Pen­dant ce temps… En Mon­go­lie ou ailleurs…

Pen­dant ce temps… En Mon­go­lie ou ailleurs…

Pen­dant ce temps

En Mon­go­lie, ou ailleurs

Nous avons per­du le sens des réa­li­tés, le sens de l’hu­ma­ni­té. Nous avons per­du le sens de la bien­veillance et de l’autre. Je ne sais pas com­ment on a pu en arri­ver là. Il faut conti­nuer les lec­tures et l’a­ven­ture des mots coule dans mes veines, que ce soit un poi­son ou une ambroi­sie. Ce fut une année de peu de lec­tures, un peu courte et chao­tique, où quelques livres ont trou­vé grâce à mes yeux fatigués.

J’ai lu un livre du Japo­nais Kei­suke Hada, un livre étrange et dans la veine des nou­veaux écri­vains nip­pons, une his­toire tor­due. J’ai lu le très beau livre d’E­lo­die Ber­nard, voya­geuse clan­des­tine à Lhas­sa dans un pays sous contrôle et en voie d’ac­cul­tu­ra­tion. J’ai lu le livre triste et nos­tal­gique de Suat Der­wish (Hatice Saa­det Bara­ner), la fémi­niste socia­liste turque morte en 1972, décri­vant une époque révo­lue, pen­dant laquelle la Tur­quie était en train de se réveiller avant de s’en­dor­mir à nou­veau dans les ténèbres. J’ai beau­coup ri avec le livre de Mikael Berg­strand au pays du thé Dar­jee­ling et vu la vie du bon côté pen­dant ses aven­tures. J’ai rêvé à l’A­frique chaude avec J.M.G. Le Clé­zio et j’ai appris quelques secrets de cui­sine viet­na­mienne avec le livre de Kim Thúy. J’ai vécu quelques tranches de vie dans un Hong-Kong hors du temps, des intrigues poli­cières alam­bi­quées avec un ins­pec­teur rusé avec le livre de Chan Ho-kei. Et puis je suis par­ti en Islande, du côté sombre de la nuit polaire, dans un pays incon­nu et aux facettes par­fois endor­mies avec les livres de Ragnar Jónas­son et d’Ar­nal­dur Indriða­son. Mais sur­tout, j’ai lu le der­nier tome (on peut sup­po­ser, mais peut-être pas) des aven­tures du poli­cier mon­gol Yerul­delg­ger, inven­té par Ian Manook, cer­tai­ne­ment le plus abou­ti, le plus intense, mais aus­si le plus déses­pé­ré. Étran­ge­ment, le per­son­nage prin­ci­pal n’y appa­raît que peu, et par­fois sous forme de fan­tôme et de légende, don­nant au récit un air d’é­po­pée mytho­lo­gique à l’heure de la mon­dia­li­sa­tion galo­pante qui détruit un pays de nomades désor­mais par­qués dans des bidonvilles.

Mais avant de par­tir sur les traces de Yerul­delg­ger, il faut écou­ter la voix de larynx de Kai­gal-ool Kho­va­lyg, le ber­ger tou­vain (le Tou­va est une région fron­ta­lière de la Rus­sie, la plus sep­ten­trio­nale de la Sibé­rie orien­tale, et du nord-est de la Mon­go­lie) deve­nu chan­teur du désor­mais célèbre groupe de khöö­meiz­his Huun Huur Tu. Le khöö­mii est un chant dipho­nique fai­sant res­sor­tir deux tons à une octave d’in­ter­valle, basé sur la ten­sion des cordes vocales. Kar­gy­raa, le titre de cette chan­son tra­di­tion­nelle, signi­fie poi­trine, là d’où le son vient.

