Pipes d’o­pium #6

Pipes d’o­pium #6

Où il est ques­tion d’une inso­lente en pays fer­mé, de confes­sions bre­tonnes, d’une grotte à peine connue et d’un cœur alle­mand qui s’é­panche en larmes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Elle s’ap­pelle Élo­die Ber­nard. Née en 1984, elle a rame­né dans ses valises un ouvrage paru sous le nom de Le vol du paon mène à Lhas­sa. Jeu­nesse inso­lente, visage fron­deur, œil vif et per­çant, un air de com­bat­tante, Élo­die Ber­nard porte sur elle les stig­mates d’une vie de voya­geuse, mais au-delà de son écrit qui relève de l’ex­ploit puis­qu’elle s’est infil­trée dans le Tibet inter­dit en pleine période des Jeux Olym­piques de Pékin alors qu’elle n’a­vait que vingt-quatre ans, c’est avant tout un style inso­lent et riche qui n’est pas sans rap­pe­ler la plume acé­rée de Nico­las Bou­vier. Style enle­vé, plein d’une rage sourde dans une Lhas­sa assié­gée et muse­lée, elle emporte le lec­teur dans son aven­ture clan­des­tine au cœur d’une ville qui n’a plus rien à voir avec les cir­cuits tou­ris­tiques. Plus qu’une lec­ture de voyage, plus qu’un récit enga­gé qui sonne comme un affront au pou­voir cen­tral de Pékin, c’est avant un tout un beau et grand livre qui ne fait pas que raconter.

Elo­die Ber­nard par Dja­mil­la Cochran

Dans les déserts tibé­tains comme dans tous les déserts du monde, on pour­rait rêver de cou­rir libre­ment à tra­vers les espaces. Mais dans quelle direc­tion aller ? Impuis­sant face à l’illi­mi­té de l’ho­ri­zon, l’es­prit se calme. On ne désire plus atteindre un point pro­chain, on appré­cie le moment pré­sent. On s’har­mo­nise pour un temps avec la nature et on touche au bon­heur. Le désir chez un indi­vi­du conduit à un état de souf­france et d’in­sa­tis­fac­tion per­pé­tuelle, pré­cisent les Écri­tures boud­dhiques. L’ins­tant de quié­tude effeuillé devient alors une éclair­cie, le signe avant-cou­reur d’un pos­sible chan­ge­ment à venir. En paix avec lui-même, le corps est davan­tage dis­po­sé à l’ac­cueil aux autres, non qu’il s’a­dapte à l’en­vi­ron­ne­ment, mais plu­tôt qu’il se ren­force et se recentre. Je m’a­ban­donne toute entière, sai­sis­sant au vol cet écho venu d’un autre horizon.

Elo­die Ber­nard, Le vol du paon mène à Lhassa
Gal­li­mard, 2010

Deuxième pipe d’o­pium. C’est bien connu, l’air de la Bre­tagne invite à la confes­sion. [per­fect­pull­quote align=“right” bordertop=“false”]Une ville tout ecclé­sias­tique, étran­gère au com­merce et à l’industrie, un vaste monas­tère ou nul bruit du dehors ne péné­trait, où l’on appe­lait vani­té ce que les autres hommes pour­suivent, et où ce que les laïques appellent chi­mère pas­sait pour la seule réalité.[/perfectpullquote] On le sait quand on a vu les reliques de Saint-Yves dans la châsse dorée qui trône sur l’au­tel qui lui est dédié dans la cathé­drale de Tré­guier, on le sait depuis qu’on a lu ces mots durs d’Er­nest Renan, natif de la ville, par­ler de son aspect rude… On le sait aus­si depuis que l’on a enten­du la cloche de Mini­hy-Tré­guier son­ner dans la cam­pagne du soir, dans cette petite église où j’ai enten­du un jour une messe chan­tée par des gens qui n’a­vaient aucun sens de l’har­mo­nie, quelle qu’elle soit. On le sait depuis que l’on n’en­tend plus la Miche­line pas­ser au fond du jar­din. Sons de la Bre­tagne, bruis­se­ments de voix, rumeurs cra­po­teuses incer­taines… Tout ce qui se dit en bre­ton ou en fran­çais n’est pas bon à entendre. D’au­tant que la dis­tance avec la capi­tale n’est pas si grande…

