un souffle, des coups de poing dans la gueule, des trem­ble­ments de crainte et de dégoût (fear and loa­thing) pas des mas­tur­ba­tions autour de la com­plexi­té des sen­ti­ments et bla­bla­bla ni de se prendre de sym­pa­thie ou pas pour un per­son­nage qui est là pour être détes­té… David Vann en ce sens fera date et d’autres après lui, il faut l’espérer.

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Nul­lar­bor

Nullarbor Desert

Pho­to © Georg Hol­de­ried

La terre de Nul­lar­bor est un lieu d’ab­sence, un désert sans arbre (nul­lus arbor : aucun arbre) sur la côte sud de l’Aus­tra­lie qui a la par­ti­cu­la­ri­té de n’être qu’un immense bloc de cal­caire plan­té sur le rivage de la grande baie. L’ex­plo­ra­teur Edward John Eyre en dira que c’est « une ano­ma­lie hideuse, une erreur de la Nature, un pay­sage de cau­che­mar » et c’est pré­ci­sé­ment en par­tie dans ce décor de théâtre et de nature rugueuse que David Fau­quem­berg a pla­cé l’ac­tion de son roman épo­nyme, Nul­lar­bor, pour lequel il a obte­nu le prix Nico­las-Bou­vier en 2007.

Nullarbor

Pho­to © Georg Hol­de­ried

Roman ini­tia­tique d’un petit Fran­çais débar­qué dans le bush aus­tra­lien, c’est un par­cours sur les routes ensa­blées de Nul­lar­bor, sur un cha­lu­tier déglin­gué par­ti en mer pour une pêche meur­trière avec pour com­pa­gnons des bala­frés beu­glant après leur palangre et débi­tant la pois­caille avec des surins grands comme des machettes. Et c’est aus­si une balade un peu pous­sié­reuse dans la man­grove infes­tée de cro­co­diles par­mi les bush­men qui l’a­dop­te­ront sous le sobri­quet démo­dé de Napo­léon, ceux-là même qui gui­daient Bruce Chat­win sur les pistes chan­tées, à cette dif­fé­rence près que ceux-là ne sont pas nus mais portent des cou­leurs cha­toyantes et des pré­noms far­fe­lus comme Augus­tus.
L’é­cri­ture de David Fau­quem­berg est enle­vée, concise et brute à la fois, elle exhale une vio­lence désa­bu­sée et le rythme sac­ca­dé d’une res­pi­ra­tion cou­pée là, juste sous le dia­phragme, elle porte en elle les stig­mates de ceux qui se sont esquin­tés sur la route en per­dant quelques dents dans les bagarres de bars éclai­rés au néon, tout en s’au­to­ri­sant par­fois un humour de potache qui n’est pas sans rap­pe­ler Hun­ter S. Thomp­son.

En arrière-plan, une étrange forme rose et mauve déri­vait len­te­ment, bous­cu­lée par la brise. Sa tente igloo d’oc­ca­sion, pré­vue pour une famille, sem­blait bien déci­dée à se faire la malle. J’at­ten­dais sans rien dire, qu’A­dam s’en aper­çoive. Alors, il s’est mis à cou­rir, ce que mani­fes­te­ment il n’a­vait jamais fait. Au lieu de pro­pul­ser sont corps vers l’a­vant, ses jambes se jetaient en arrière. Avec convic­tion, sans effet. J’ai aidé le poète à déclouer la tente des buis­sons épi­neux. Son visage ne tra­his­sait aucun aga­ce­ment, aucune sur­prise. Dans son monde, les objets se com­por­taient de manière chao­tique, hostile.
Sur la fron­tière de l’Aus­tra­lie-Occi­den­tale, les doua­niers fai­saient les cent pas à l’ombre de bâti­ments noirs. À perte de vue le désert et, au milieu, de petits fonc­tion­naires zélés, imbus de leur mis­sion hau­te­ment stra­té­gique : défendre fiè­re­ment les cou­leurs de l’É­tat. Un jour, elle serait le der­nier rem­part contre l’en­va­his­seur venu de l’est, et qui emprun­tait l’autoroute.

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