Ils avaient cui­si­né à l’ex­té­rieur, assis dans l’herbe, en regar­dant au loin pas­ser des che­vaux en liber­té, pous­sant le feu à mesure que l’a­près-midi fraî­chis­sait. Odval avait écra­sé un éclat de brique de thé dans l’eau froide assai­son­née d’une pin­cée de sel qu’elle avait por­tée à ébul­li­tion. Tset­seg avait pré­le­vé un peu d’eau tiède pour la mélan­ger à sa farine et pétrir une pâte molle et lisse qu’elle avait lais­sé repo­ser, le temps de regar­der Yerul­delg­ger pré­pa­rer la farce. Il avait pui­sé dans ses réserves du bœuf et du mou­ton un peu gras qu’il avait hachés menu au grand cou­teau. Puis il avait cise­lé un bel oignon et des herbes aro­ma­tiques en refu­sant de révé­ler le secret de son mélange. Il avait ensuite écra­sé une grosse gousse d’ail du plat de sa lame et mélan­gé le tout à la viande dans une cuvette de plas­tique jaune. Tout en se moquant de lui, Odval avait fait bouillir du lait dans une gamelle, puis mélan­gé le lait au thé avant de por­ter à nou­veau le mélange à ébul­li­tion. Tset­seg, de son côté, avait décou­pé des petits ronds dans la pâte à l’aide d’un verre ren­ver­sé. Yerul­delg­ger avait malaxé encore quelques ins­tants sa farce, l’al­lon­geant d’un soup­çon de lait pour faire crier les deux femmes jurant qu’il ne fal­lait uti­li­ser que de l’eau, puis il avait posé une pin­cée de son mélange, qu’il n’a­vait pas salé mais bien poi­vré, sur le côté de chaque rond de pâte. Il n’a­vait lais­sé à per­sonne le soin de refer­mer les ravioles pour y mar­quer son des­sin. Du coin de l’œil, les femmes avaient approu­vé d’un sou­rire dis­cret cha­cun de ses gestes. Comme il n’al­lait pas plon­ger les bansh dans de la fri­ture, il n’a­vait pas besoin d’en chas­ser l’air avant de scel­ler la pâte entre ses doigts. Quand il eut fini, Odval pas­sa le thé au lait à tra­vers une toile. Elle le por­ta de nou­veau à ébul­li­tion, y jeta une grosse pin­cée de sel, et lais­sa Yerul­delg­ger y plon­ger les bansh qu’ils sur­veillèrent en par­lant de choses et d’autres : de leur enfance, et de ce que leur mère savait cui­si­ner de meilleur que toutes les autres mères de Mon­go­lie. Voire du monde. Après que la pâte eut levé et que les bansh furent petit à petit remon­tés bal­lot­ter à la sur­face du bouillon, ils avaient dîné en silence, se brû­lant les lèvres au plat goû­teux de leur enfance, au cœur de la prai­rie où lézar­daient encore les der­niers rayons pares­seux du soleil d’é­té, face aux dunes de sable qui com­men­çaient à chan­ter dans la brise. Ils s’é­taient réga­lés et la pénombre qui mon­tait du sol avait rap­pro­ché les deux femmes dans une com­pli­ci­té de petits rires étouf­fés et de longs conciliabules.

Ian Manook, La mort nomade
Albin Michel, 2016 

Nous serons assis autour du feu en écou­tant le chant des dunes en humant la bonne odeur de graisse des ravioles de mou­ton gras, et nous chan­te­rons encore cet air qui vient des poumons.