Il reste l’es­tran, l’ho­ri­zon sans mer, des bateaux cou­chés sur le flanc au jusant, le sou­ve­nir des jours pas­sés au bord de la mer avec les grands-parents, l’en­fance loin­taine repliée comme un mot d’a­mour caché dans un por­te­feuille. Tout le reste n’a aucune impor­tance. L’air de la Bre­tagne invite à la confession.

Estran

L’es­tran à Plou­gres­cant. Pho­to prise en 2008 mais depuis, rien n’a vrai­ment changé.

Troi­sième pipe d’o­pium. Hang Sơn Đoòng, la plus grande grotte du monde. Décou­verte en 1991 et explo­rée en 2009, c’est un des lieux les plus magiques du monde. Située au cœur du Viet­nam, à la fron­tière avec le Laos, elle a été sculp­tée pen­dant des mil­lé­naires par les fleuves sou­ter­rains qui ont fait de ce lieu gigan­tesque une mer­veille qui cache encore des secrets. Faune endé­mique et forêts sou­ter­raines sont autant de miracles qu’on peut obser­ver dans cette grotte qui est en fait un immense laby­rinthe de 9 kilo­mètres de long et dont le point culmi­nant sou­ter­rain s’é­lève à plus de 200 mètres de haut sur cent mètres de large, ce qui cor­res­pond aux deux tiers de la hau­teur de la Tour Eif­fel, ou à la hau­teur d’un immeuble de 40 étages.

Hang Sơn Đoòng

Qua­trième pipe d’o­pium. Wie­wohl mein Herz in Trä­nen schwimmt pour finir. La pas­sion selon Saint Mat­thieu (BWV 244) de Johann Sebas­tian Bach. Ce ne sont que quelques notes, un réci­ta­tif lim­pide qu’il faut écou­ter en fer­mant les yeux.

[audio:BWV0244-18.xol]

Ce sera tout pour aujourd’­hui car par­ler trop n’est en rien une ver­tu. Allon­gez-vous ici, fer­mez les yeux, lais­sez-vous ber­cer par l’onde gra­cieuse, lais­sez les autres s’empêtrer dans leurs men­songes cras­seux, le soleil fait enfin son apparition.

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Pipes d’o­pium #4

Pipes d’o­pium #4

Pre­mière pipe d’o­pium. Cette pho­to-là, une pho­to mythique. Elle repré­sente l’é­cri­vain Nico­las Bou­vier et son ami de tou­jours, Thier­ry Ver­net. Bou­vier est mort en 1998, Ver­net en 1993. La femme pré­sente sur la pho­to, c’est Flo­ris­tel­la Ste­pha­ni, celle qui devien­dra l’é­pouse de Ver­net. Cette pho­to fait par­tie de ma vie, elle repré­sente quelque chose que je ne connais pas et que j’ai du mal à fixer parce que je n’en sais rien. Ni quand elle a été prise, ni dans quel lieu et encore moins dans quelles cir­cons­tances. On pour­rait la croire mise en scène mais quelque chose me dit que non. C’est comme un apar­té dans une moment de vie, un ins­tant volé. Bou­vier avec sa gueule d’ange amai­gri et bar­bu, la moi­tié du visage dans l’ombre d’une lumière qui se love dans son dos, comme s’il refu­sait de s’y plier… Cette pho­to, je la rat­tache au livre Le pois­son-scor­pion, qui raconte sa lente des­cente mor­telle aux enfers lors de son séjour à Galle, au 22, Hos­pi­tal Street, dans une île qui s’ap­pe­lait encore Ceylan.

