Il fal­lait que la paroi accepte d’être gra­vée ou peinte…

Il fal­lait que la paroi accepte d’être gra­vée ou peinte…

Apprendre à pen­ser ailleurs, autre­ment, se déci­der à se dépor­ter seul pour avoir une vue de biais, pour sai­sir de biais — et non pas de tra­vers —, entrer dans les Égypte de l’es­prit… Voi­ci une gym­nas­tique de l’es­prit qu’il est dif­fi­cile d’ad­mettre et de s’im­po­ser, ou même de se pro­po­ser. A tra­vers l’œuvre de Jean Clottes que j’ex­plore depuis quelques années, je trouve de la matière à me repré­sen­ter les choses autre­ment, en m’in­si­nuant dans des concepts trans­po­sables et sur les­quels j’ar­rive à tra­vailler au quo­ti­dien afin de mieux sai­sir ce qu’est l’accom­pa­gne­ment au quo­ti­dien. De ces effets de bord de la pen­sée, naissent par­fois des choses inat­ten­dues au creux de l’ap­pré­hen­sion du quotidien.

Les deux prin­ci­paux concepts qui per­mettent de com­prendre cette reli­gion venue des fonds des âges qu’est le cha­ma­nisme, sont la per­méa­bi­li­té et la flui­di­té. Le paléon­to­logue Jean Clottes dis­tingue exac­te­ment quatre concepts en appa­rence simples, éclai­rant la vision que pou­vaient avoir les hommes paléo­li­thiques de leur concep­tion du monde. Lors­qu’on parle de cha­ma­nisme, il faut englo­ber un cer­tain nombre de croyances ayant cours dans les socié­tés tra­di­tion­nelles, mais éga­le­ment une pen­sée natu­ra­liste et englo­bante que l’on trouve aujourd’­hui notam­ment dans les cam­pagnes, plus rare­ment dans les villes, mais il est là ques­tion de quelque chose qui ne nous est pas com­plè­te­ment étranger.

Le pre­mier de ces concepts est l’inter­con­nexion des espèces, entre les ani­maux, entre l’a­ni­mal et l’hu­main, mais aus­si entre ani­mal, humain et esprits. On trouve par exemple des simi­li­tudes entre des qua­li­tés ou des aspects phy­siques entre les repré­sen­tants des trois types sans qu’il n’y ait vrai­ment de dis­tinc­tion entre les trois. Nous connais­sons bien ce concept puisque dans nombre de nos repré­sen­ta­tions, nous avons tout autour de nous ce genre de pré­sup­po­sés. Le lion par exemple sym­bo­lise la force ; un homme est sou­vent dit fort comme un lion, et la cir­cu­la­tion de cette qua­li­té entre l’a­ni­mal, l’hu­main et un esprit repré­sen­tant la force est quelque chose qui nous parle communément.

Le second concept est la flui­di­té du monde vivant. Les ani­maux dotés de qua­li­tés humaines sont à l’i­mage des humains, et les humains peuvent se trans­for­mer en ani­maux et inver­se­ment. Cela donne lieu à la nais­sance de créa­tures com­po­sites (homme/cerf, femme/bison, etc.). La dif­fé­rence de nature entre ani­mal et humain n’existe pas. Phi­lippe Des­co­la nous apprend par exemple que chez les Achuar d’A­ma­zo­nie, il n’y a pas de dis­tinc­tions entre animal/humain/esprit. Le concept de nature est un et non divisible.

Le troi­sième est l’accep­ta­tion sans réserve de la com­plexi­té du monde. Dans les socié­tés tra­di­tion­nelles, la ten­dance de la langue n’est pas à la syn­thèse comme dans l’es­prit moderne, mais à la mul­ti­pli­ca­tion des vocables dési­gnant la com­plexi­té du monde.

De nos jours, nous avons ten­dance à syn­thé­ti­ser la réa­li­té. Nous emploie­rons un mot très géné­ral pour nous réfé­rer à un phé­no­mène, par exemple la neige, puis nous le pré­ci­se­rons en tant que besoin au moyen d’ad­jec­tifs ou d’in­ci­dentes : la neige légère et froide, la neige dure, la neige molle, la neige qui tombe dru, etc. Les Saa­mi du nord de la Nor­vège et de Lapo­nie, en revanche, emploient à chaque fois un mot nou­veau. Ils pos­sèdent ain­si des cen­taines de termes pour dési­gner la neige. Il en va de même pour les ani­maux, dont le plus impor­tant, pour les Saa­mi, est le renne, avec lequel ils vivent en sym­biose. Or ils n’ont pas, comme nous, un mot unique pour dési­gner cet ani­mal, mais plus de six cents termes dif­fé­rents, selon l’âge, le sexe, la cou­leur (85 mots), la robe (34), les andouillers (102) et bien d’autres attributs.