- Tais-toi !
- Quoi ?
- Ferme-la et écoute !
Djebe, sur­pris, obéit et se tut, devi­nant sou­dain la longue plainte que por­tait le vent depuis les hautes dunes devant eux. Un son rugueux bien­tôt accom­pa­gné d’un autre plus pur pour deve­nir une obsé­dante mélo­pée.
- Ce sont les dunes qui chantent ? deman­da Djebe, incré­dule.
- Oui, confir­ma Yerul­delg­ger, le regard sou­dain heu­reux et absent.
- Je le savais, mais je ne les avais encore jamais enten­due.
- Au Maroc, celles du Saha­ra chantent une seule et même note. Un sol dièse. C’est une longue plainte lugubre que craignent les tou­ristes éga­rés. A Oman au contraire, le désert chante plus de neuf tona­li­tés dif­fé­rentes. Ce sont des mélo­dies enivrantes pour les­quelles les voya­geurs se perdent dans les sables. Il est rare que notre Gobi chante aus­si fort deux notes dif­fé­rentes. Cette dune est peut-être à un kilo­mètre de nous, mais si nous étions sur place, son chant nous tour­ne­rait la tête tel­le­ment il hurle fort.
- Je n’a­vais jamais rien enten­du d’aus­si magique, admit Djebe, admi­ra­tif.
- Il n’y a rien de magique dans le chant des dunes, répon­dit Yerul­delg­ger. Il suf­fit qu’un banc de sable très fin et bien sec, ver­nis­sé d’une micro­sco­pique couche de cal­cite et d’ar­gile, s’é­coule sur la face la plus pen­tue d’une dune pour pro­vo­quer ce bruit qui res­semble quel­que­fois à une voix humaine. En glis­sant tous à la même vitesse dans la pente, les grains s’é­cartent d’a­bord les uns des autres et l’air se glisse dans les inter­stices, puis les grains se rap­prochent à nou­veau dans leur glis­sade et expulsent tous ensemble à l’u­nis­son l’air qui se met à vibrer. Rien de magique, mon pauvre gar­çon, pas plus que ton Delg­ger Khan.
Djebe res­ta un long moment silen­cieux, hyp­no­ti­sé par les deux notes de la mélo­pée.
- Je sais à quoi tu penses, dit dou­ce­ment Yerul­delg­ger en regar­dant le sable qui recou­vrait main­te­nant ses pieds jus­qu’au-des­sus des mol­lets et le haut de ses cuisses. Tu te dis que je me trompe, et que ça en peut pas être un hasard si cette dune du Gobi psal­mo­die deux notes simul­ta­nées comme nos chants dipho­niques tra­di­tion­nels. Eh bien tu as tort : au Maroc, une seule taille de grains, donc une seule note. A Oman, plu­sieurs tailles de grains, donc plu­sieurs com­bi­nai­sons de notes. Je sup­pose qu’à trier le sable de cette dune, on ne trou­ve­rait que deux dia­mètres de grains dif­fé­rents. Alors ne va pas cher­cher la magie et la légende là où elles n’existent pas, tout ici n’est que la méca­nique des fluides et équa­tions d’a­cous­tique.

Ian Manook, La mort nomade
Albin Michel, 2016 

Et quand nous serons habi­tués aux sons de la steppe, nous irons écou­ter Sain­kho Namt­chy­lak et sa voix si par­ti­cu­lière, une des seules femmes khöömeizhi.

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Ca trù, la pure­té vietnamienne

Ca trù, la pure­té vietnamienne

Ca Trù

La pure­té en musique

Un chant venu du Vietnam

De ces deux syl­labes qu’on pro­nonce avec des sons longs, on n’en­tend pas grand-chose, pas plus qu’on en connaît. Pour­tant, le Ca trù est ins­crit sur la Liste du patri­moine imma­té­riel néces­si­tant une sau­ve­garde urgente de l’U­NES­CO. Appa­ru au XIè siècle sous la dynas­tie Lý, l’ac­cul­tu­ra­tion liée à la colo­ni­sa­tion fran­çaise et aux guerres ont qua­si­ment fait dis­pa­raître cet art mil­lé­naire de la poé­sie chantée.

Géné­ra­le­ment, une chan­teuse joue du Phách, une tige de bam­bou frap­pée par un mor­ceau de bois, et le groupe est com­po­sé d’un joueur de luth, le Đàn đáy et d’un joueur de tam­bour d’é­loges, le Trống chầu.

