Une ferme à Nha Trang

Une ferme à Nha Trang

Lan­cé dans la lec­ture d’un qua­trième livre du même auteur, Patrick Deville, je plonge à corps per­du, len­te­ment pour­tant, avec pré­cau­tion, dans les uni­vers qu’il déve­loppe sous mes yeux. C’est le genre de lec­ture qui ne se dévore qu’à grandes lam­pées qu’on garde pour­tant long­temps dans la bouche pour en reti­rer toutes les saveurs, sucrées, amères, uma­mi (うま味)… Impos­sible pour moi d’y pas­ser trop peu de temps, ce serait faire affront, ce serait injuste…

Après (dans l’ordre) Kam­pu­chéa, Pura Vida et Equa­to­ria, c’est main­te­nant Peste et Cho­lé­ra. On s’in­ter­ro­ge­ra sur les titres de ses livres qui tous riment en « a ». Des livres puis­sants, des his­toires impro­bables nées des recoins de l’his­toire, celles qui ne s’ap­prend pas à l’é­cole de la Répu­blique. Quel pro­fes­seur aven­tu­reux aurait pour choix de s’ar­rê­ter un ins­tant sur le des­tin de la redé­cou­verte des temples d’Ang­kor par un orni­tho­logue mort de la fièvre jaune à Luang Pra­bang ? Quel fou impro­bable son­ge­rait à nar­rer les exploits piteux d’un jour­na­liste aven­tu­rier qui s’au­to-pro­cla­ma pré­sident du Nica­ra­gua dans une Amé­rique Cen­trale ron­gée par les vers de la guerre civile ? Quel petit éru­dit vou­dra par­ler de la période la plus sombre du Congo, où se mêlent le visage tran­quille de Savor­gnan de Braz­za et la grande entour­loupe dont il fut vic­time et la ter­rible sta­ture de ce salo­pard de Léo­pold II de Bel­gique qui vou­lait faire d’une terre afri­caine son pré car­ré ? Patrick Deville s’ar­rête sur ces excrois­sances de la Grande His­toire et en tire une sève qui se lit comme un beau roman de voyage, avec ses tics de lan­gage (une manière de…) et ses his­toires d’a­mour qui émaillent ses pages, comme autant d’in­ten­si­tés brusques, sur­gies tan­dis qu’il se rend sur place, à la manière des grands repor­ters. On sent dans le cou la souffle rauque d’Al­bert Londres…

Alexandre Yersin (1863-1943) © Institut Pasteur

Alexandre Yer­sin (1863–1943) © Ins­ti­tut Pasteur

Avec Peste et Cho­lé­ra, Deville nous emmène à Paris, dans les labo­ra­toires asep­ti­sés d’un Ins­ti­tut Pas­teur nais­sant, dans la moi­teur de Nha Trang, sur les navires de com­merce qui sillonnent le sud-est asia­tique, dans un tour­billon d’his­toires, met­tant en scène un per­son­nage pour le moins étrange ; Alexandre Yer­sin. Hel­vète, méde­cin bac­té­rio­lo­giste, il a modes­te­ment décou­vert le bacille de la peste et dans la fou­lée un sérum capable d’en anéan­tir les effets… Une paille, comme disait mon grand-père. Pour­tant, l’his­toire retien­dra plu­tôt les noms de Pas­teur, Roux, Cal­mette… Peu importe. L’homme est un ori­gi­nal, il goûte son suc­cès aus­si bien qu’il n’en fait que peu de cas, pré­fère vivre sa vie de soli­taire en construi­sant une mai­son car­rée à Nha Trang, reste insen­sible aux sol­li­ci­ta­tions de ses pairs pour aller com­battre les bacilles à tra­vers le monde, en Indo­chine, en Inde. Il fuit l’Inde devant le carac­tère hau­tain des auto­ri­tés bri­tan­niques… retourne dans sa mai­son car­rée, revient de temps en temps en Europe embras­ser sa mère, à Paris saluer Pas­teur. Il ne se fixe nulle part, court par­tout, rem­plit sa vie de petits plai­sirs et de petits riens comme on entasse des papiers dans une besace, sans faire le tri. L’homme reste dans l’ombre, invente conne­ment ce qui sera la pre­mière recette du coca-cola, fait for­tune dans le caou­tchouc avec lequel on fait les pre­miers pneus… Yer­sin, pour­tant, reste confi­né dans les archives de l’Ins­ti­tut Pas­teur, il aurait aimé ça. Et c’est comme ça qu’il envi­sa­gea sa vie. Loin de la recon­nais­sance et des fastes de la vie publique.