Le qua­trième est la per­méa­bi­li­té des mondes. Le monde n’est pas fer­mé et rigide. Les esprits et les forces natu­relles inter­cèdent dans le monde maté­riel et les invo­ca­tions per­mettent de faire adve­nir ces esprits et forces dans le monde connu, depuis le monde incon­nu. Si on les dis­tingue, les deux mondes n’ont pas de fron­tières fixes, pas de limites, et tout l’en­jeu va deve­nir non pas d’ef­fa­cer la fron­tière, mais de vivre sur cette frontière.

Nous étions dans un site superbe, au pied de falaises impres­sion­nantes, aux parois lisses et belles, par­fai­te­ment adap­tées à la gra­vure. Or les gra­vures ne se trou­vaient pas aux endroits pro­pices où nous nous serions atten­dus à les trou­ver, mais sur des pan­neaux à pre­mière vue moins adé­quats et pro­met­teurs. J’en fis la remarque à Bar­ney, évo­quant les cavernes euro­péennes où l’on constate le même phé­no­mène. Se pour­rait-il que la roche ait elle-même reje­té le des­sin ? Riant, il me dit que j’a­vais mis dans le mille… Il fré­quen­tait depuis de nom­breuses années les Hopis et les connais­sait assez pour par­ler de ces pro­blèmes avec eux. Il fal­lait effec­ti­ve­ment que la paroi accepte d’être gra­vée ou peinte. Cela deman­dait une longue médi­ta­tion et une com­mu­nion avec la roche avant de savoir si elle vous accep­tait ou vous refu­sait. Comme Bar­ney s’en éton­nait auprès d’un inter­lo­cu­teur hopi, il lui fut répon­du ver­te­ment « Pein­drais-tu sur le visage de ta mère si elle ne le vou­lait pas ? ».

Jean Clottes, Pour­quoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gal­li­mard 2011

Pho­to d’en-tête © Nicho­las Jones

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Le sou­ve­nir des mala­dies passées…

Le sou­ve­nir des mala­dies passées…

Retour dans le texte de Jean Clottes qui, cette fois-ci, nous emmène dans l’é­tat de Washing­ton, à deux pas du Cana­da, sur Mil­ler Island, une grande île de la Colum­bia River. Accom­pa­gné d’un indien Yako­ma, il découvre des motifs qui lui ouvrent les che­mins d’une prise de conscience terrible.
La pierre joue un rôle cen­trale dans les socié­tés tra­di­tion­nelles. Que ce soient les parois ou bien les rochers posés à même le sol, la roche est un élé­ment qui par­ti­cipe de la com­mu­ni­ca­tion entre le monde sou­ter­rain, le monde des esprits et la réa­li­té maté­rielle direc­te­ment appré­hen­sible et ces pein­tures ou ces gra­vures sont les témoi­gnages par­fois actuels ou tout au moins actua­li­sés d’une époque, d’un évé­ne­ment, d’un revers de for­tune. Pour­tant, qui aujourd’­hui est encore à même de com­prendre ces signes ? Visi­ble­ment, seuls les peuples de tra­di­tions orales ont encore la connais­sance de ces signi­fi­ca­tions qui peuvent tra­ver­ser les années et les siècles comme auraient dû par­ve­nir jus­qu’à nous le sens des pein­tures parié­tales du paléo­li­thique si la parole avait été écou­tée. La parole ne s’est jamais tue, elle est tou­jours pro­fé­rée, mais pas tou­jours écou­tée, ni même enten­due… Par­ti­cu­la­ri­té du monde moderne. Pour­tant, les tra­di­tions parié­tales qu’on consi­dère comme étant dis­pa­rues depuis des mil­liers d’an­nées sont encore vivantes aujourd’­hui, notam­ment chez les Abo­ri­gènes d’Aus­tra­lie et dans quelques eth­nies indiennes d’A­mé­rique. Cette ligne droite pro­ve­nant d’il y a 35 000 ans est la preuve maté­rielle et tan­gible que l’es­prit humain fonc­tionne avec des constantes psy­cho­lo­giques que seule la tra­di­tion orale per­met de main­te­nir… A méditer…