Il n’y a fina­le­ment pas beau­coup à en dire, mais entendre une chan­teuse de Ca trù (Ka tchou) avec ses envo­lées plain­tives et ses trilles enchan­tées, a quelque chose d’un peu magique, ryth­mée par le son sec du bam­bou frap­pé. Le mieux est encore d’é­cou­ter cet art sen­suel venu du nord du Vietnam.

A voir, pour aller plus loin, les très belles pho­tos de Tew­fic el-Sawy avec sa série sur les chan­teuses de Ca trù.

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La machine à billes de Wintergatan

La machine à billes de Wintergatan

La Machine à billes

De Win­ter­ga­tan

Une incroyable machine infernale

Et pour­tant, c’est avant tout quelque chose qui peut faire pen­ser aux orgues de Bar­ba­rie, avec son méca­nisme tout aus­si intri­gant et sa mani­velle qui actionne un tapis sur lequel des billes montent jus­qu’en haut pour pou­voir frap­per un métal­lo­phone, les cordes d’une basse et autres cym­bales. 2000 billes et 3000 pièces consti­tuent cet ensemble rele­vant vrai­ment du génie.

Mar­tin Molin, l’ar­tiste qui a construit cette machine, ne s’est pas seule­ment amu­sé, mais il a déve­lop­pé un véri­table chef‑d’œuvre d’in­gé­nie­rie, dont il ne suf­fit pas sim­ple­ment de savoir action­ner le méca­nisme ; il faut réel­le­ment être musi­cien pour pou­voir créer quelque chose.

Lais­sons l’ar­tiste à l’œuvre pour nous mon­trer ce qu’il sait faire… Sur cette vidéo, vous pour­rez voir toutes les phases de construc­tion de cet engin démoniaque.

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Pipes d’o­pium #9

Pipes d’o­pium #9

Pre­mière pipe d’o­pium. On devrait tous lire — ou relire — Saint Augus­tin d’Hip­pone, le célèbre auteur des Confessions.

Il est des choses qui ne sont pas des choses et d’autres qui sont aus­si des signes […] Par­mi ces signes, cer­tains sont seule­ment des signaux, d’autres sont des marques ou des attri­buts, d’autres encore sont des symboles.

Vit­tore Car­pac­cio dans la cha­pelle San Gior­gio degli Schia­vo­ni, Venise — Saint Augustin

Dans les pre­mières années du XVIè siècle, les anciens de la guilde de San Gior­gio degli Schia­vo­ni, com­man­dèrent à l’ar­tiste Vit­tore Car­pac­cio une série de scènes illus­trant la vie de saint Jérôme, ce grand éru­dit et lec­teur du IVè siècle. Le der­nier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obs­cure, ne repré­sente pas saint Jérôme mais saint Augus­tin, son contem­po­rain. Une tra­di­tion répan­due au Moyen Âge raconte que, saint Augus­tin s’é­tant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui deman­der son opi­nion sur la ques­tion de la béa­ti­tude éter­nelle, la pièce fut emplie de lumière et Augus­tin enten­dit une voix qui lui annon­çait que l’âme de Jérôme était mon­tée au ciel.

Alber­to Man­guel, in L’or­di­na­teur de saint Augustin
tra­duit de l’an­glais par Chris­tine Le Bœuf, Actes Sud, 1997

Deuxième pipe d’o­pium. Naf­tule Brand­wein. Les ama­teurs de klez­mer connaissent for­cé­ment Naf­tule, Yom lui-même y fait sou­vent réfé­rence comme était le maître de la cla­ri­nette klez­mer. L’homme reste peu connu, peu de docu­ments attestent de sa vie, et le peu qu’on sait de lui c’est qu’il fut un musi­cien très deman­dé notam­ment dans les mariages juifs. Après une courte car­rière dis­co­gra­phique, il finit sa vie dans une misère et un ano­ny­mat par­fait, entou­ré des brumes de l’al­cool qu’il consom­mait en plus grande quan­ti­té que le musique. On sait aus­si de lui qu’il ne connais­sait rien à la musique écrite et qu’il ne par­lait que yid­dish, mais éga­le­ment que cela ne lui posait pas de pro­blème d’é­thique de jouer pour des concerts pri­vés pour Mur­der Inc., la célèbre mafia de la Yid­dish Corporation.