… Pour­quoi dans toutes nos langues occi­den­tales dit-on «tom­ber amou­reux»? Mon­ter serait plus juste. L’a­mour est ascen­sion­nel comme la prière. Ascen­sion­nel et éperdu.
Nico­las Bou­vier, Le pois­son-scor­pion, 1982

Deuxième pipe d’o­pium. Le Viet­nam et l’ou­bli de Viet Thanh Nguyen. Une simple rap­pel que le Viet­nam d’au­jourd’­hui est encore cri­blé des souf­frances du pas­sé et l’on a du mal à se remé­mo­rer les images men­tales d’un pays tra­ver­sé il y a peu sans avoir pré­sent à l’es­prit les cica­trices qui ont du mal à se refer­mer. Elles finissent par se refer­mer, mais le sang conti­nue de couler.

Lo Manh Hung — Sai­gon — 1968. Pho­to jour­na­liste âgé de 12 ans.

Nous ne pou­vions pas oublier le goût de cara­mel du café gla­cé au sucre gra­nu­lé ; les bols de soupe aux nouilles que l’on man­geait accrou­pi sur le trot­toir ; les notes de gui­tare pin­cées par un ami pen­dant qu’on se balan­çait sur des hamacs, à l’ombre des coco­tiers ; les matchs de foot­ball joués pieds et torse nus dans les ruelles, les squares, les parcs et les prés ; les col­liers de perles de la brume du matin autour des mon­tagnes ; la moi­teur labiale des huîtres ouvertes sur une plage gra­ve­leuse ; le mur­mure d’un amou­reux tran­si pro­non­çant les mots les plus envoû­tants de notre langue, anh oi ; le cris­se­ment du riz que l’on bat­tait ; les tra­vailleurs qui dor­maient sur leurs vélo­taxis dans la rue, réchauf­fés par le seul sou­ve­nir de leurs familles ; les réfu­giés qui dor­maient sur tous les trot­toirs de toutes les villes ; les patients ser­pen­tins à mous­tiques qui se consu­maient len­te­ment ; la sua­vi­té et la fer­me­té d’une mangue à peine cueillie ; les filles qui refu­saient de nous par­ler et dont nous nous lan­guis­sions d’au­tant plus ; les hommes qui étaient morts ou qui avaient dis­pa­ru ; les rues et les mai­sons éven­trées par les bombes ; les ruis­seaux où l’on nageait, tout nus et rigo­lards ; l’en­droit secret où on espion­nait les nymphes en train de se bai­gner et de bar­bo­ter avec l’in­no­cence des oiseaux ; les ombres pro­je­tées par la flamme d’une bou­gie sur les murs des huttes en clayon­nage ; le tin­te­ment ato­nal des clo­chettes des vaches sur les routes boueuses et les che­mins de cam­pagne ; l’a­boie­ment d’un chien famé­lique dans un vil­lage aban­don­né ; la puan­teur appé­tis­sante du durian frais que l’on man­geait en pleu­rant ; le spec­tacle des orphe­lins hur­lant près des cadavres de leur père et mère ; la moi­teur des che­mises l’a­près-midi, la moi­teur des amants après l’a­mour ; les moments dif­fi­ciles ; les coui­ne­ments hys­té­riques des cochons essayant de sau­ver leur peau, pour­sui­vis par les vil­la­geois ; les col­lines embra­sées par le cré­pus­cule ; la tête cou­ron­née de l’au­rore émer­geant des draps de la mer ; la main chaude de notre mère. Bien que cette liste pût s’al­lon­ger indé­fi­ni­ment, l’i­dée était la sui­vante : la seule chose impor­tante qu’on ne pour­rait jamais oublier, c’est qu’on ne pou­vait jamais oublier.