Le maître de Pas­teur était Biot. Étu­diant, il avait assis­té à sa céré­mo­nie de récep­tion à l’A­ca­dé­mie Fran­çaise et enten­du son dis­cours, ses conseils de vieux savant aux jeunes scien­ti­fiques, les exhor­tant à se mettre au ser­vice de la recherche pure : « Peut-être la foule igno­re­ra votre nom et ne sau­ra pas que vous exis­tez. Mais vous serez connus, esti­més, recher­chés d’un petit nombre d’hommes émi­nents, répar­tis sur toute la sur­face du globe, vos émules, vos pairs dans le sénat uni­ver­sel des intel­li­gences, eux seuls ayant le droit de vous appré­cier et de vous assi­gner un rang, un rang méri­té, dont ni l’in­fluence d’un ministre, ni la volon­té d’un prince, ni le caprice popu­laire ne pour­ront vous faire des­cendre, comme ils ne pour­raient vous y éle­ver, et qui demeu­re­ra, tant que vous serez fidèles à la science qui vous le donne.»

Oui, défi­ni­ti­ve­ment, Yer­sin fait par­tie de ce genre d’hommes. On l’ap­pelle de part le monde pour appor­ter ses lumières là où on a besoin de lui, mais lui se cache, joue la fille de l’air, s’oc­cupe de sa ferme à Nha Trang et fait for­tune sans vrai­ment le faire exprès. C’est peut-être ça le génie, l’in­com­pa­rable modes­tie des labo­rieux pour qui les décou­vertes scien­ti­fiques sont comme pour le com­mun des mor­tels le ques­tion­ne­ment du pour­quoi du com­ment de l’in­can­des­cence d’un fila­ment dans une ampoule. Et ampoule, ça rime avec poule…

On déroule sou­vent l’his­toire des sciences comme un bou­le­vard qui mène­rait droit de l’i­gno­rance à la véri­té mais c’est faux. C’est un lacis de voies sans issue où la pen­sée se four­voie et s’empêtre. Une com­pi­la­tion d’é­checs lamen­tables et par­fois rigo­los. Elle est com­pa­rable en cela à l’his­toire des débuts de l’a­via­tion. Eux-mêmes contem­po­rains des débuts du ciné­ma. De ces films sac­ca­dés en noir et blanc où l’on voit se bri­ser et se déchi­rer de la toile. Des rêveurs ica­riens har­na­chés d’ailes en tutu courent les bras écar­tés comme des bal­le­rines vers le bord d’une falaise, se jettent dans le vide et tombent comme des cailloux, s’é­crasent en bas sur la grève.
[…]
Pour­tant, ça ne suf­fit pas, et il faut encore une fois en venir au micro­scope, aux revues scien­ti­fiques. Assis à son bureau, dans son fau­teuil en rotin, Yer­sin étu­die l’embryologie, et le prin­cipe de Hae­ckel, selon lequel le déve­lop­pe­ment d’un seul être, l’on­to­gé­nèse, réca­pi­tule en embryo­lo­gie du pous­sin celui de toute l’es­pèce, la phy­lo­gé­nèse, et qu’en accé­lé­ré, à l’in­té­rieur de l’œuf, le fœtus par­court à grande vitesse l’é­vo­lu­tion des gal­li­na­cés depuis le rep­tile. Parce qu’il aime les œufs, parce qu’il aime sa sœur, Yer­sin vou­drait savoir com­ment avec du jaune et du blanc d’œuf on obtient un bec, des plumes, des pattes, bien­tôt dans l’as­siette l’aile ou la cuisse et par­fois des frites. Quand il s’y met, il ne fait rien à moi­tié et retrousse les manches de sa blouse blanche. Il faut tou­jours qu’il sache tout, Yer­sin, c’est plus fort que lui. Le vain­queur de la peste ne bais­se­ra pas les bras devant le poulet.
[…]
Pen­dant qu’on patauge à Nha Trang dans la merde de poule, les prix Nobel com­mencent à pleu­voir sur les pas­teu­riens de Paris. Lave­ran pour ses tra­vaux sur la mala­ria. Metch­ni­koff pour ses recherches sur le sys­tème immu­ni­taire. Yer­sin met fin à l’ex­pé­rience aviaire et consigne ses conclu­sions, dont il envoie une copie à Émi­lie. Il pré­co­nise, pour obte­nir de meilleures pon­deuses en Indo­chine, de métis­ser les anna­mites avec des wyan­dottes. Il invente une ali­men­ta­tion équi­li­brée pour les gal­li­na­cés, bien pré­fé­rable au Full-o-Pep amé­ri­cain, plus éco­no­mique, et adap­tée aus­si à la Suisse, une mix­ture à base de farine de hari­cot, de sang séché et de poudre de feuilles de sen­si­tive, écrit une note là-des­sus mais pas de quoi décro­cher le Nobel.