Troi­sième pipe d’o­pium. Anto­nio Cor­ra­di­ni, l’or­fèvre du marbre. C’est un artiste qu’on connaît peu mais qui réa­li­sa nombre d’œuvres sculp­tu­rales à l’as­pect très aérien, affu­blés de voiles, dans une des pierres les plus dures qui soit, le marbre. Comme un point d’orgue à sa car­rière, Cor­ra­di­ni sculpte à la fin de sa vie, en 1751, une sta­tue, œuvre allé­go­rique repré­sen­tant la Pudi­ci­té, pour le tom­beau de Céci­lia Gae­ta­ni à l’in­té­rieur de la cha­pelle San­se­ve­ro de Naples. Évi­dem­ment, la tech­nique de Cor­ra­di­ni consis­tant à rendre pré­sente l’ex­trême légè­re­té d’un tis­su trans­pa­rent posé sur la peau, il faut pour cela que le marbre soit poli avec une cer­taine patience pour arri­ver à ce résul­tat si fin. Le résul­tat est épous­tou­flant de beau­té, mais le sujet cen­sé repré­sen­ter la pudi­ci­té, est pour le coup tout sauf pudique. La femme a les yeux mi-clos sous son voile qui laisse devi­ner la forme avan­ta­geuse de sa poi­trine qu’elle porte fiè­re­ment bom­bée en avant. On aurait vou­lu tor­tu­rer un peu plus l’âme cha­grine d’un croyant que le sculp­teur n’au­ra pas pu s’y prendre autre­ment, et c’est cer­tai­ne­ment en cela que réside le génie de Corradini.

Anto­nio Cor­ra­di­ni — la pudi­ci­té (Pudi­ci­zia Vela­ta) 1751 — Cha­pelle San­se­ve­ro — Naples

Qua­trième pipe d’o­pium. Le chris­tia­nisme, reli­gion de l’ou­bli. Le chris­tia­nisme ne sait même pas d’où il vient, il s’i­ma­gine être né à Rome et ne racon­ter qu’une vague his­toire d’hommes cru­ci­fiés sur une col­line dans un monde loin­tain, alors qu’il est est né dans le désert, bien loin des marbres de Rome.

Le chris­tia­nisme est depuis long­temps asso­cié à la Médi­ter­ra­née et à l’Eu­rope occi­den­tale. Cela résulte en par­tie de l’emplacement du gou­ver­ne­ment de l’Église, les prin­ci­pales figures des Églises catho­liques, angli­canes et ortho­doxes se trou­vant res­pec­ti­ve­ment à Rome, Can­ter­bu­ry et Constan­ti­nople (la moderne Istam­bul). Or en réa­li­té, dans tous ses aspect, la pre­mière chré­tien­té fut asia­tique. Son point focal géo­gra­phique était bien sûr Jéru­sa­lem, ain­si que les autres sites liés à la nais­sance, à la vie et à la cru­ci­fixion de Jésus ; sa langue ori­gi­nelle était l’a­ra­méen, l’une des langues sémi­tiques ori­gi­naires du Proche-Orient ; son arrière-plan théo­lo­gique et sa trame spi­ri­tuelle étaient four­nis par le judaïsme, for­mé en Israël puis durant les exils égyp­tien et baby­lo­nien ; ses his­toires étaient mode­lées par des déserts, des crues, des séche­resses et des famines mécon­nues de l’Europe.