Viet Thanh Nguyen, Le sym­pa­thi­sant
Bel­fond, 2017

Troi­sième pipe d’o­pium. Hasui Kawase. En plein Shin-han­ga (新版画), renou­veau pic­tu­ral japo­nais du début du XXè siècle, Hasui Kwase en est un des plus fer­vents repré­sen­tants. Il a publié plus de 600 estampes, dont cer­taines ont été détruites pen­dant un trem­ble­ment de terre. Ce qui est éton­nant, c’est que regar­dée de loin, ces estampes res­semblent à de vul­gaires des­sins qu’on pour­rait croire colo­riés au feutre. Ce n’est que lors­qu’on s’en approche qu’on découvre à la fois la sub­ti­li­té du tra­vail exé­cu­té, mais éga­le­ment la patine que le temps a dépo­sé sur ces œuvres. On peut retrou­ver la qua­si-tota­li­té des œuvres de Hasui Kawase sur Ukiyo‑e.org.

Qua­trième pipe d’o­pium. Ala­ba­ma Shakes, Gimme all your love… La voix et la pré­sence de Brit­ta­ny Howard… une chan­teuse comme on n’en fait plus, la force et la douceur…

Cin­quième pipe d’o­pium. Cette fois-ci on n’en compte que cinq. C’est comme ça, ça se pré­sente comme ça. C’est comme un poi­son dont on a fina­le­ment réus­si à se défaire, une pol­lu­tion qu’on a fini par jeter à la rivière. Des petits bouts de paroles d’une chan­son, pris sépa­ré­ment, col­lés les uns avec les autres. Aujourd’­hui, le brouillard recouvre la val­lée, on ne voit que les feuilles dorées des bou­leaux sur leur tronc lumi­neux et la rosée gout­ter, tom­ber sur le tapis de feuilles cra­moi­sies, et comme par un effet de balan­cier, j’ai tout effacé…

Endor­mez-vous avant qu’on ne vous endorme…

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Vedrò con mio dilet­to (RV 717), l’é­mo­tion vivaldienne

Vedrò con mio dilet­to (RV 717), l’é­mo­tion vivaldienne

Vedrò con mio dilet­to (RV 717) est une des plus belles œuvres de Vival­di, à des années-lumière de ce qu’on a l’ha­bi­tude d’en­tendre de la part du Prêtre roux (il Prete ros­so). Celui qu’on appe­lait il Furio­so était un maître vio­lo­niste habi­tué des envo­lées rapides et sac­ca­dées, mais c’est sur une pièce beau­coup plus lente et sur­tout d’une sen­si­bi­li­té extrême qu’on le découvre ici. L’o­pé­ra Il Gius­ti­no a été com­po­sé pour le Car­na­val de Venise en 1724 et offert au chant au cas­trat Gio­van­ni Ossi. Si Gius­ti­no est un des per­son­nages prin­ci­paux de l’o­pé­ra, c’est en réa­li­té l’empereur byzan­tin Anas­ta­sio le vrai héros de cette his­toire (Anas­tase Ier) dans laquelle il est marié à l’im­pé­ra­trice Ariane, veuve de son pré­dé­ces­seur Zénon. Cette pièce (RV 717), nom­mée Vedrò con mio dilet­to, ce qui veut dire à peu de choses près “je ver­rais cela avec mon bien-aimé” raconte le moment pré­cis où l’empereur Anas­ta­sio part pour le champ de bataille en s’é­loi­gnant de son épouse, cas­sant ain­si le code tra­di­tion­nel qui veut qu’on parte se battre sur un air de bra­voure. C’est au contraire ici une œuvre inti­miste et douce, empreinte de ten­dresse tra­gique, témoi­gnant d’une cer­taine huma­ni­té de la part d’un empe­reur. On découvre une œuvre toute en cordes et notes sac­ca­dées, légè­re­ment en contre­point, chan­tée par un des plus grands contre­té­nors actuels, Phi­lippe Jarouss­ky, dans une ver­sion orches­trée par Jean-Chris­tophe Spi­no­si et jouée par l’en­semble Matheus et qu’on peut retrou­ver sur l’al­bum Heroes, aux édi­tions de Virgin.