L’art était dis­per­sé en petits pan­neaux, avec sur­tout des pein­tures rouges et blanches et quelques gra­vures. L’un des sites ornés pré­sen­tait un motif haut d’une ving­taine de cen­ti­mètres, repré­sen­tant une sorte d’ar­ceau (une tête ?) peint en rouge, ouvert vers le bas, héris­sé de courts rayons paral­lèles sur le bord exté­rieur ; l’in­té­rieur était peint en blanc. Ce des­sin était super­po­sé à un nuage de points rouges. Je pen­sai d’a­bord que ces ponc­tua­tions avaient été faites au doigt, avant de réa­li­ser qu’il en exis­tait des quan­ti­tés dans toute cette zone et qu’il s’a­gis­sait d’une oxy­da­tion de la paroi.
Gregg était près de moi. Je lui fis part de mon inté­rêt et lui dis, pen­sant à voix haute, que je me deman­dais si le motif peint l’a­vait été en rela­tion avec ces petites taches rouges qui ne pou­vaient man­quer d’at­ti­rer l’at­ten­tion. « Oui, sans doute, me dit-il. Ces points rouges ont dû évo­quer pour eux la rou­geole et la variole. »

Tâche rouge sur une roche de Miller Island (Etat de Washington)

Tâche rouge sur une roche de Mil­ler Island (Etat de Washington)

D’a­bord inter­lo­qué, je me suis ensuite rap­pe­lé l’his­toire récente de cette région de la Colum­bia River, dont les tri­bus furent déci­mées au XVIIIè siècle par les épi­dé­mies de mala­dies conta­gieuses appor­tées par les Blancs. Le plus sou­vent, ces mala­dies répan­dues par des col­por­teurs ou des voya­geurs qui avaient été en contact avec les enva­his­seurs dans des contrées plus ou moins éloi­gnées, pré­cé­daient leur arri­vée sur les lieux. Les Indiens ne com­pre­naient pas ce qui leur arri­vait. Les esprits étaient en colère contre eux. Leurs pra­tiques demeu­raient inopé­rantes. Une par­tie de l’art rupestre ori­gi­nal du pays fut alors trans­for­mée et de nou­veaux motifs crées, dans un but pro­pi­tia­toire, pour lut­ter contre les influences malé­fiques nouvelles.
Le com­men­taire de Gregg s’ex­pli­quait tota­le­ment dans ce contexte. La mémoire de ces évé­ne­ments et de leurs consé­quences s’é­tait per­pé­tuée jus­qu’à nos jours dans les tri­bus grâce à la per­sis­tance des tra­di­tions orales. Un moment comme celui-ci, lors­qu’une remarque ano­dine éclaire une œuvre d’art rupestre et nous fait péné­trer au cœur même des croyances que l’on croyait à jamais dis­pa­rues, est un rare pri­vi­lège et un ins­tant de bon­heur. Nous com­pre­nons brus­que­ment ce qui s’est pas­sé. Que sau­rait deman­der de plus un chercheur ?

Jean Clottes, Pour­quoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gal­li­mard 2011

Pho­to d’en-tête © Renett Stowe

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L’homme ours

L’homme ours

Je ne rate jamais une occa­sion de dire à quel point j’ad­mire le tra­vail du paléon­to­logue Jean Clottes, pour la mul­ti­tude de décou­vertes dont il est l’au­teur et l’in­ven­teur mais éga­le­ment par son approche non conven­tion­nelle qui a fait de lui un qua­si paria dans la com­mu­nau­té scien­ti­fique, et a for­tio­ri auprès de ses col­lègues. De par son expé­rience, il fut un de ceux, bien que pre­mier sur la liste, qui décryptent et conti­nuent d’é­tu­dier les deux hauts-lieux de la pré­his­toire que sont les grottes Chau­vet et Cos­quer.
En 2009 déjà, je fai­sais part de cette lec­ture d’un livre pas­sion­nant qu’il a co-écrit avec David Lewis-Williams, peut-être celui qui est à l’o­ri­gine des recherches sur le cha­ma­nisme pré­his­to­rique dont Clottes se fait le chantre dans ses livres, au tra­vers d’un article assez long et dans lequel j’ex­po­sai en détail les thèses du pré­his­to­rien : Ceux qui ornaient les parois de cavernes d’animaux, les cha­manes de la pré­his­toire.