Peter Fran­ko­pan, Les routes de la soie, tra­duit de l’an­glais par Guillaume Villeneuve
Edi­tions Nevi­ca­ta, 2015

Cin­quième pipe d’o­pium. 萨顶顶. Sa Ding­ding. Elle est belle comme tout, elle est Chi­noise, née en Mon­go­lie et de culture han et mon­gole et chante en tibé­tain ou en sans­krit. A l’heure où la Chine fait du Tibet une for­te­resse accul­tu­rée, on peut dire qu’elle a un sacré culot. 

Sixième pipe d’o­pium. Mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et dans sa vie par la même occa­sion. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques lignes à bou­ger. Faire le vide, reprendre les quelques outils habi­tuels avec les­quels on fait les choses d’or­di­naires, du papier et des sty­los, jeter ce qui ne sert à rien. Si on ne touche pas à un objet pen­dant plus d’un mois, c’est qu’il ne sert à rien, autant ne pas le gar­der, se dépos­sé­der de tout ce qui encombre. Fer­mer les yeux et se concen­trer sur un sou­ve­nir qu’on a tout fait pour fixer comme étant hors du temps pour revivre des sen­sa­tions agréables. Éva­cuer les sou­ve­nirs dou­lou­reux. Ima­gi­ner toutes les vies qu’on n’a pas pu vivre est une forme de souf­france à ne sur­tout pas gar­der niché au creux de soi, un poi­son à faire sor­tir. Il n’y aura peut-être plus de pipes d’o­pium pour s’en­dor­mir dans les rêves de dra­gons, dans les volutes de cette fumée blanche qui n’est qu’un écran mas­quant les vrais souf­frances qu’il suf­fit de cher­cher à évi­ter, et puis on fini­ra bien par se réveiller un matin, les yeux un peu gon­flés, les muscles engour­dis et l’ha­leine pâteuse, pour se rendre compte qu’on a mar­ché trop long­temps et qu’on aurait mieux fait de s’ar­rê­ter pour prendre un peu le temps.

Fumeurs d'opium en 1880

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Pipes d’o­pium #7

Pipes d’o­pium #7

Où il est ques­tion d’un poète indien, d’une femme chi­noise qui n’a jamais exis­té, des paroles du Boud­dha et d’une chan­teuse islan­daise qui chante à la manière des scaldes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Rabin­dra­nath Tha­kur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1913. Des mots trou­vés au hasard dans les pages d’Élodie Ber­nard, que je ramène dans mon giron, des mots attra­pés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…

J’es­saie avec toute mon âme alté­rée d’une soif inapai­sable de péné­trer ce mince mais inson­dable mys­tère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de per­cer le mys­tère de la sombre nuit avec leur regard bais­sé qui ne dort pas et ne cli­gnote pas.

Rabin­dra­nath Tagore, Gitan­ja­li, l’of­frande lyrique
Gal­li­mard, 1971

 

Deuxième pipe d’o­pium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’a­vait jamais exis­té. Dans la longue réécri­ture de l’his­toire à laquelle s’est adon­née le peuple viet­na­mien pen­dant de longues années d’er­rances com­mu­nistes (n’en est-on pas encore là aujourd’­hui ?), il existe une his­toire que j’ai décou­verte cet été tan­dis que je m’ap­prê­tais à rendre visite à la dépouille immor­telle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révo­lu­tion­naire, encore adu­lé aujourd’­hui, d’un Viet­nam frac­tu­ré par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chi­noise et catho­lique de Guangz­hou mais il furent sépa­rés six mois plus tard tan­dis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’é­tat des natio­na­listes mené par Tchang Kaï-chek. Mal­gré des ten­ta­tives nom­breuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tan­dis que Hồ s’é­tei­gnit en 1969, Tăng Tuyết Minh mou­rut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gou­ver­ne­ment viet­na­mien fait tou­jours son pos­sible pour que cette his­toire d’a­mour ne figure pas au titre de l’his­toire offi­cielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les rela­tions sexuelles qu’en­tre­te­nait le lea­der avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé… 