[audio:vedro.xol]

 

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Ros­coe Che­nier, le cou­sin bluesman

Ros­coe Che­nier, le cou­sin bluesman

Pre­mier volet du Car­net Cajun : Cou­sin éloi­gné de Clif­ton Che­nier, Ros­coe Che­nier est un blues­man à la voix grave et puis­sante, un homme dis­cret qui à la fin de sa vie por­tait d’amples cos­tumes extra­va­gants, brillants comme ses che­mises. Tou­jours élé­gam­ment vêtu de pan­ta­lons de cos­tumes, che­mi­settes blanches et cra­vates noires, il a une répu­ta­tion de ne pas être une per­sonne très expan­sive, comme si sa musique lui avait per­mis d’ex­pri­mer tout ce qu’il avait à l’in­té­rieur. Né en 1941 à Ope­lou­sas, Loui­siane, il est décé­dé en 2013 et n’a eu une car­rière de blues­man que dans le péri­mètre des États-Unis, rai­son pour laquelle on le connait peu ici. Il est sur­tout connu pour un titre remar­quable datant de 2006, Bad Luck, repris comme un clas­sique du genre. Carac­té­ris­tique du swamp blues (blues du maré­cage), ce sont des sono­ri­tés lourdes jouées sur les graves de la gui­tare, sur un rythme lent et pesant. Plus qu’un son loui­sia­nais, le titre fait pen­ser à une lita­nie indienne, aidée par les per­cus­sions, lentes elles aussi…

[audio:badluck.xol]

Waiting for tomorrow- Roscoe Chenier

 

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Les z’ha­ri­cots sont pas salés

Les z’ha­ri­cots sont pas salés

L’é­té se prête à toutes les fan­tai­sies. Ayant pris sous le bras quelques livres de James Lee Burke, dont le héros Dave Robi­cheaux habite La Nou­velle Ibé­rie (New Ibe­ria), en plein cœur de la Loui­siane, je m’a­muse à écou­ter pour accom­pa­gner mes lec­tures de ces musiques qui sont comme des com­plaintes, tan­tôt gaies, tan­tôt tristes, un peu rustres la plu­part du temps, mais qui ont toutes pour carac­té­ris­tique de par­ler de cette Loui­siane si haute en  cou­leurs. Cette par­tie du monde est char­gée d’his­toire pour plu­sieurs raisons.

D’a­bord, elle fut le récep­tacle d’un immense exode qui vit se dépla­cer des familles entières venues d’A­ca­die, pro­vince cana­dienne alors peu­plée des pre­miers colons fran­çais arri­vés sur le conti­nent, lors du Grand Déran­ge­ment au milieu du XVIIIème siècle. Les Aca­diens, fran­co­phones, s’ins­tallent alors dans la der­nière terre où le fran­çais est par­lé sur le conti­nent, mais à cette époque deve­nue pos­ses­sion espa­gnole ; la Loui­siane, qui, ne l’ou­blions pas, porte le nom du roi Fran­çais Louis XIV. Ces Aca­diens, avec le temps, pren­dront un nom bien par­ti­cu­lier qui les dis­tin­gue­ra par la suite de leurs ancêtres. La pro­non­cia­tion aca­dienne du mot aca­dien donne par angli­cisme acad­jonne. Par aphé­rèse et adou­cis­se­ment, le mot Aca­dien s’est trans­for­mé en Cadien, puis Cajun. Le terme existe tou­jours aujourd’­hui et désigne une large com­mu­nau­té fran­co­phone dis­sé­mi­née sur le ter­ri­toire amé­ri­cain et répar­tis entre la Loui­siane, le Texas et le reste des États-Unis. On estime aujourd’­hui à presque 600 000 indi­vi­dus la popu­la­tion d’o­ri­gine cadienne. S’il peut paraître étrange d’en­tendre par­ler un fran­çais un peu rustre en plein cœur du pays sudiste, il faut bien avoir à l’es­prit que cette culture très par­ti­cu­lière est en train de s’é­teindre. Au début du XXème siècle, le Fran­çais cadien était encore une langue net­te­ment par­lée et trans­mise, et la plu­part des locu­teurs étaient des locu­teurs uniques, ne par­lant que fran­çais. Aujourd’­hui, les Cajuns sont bien évi­dem­ment bilingues, et beau­coup d’entre eux délaissent le fran­çais au pro­fit de l’anglais.