Clottes fait par­tie de ces intel­lec­tuels qui ne disent pas leur nom, qui avancent mas­qués et qui sur­tout n’im­posent rien, s’en remettent à la magie de la trans­mis­sion, et, l’o­se­rais-je… pro­cède comme un cha­mane en dif­fu­sant sa pen­sée telle une poi­gnée de poudre magique. A celui qui s’en empare d’en lire les arcanes de la conscience humaine. Comme dans cer­tains cou­rants de pen­sée, il fait confiance à la per­mis­sion de l’es­prit de pro­cé­der par asso­cia­tion (je ne parle pas ici de psy­cha­na­lyse), de prendre des tan­gentes, d’o­bli­quer sur le che­min. Les remarques qu’il étale sur la table, les idées qu’il avance, sont comme autant de cartes dont on peut se sai­sir pour trans­for­mer la connais­sance en quelque chose d’autre.

Voi­ci un extrait du très beau texte paru en 2011, Pour­quoi l’art pré­his­to­rique ?, venant à la suite du livre Les cha­manes de la pré­his­toire (1996). Il nous emmène à Rocky Hill au pied de la Forêt Natio­nale de Sequoia, dans le centre de la Cali­for­nie, en plein ter­ri­toire des Indiens Yokut. Il nous emmène déam­bu­ler dans la nature pour nous dire à quel moment il va fal­loir décro­cher, se per­mettre de pen­ser autre­ment et lais­ser tom­ber ces sales petites manies qui nous enferment dans la paresse. On dirait du Lévi-Strauss à l’é­poque de La pen­sée sau­vage (1962).

La confiance était venue. David l’in­ter­ro­gea sur la signi­fi­ca­tion des pein­tures. L’une d’elles repré­sen­tait ce qui me parut être un humain un peu sty­li­sé. Il tenait un objet ovale à la main. Je pen­sais qu’il pou­vait s’a­gir d’un cha­mane avec son tam­bour. « C’est un ours », me dit Hec­tor. Sur­pris, je répli­quai : « Tiens, j’au­rais cru qu’il s’a­gis­sait d’un homme » — « C’est la même chose ». Il n’en dit pas plus. David m’ex­pli­qua ensuite qu’au cours des visions hal­lu­ci­na­toires, recher­chées dans les lieux iso­lés, il arrive sou­vent qu’un esprit de forme ani­male — appe­lé spi­rit hel­per, c’est-à-dire esprit auxi­liaire — appa­raisse à celui qui s’é­tait pré­pa­ré à la vision par le jeûne et la médi­ta­tion. D’une cer­taine façon il deve­nait cet esprit. En l’es­pèce, il était donc à la fois homme et ours. La réponse de notre guide était par­fai­te­ment cohé­rente, dans sa logique à lui qu’il fal­lait connaître, révé­la­trice d’une concep­tion du monde bien dif­fé­rente de la nôtre.

Jean Clottes, Pour­quoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gal­li­mard 2011

Pho­to d’en-tête © Prin­cess Lodges

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Le phal­lus de l’a­bri Blanchard

Au tra­vers des dif­fé­rentes lec­tures, compte-ren­dus de fouilles ou articles de revues décor­ti­quées ces der­niers temps, je me suis ren­du compte que la pré­sence de phal­lus dans les abris notam­ment de la Dor­dogne était beau­coup plus réduite que celle des vulves.

Bien évi­dem­ment, il existe cer­tai­ne­ment des sources fiables per­met­tant d’en faire le des­crip­tif et d’en décrire l’u­ti­li­té ou la fonc­tion, mais dans le domaine des repré­sen­ta­tions sexuelles, on trouve des choses très diverses qui para­sitent les interprétations.
Alors on peut se deman­der, pour­quoi plus de vulves que de phal­lus ? (more…)

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Les vulves de l’a­bri de la Ferrassie

Par­mi les pre­mières repré­sen­ta­tions gra­phiques qu’on peut trou­ver datant de l’Auri­gna­cien, on assiste à la nais­sance d’un art de repré­sen­ta­tion avec la pré­sence de vulves gra­vées dans des blocs ou direc­te­ment sur la parois. Par­fois asso­ciées à la pré­sence d’un phal­lus, quelque fois à un ani­mal comme dans l’abri de la Fer­ras­sie en Dor­dogne. On ver­ra dans ces gra­vures des repré­sen­ta­tions de la fer­ti­li­té ou plus sim­ple­ment de la conscience de la dif­fé­ren­cia­tion sexuelle. Jusque là, rien d’ex­cep­tion­nel dira-t-on. (more…)

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