Troi­sième pipe d’o­pium. Le Boud­dha Sha­kya­mu­ni a dit Celui qui inter­roge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’in­ter­roge plus, je laisse faire, mais devant l’im­pas­si­bi­li­té du boud­dhiste qui, pris dans le Mahāyā­na, a cette fâcheuse ten­dance à ne pas vou­loir déro­ger à l’ordre du monde éta­bli et finit par tom­ber dans une sorte de fata­lisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sor­tir du saṃsā­ra. Est-ce que ça compte vrai­ment si c’est soi-même qu’on inter­roge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vou­loir sor­tir des cadres, sur­tout s’il est ques­tion de reli­gion ? Je suis dans un état tran­si­toire, pris entre l’en­vie de par­tir pour retrou­ver les sen­sa­tions à pré­sent dis­pa­rues et l’en­vie de res­ter et de construire quelque chose ici, tou­jours dans un écart inso­luble, alors je tente de retrou­ver au tra­vers de mes car­nets de voyage les lieux et les sen­sa­tions, je recons­truis, je rééla­bore le voyage en ima­gi­nant ce qu’il aurait pu être. Je me sou­viens de mon troi­sième voyage en Tur­quie, en pleines émeutes du parc Gezi, der­nière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me sou­viens des heures chaudes dans le parc his­to­rique de Sukho­thai que je par­cou­rais à vélo le long des larges ave­nues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me sou­viens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les ven­deurs de rue assou­pis sur le trot­toir pen­dant que je me repo­sais sur les bords du lac de l’é­pée res­ti­tuée, je me sou­viens de la moi­teur du matin à Chiang Mai quand je sor­tais de ma chambre d’hô­tel en même temps que les moines du Wat Che­di Luang et les chiens errants, au temps où dor­mir était une option inef­fi­cace — le manque. Mon corps a goû­té les plai­sirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chu­la­long­korn.

Wat Sri Chum. Fan­tas­tique Boud­dha de 14 mètres de haut dont la seule main est plus haute qu’un homme

Une publi­ca­tion par­ta­gée par Romuald (@swedishparrot) le

Qua­trième pipe d’o­pium. Björk. Un amour de jeu­nesse qui m’ac­com­pagne depuis 1996 tan­dis que je décou­vrais avec un peu de retard l’al­bum Debut. Jus­qu’au jour où vous vous ren­dez compte que le nom de celle que vous appe­liez de la même manière qu’une marque de pro­duits ali­men­taires bio doit fina­le­ment se pro­non­cer Beyerk

Björk c’est avant tout la ríma (rímur au plu­riel), cette poé­sie scal­dique venue d’Is­lande et qui se base sur une ver­si­fi­ca­tion alli­té­ra­tive, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beo­wulf par exemple. La manière de réci­ter les rímur consiste à bien décol­ler les syl­labes pour une com­pré­hen­sion aisée. Dans les chan­sons de Björk, on retrouve exac­te­ment cet art et cette dic­tion toute par­ti­cu­lière (on l’en­tend par­ti­cu­liè­re­ment bien dans cet extrait d’une émis­sion de télé­vi­sion islan­daise où elle chante Unra­vel, sim­ple­ment accom­pa­gnée d’une épi­nette), avec son anglais tein­té d’un accent islan­dais dont elle n’ar­ri­ve­ra jamais, et c’est tant mieux, à se départir.

Nous sommes le 21 jan­vier 2018, les arbres nus dégou­linent d’une pluie qui s’in­si­nue par­tout et le soleil semble avoir dis­pa­ru pour tou­jours. Cela me rap­pelle la lec­ture d’un livre somp­tueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’é­cri­vain hel­vète Charles-Fer­di­nand Ramuz, Si le soleil ne reve­nait pas. Mais il revien­dra, c’est écrit dans les livres. Per­sonne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.

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