Le second évé­ne­ment qui marque l’his­toire du pays cajun, c’est la guerre de Séces­sion, qui vit empor­ter dans la tour­mente les plan­teurs cadiens qui, on s’en doute, ne se trou­vaient pas du bon côté de la bar­rière et finirent pour la plu­part exé­cu­tés. Met­tant le pays à feu et à sang et rui­nant les exploi­ta­tions agri­coles de la région, la guerre civile amé­ri­caine ne doit pas faire oublier que la Loui­siane est en plein cœur du sud sudiste, en plein pays confé­dé­ré qui n’hé­site que rare­ment à arbo­rer le dra­peau rouge à croix bleue, sym­bole ségré­ga­tion­niste tou­jours pas abdi­qué et qui lie dans un joyeux désordre escla­va­gisme, racisme, ségré­ga­tion, supré­ma­tie blanche et Ku Klux Klan…

En der­nier res­sort, l’ou­ra­gan Katri­na en 2005 en a ter­mi­né de rui­ner la Nou­velle-Orléans et la région. 1500 morts, 150 000 sinis­trés. La Nou­velle-Orléans a per­du aujourd’­hui près de 30% de sa popu­la­tion, chas­sée par le déses­poir et l’in­cu­rie de l’État dans la ges­tion de la crise sani­taire et humaine. Autre fait étrange, la popu­la­tion de la Nou­velle-Orléans, pou­mon du pays cajun, dimi­nue qua­si­ment de moi­tié entre 1960 et aujourd’­hui. C’est éga­le­ment une des villes les plus peu­plées par des Afro-Amé­ri­cains, avec, au der­nier recen­se­ment en 2000, 67% de la popu­la­tion d’o­ri­gine afro-américaine.

RUN

Pho­to © Billy Met­calf

La Nou­velle-Orléans, capi­tale de la région, haut-lieu de l’i­den­ti­té fran­çaise d’A­mé­rique, mais pas tout à fait pays cajun. Ici on ne parle pas de com­tés mais de paroisse (parish), mais le pays cajun, c’est le bayou et sur­tout la mèche, la côte du Golfe du Mexique, l’an­cien ter­ri­toire indien des Hou­mas. Le pays cajun, c’est aujourd’­hui un ter­ri­toire qui s’é­tend du lac Sabine à l’ouest à la Pearl River à l’est et à la ville de Bâton Rouge au nord, qui com­prend les villes (aux ter­ribles accents fran­çais ou indiens) de Lafayette, Lake Charles, Saint Mar­tin­ville, Hou­ma, Ope­lou­sas, Thi­bo­daux ou Abbe­ville, et tout autour du Lac Pontchartrain.

Le mot cajun est un terme péjo­ra­tif, dont les Cajuns eux-mêmes se sont empa­rés comme marque de fabrique. De la même manière, les nor­distes appe­laient affec­tueu­se­ment les Cadiens les coonass, c’est-à-dire lit­té­ra­le­ment les “culs de ratons laveurs”, terme qui, on s’en doute, n’a rien de flat­teur. En réac­tion, les coonasses ont créé un auto­col­lant RCA (regis­te­red coon-ass), cer­ti­fiant leur ori­gine et la fier­té d’être, en quelque sorte, des culs ter­reux (je me per­mets cette petite incar­tade lin­guis­tique, car étant moi-même pour moi­tié d’o­ri­gine bre­tonne, je sais ce que c’est que de se faire trai­ter de péque­not, ou, dans une autre ver­sion propre à la situa­tion, de plouc). Il est inté­res­sant de voir à quel point le mot coonass est proche du fran­çais connasse… car en réa­li­té, si l’a­na­lo­gie avec le racoon (raton) s’est faite natu­rel­le­ment, l’o­ri­gine du mot est bien celle-ci. Les Cajuns sont donc bien des connasses… et fiers de l’être.