Encore un livre sublime de la part de Deville, tou­jours dans ce style à la fois enjoué et désin­volte, c’est à la fois une écri­ture de dan­dy désa­bu­sé et d’é­ru­dit sans pédan­te­rie. A pré­sent, il ne m’en reste plus qu’un à lire. Il faut main­te­nant prendre la plume pour remer­cier l’au­teur et l’in­ci­ter à continuer…

Patrick Deville, Peste et choléra
Seuil, col­lec­tions Fic­tions & Cie, 2012

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Pétri­chor…

Pétri­chor…

Il y a un mot pour ça…

Le pétri­chor est lié à l’o­deur par­ti­cu­lière que prend la terre après la pluie. Ce terme a été créé en 1964 par deux cher­cheurs, Isa­bel Joy Bear et Rode­rick G. Tho­mas dans la revue anglo­phone Nature, dénom­mant ain­si le liquide hui­leux secré­té par cer­taines plantes, puis absor­bé par les sols et roches argi­leux pen­dant les périodes sèches, et qui, après la pluie, dégage une odeur carac­té­ris­tique en se com­bi­nant avec la géosmine.

For­mé à par­tir du grec petros signi­fiant pierre et ichor dési­gnant le sang des dieux dans la mytho­lo­gie grecque.

Source Wiki­pe­dia

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Inven­taire rai­son­né des notions les plus indis­pen­sables à tous, pour une socié­té de savants et de gens de lettres

Inven­taire rai­son­né des notions les plus indis­pen­sables à tous, pour une socié­té de savants et de gens de lettres

Tout est dans le sous-titre de cette œuvre colos­sale dont le titre est très pré­ci­sé­ment : Dic­tion­naire de la conver­sa­tion et de la lec­ture. La socié­té a besoin de savants et de gens de lettres et elle ne sau­rait évo­luer dans le bon sens sans un solide cor­pus de lec­tures affrio­lantes. De l’a­veu du direc­teur de la publi­ca­tion, voi­ci une somme qui offre un bon com­plé­ment à la lec­ture du Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie, si le cœur vous en dit pour l’un comme pour l’autre… En exergue, une cita­tion de Montesquieu :

Celui qui voit tout abrège tout…

Pas moins de seize volumes de plus de 800 pages vous attendent sur Gal­li­ca, prêts à ali­men­ter vos conver­sa­tions le soir entre amis, autour d’un verre et de sau­cisses cock­tail trem­pées dans la moutarde.

Extrait de l’in­tro­duc­tion que j’aime particulièrement :

Il est bon de pro­cu­rer aux conva­les­cents des dis­trac­tions morales au moyen de la conver­sa­tion, de la lec­ture et de la musique, en évi­tant de cau­ser de la fatigue.

On en fré­mit d’avance.

Dic­tion­naire de la conver­sa­tion et de la lec­ture : inven­taire rai­son­né des notions géné­rales les plus indis­pen­sables à tous, par une socié­té de savants et de gens de lettres. Sous la direc­tion de M. W. Duckett - Aux comp­toirs de la direc­tion (Paris) M. Lévy frères (Paris) [puis] Fir­min Didot, frères, fils (Paris)-1853–1860

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Les mer­veilles de Jean Pain­le­vé #9 — Com­ment naissent les méduses

Nous voi­ci trans­por­tés dans le Finis­tère, sur l’es­tran de Ros­coff où l’on trouve encore aujourd’­hui un aqua­rium un peu vieillot, quelques vieilles bâtisses évo­quant l’âge d’or d’Anne de Bre­tagne et le sou­ve­nir du col­por­tage de légumes avec les John­nies, les fameux ven­deurs d’oi­gnons. Mais là n’est pas la ques­tion, puisque nous sommes à la sta­tion bio­lo­gique, un haut-lieu scien­ti­fique où l’on forme les futurs scien­ti­fiques de l’I­FRE­MER et où Jean Pain­le­vé, en 1960, filme la nais­sance des méduses dans un bal­let de lumières tout à fait fascinant.

Com­ment naissent les méduses
de Jean Painlevé
France/1960/14’25” (more…)

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Les mer­veilles de Jean Pain­le­vé #8 — Le vampire

Hui­tième volet des petits films de Jean Pain­le­vé. Le vam­pire… Étran­ge­ment, ce film sort en 1945, juste après la guerre. Petite musique très Nou­velle-Orléans en accom­pa­gne­ment, nous assis­tons à la mise en paral­lèle du Nos­fe­ra­tu de Mur­nau et de l’acte de suc­cion du sang chez la Des­mo­dus rotun­dus dont la mor­sure vous réserve quelques belles mala­dies très sym­pa­thiques. En pré­am­bule, un tour d’ho­ri­zon des petites bébêtes ado­rables qui nous pour­rissent l’exis­tence. (more…)

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