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Pho­to © Phil­lip Hendon

Aujourd’­hui, cette culture un peu par­ti­cu­lière est par­fai­te­ment mécon­nue et trop sou­vent enta­chée de cli­chés. C’est la rai­son pour laquelle j’ai déci­dé d’ou­vrir une nou­velle par­tie de mon blog, dédiée à la culture cajun et à d’autres aspects de la Loui­siane, aux Créoles de Loui­siane, en com­men­çant par la musique. Cette nou­velle sec­tion s’ap­pelle tout sim­ple­ment Car­net Cajun.

Si on connait le blues, sait-on réel­le­ment que le blues qu’on joue à Chi­ca­go n’a rien à voir avec celui de la Nou­velle-Orléans, qu’on appelle Loui­siane Blues, ou même Swamp Blues (blues du maré­cage) ? Et quid du Zyde­co ? Voi­ci la vraie musique loui­sia­naise et cajun. Zyde­co (pro­non­cer Zaï-dico) vient direc­te­ment du fran­çais et n’est que la ver­sion défor­mée, liée au plu­riel et angli­ci­sée du mot hari­cot. Clif­ton Che­nier, un des plus grands repré­sen­tants de la musique zyde­co (ou zari­co) chan­ta cette chan­son qui don­na son nom au style ; les hari­cots sont pas salés. Chan­son, qui laisse sup­po­ser que celui qui l’a écrit n’a­vait pas suf­fi­sam­ment d’argent pour mettre de la couenne dans ses hari­cots pour les saler. Style un peu rus­tique, musique jouée de pré­fé­rence avec des ins­tru­ments aux accents bien connus par cheu nous (vio­lon, accor­déon), l’ins­tru­ment réel­le­ment carac­té­ris­tique en est le frot­toir (plaque en métal autre­fois uti­li­sées pour laver les vête­ments au lavoir — mon arrière-grand-mère en avait un en bois — qu’on fait réson­ner avec des dés à coudre).

Si tout au long de cette aven­ture que je vous pro­pose aujourd’­hui vous avez comme la sen­sa­tion d’en­tendre quelque chose qui res­semble à ce qu’on appelle la coun­try music (et qui per­son­nel­le­ment me sort par les yeux), dites-vous bien qu’il y a en une qui est à l’o­ri­gine de l’autre. En effet, la culture cajun s’est déve­lop­pée jus­qu’au Texas, rai­son pour laquelle la coun­try est for­te­ment ins­pi­rée de cette musique tra­di­tion­nelle un peu gauche qu’est le zyde­co.

Thibodeaux's Louisiana Cajun Foods

Par­tons donc au pays des zari­cos, du bayou et de la mèche, des cyprès et de la barbe espa­gnole, des sand­wiches tor­pilles aux cre­vettes et aux huîtres, pour en apprendre un peu plus sur nos cou­sins Cadiens, Cajuns, Coon-asses, Cad­jines ou Cayens, sur cette culture qui décline et qui mérite qu’on la connaisse un peu mieux. On en pro­fi­te­ra pour faire des détours par cette langue qui par bien des aspects mérite qu’on l’apprécie.

Je vous laisse appré­cier les paroles et la musique du titre Les hari­cots sont pas salés :

Eh, maman,
Eh, maman,
Les hari­cots sont pas salés,
Les hari­cots sont pas salés.

T’au volé mon traîneau,
T’au volé mon traîneau,
Garde hip et taïaut,
Les hari­cots sont pas salés.

T’as volé mon gilet,
T’as volé mon chapeau,
Garde hip et taïaut,
Les hari­cots sont pas salés.

 

Pho­to d’en-tête © Billy Met­calf

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