Le temps très lent des toutes petites choses #5

Le temps très lent des toutes petites choses #5

Dix mille ans d’His­toire pour en arri­ver là… Le triste quo­ti­dien ne peut rien contre la force de l’His­toire, il ne sau­rait se résoudre à bais­ser les bras et à ne plus bou­ger. Il est fait de mil­liards de toutes petites choses qui sont autant de signaux tel­le­ment insi­gni­fiants qu’on n’y prête même plus atten­tion. L’i­nac­tion rend imbé­cile, sourd et aveugle. Cer­tains mots sont insuf­fi­sants à rendre les choses mobiles, des mots creux, vides de sens.
Alors… alors je conti­nue de prendre le temps, de prendre mon temps et je regarde par­tout, je prends tout. Je scrute tout ce qui se passe et je ne laisse rien passer.
Ici une chan­son de Hương Thanh, Per­fu­med flo­wer sur l’al­bum Man­gus­tao, quelque chose de très doux, chan­té en viet­na­mien du nord. Baki­da sur Dra­gon­fly, où l’en entend le son magni­fique du đàn bầu, l’ins­tru­ment à une seule corde.
Ici un docu­men­taire, Mon­sieur Kubo­ta, un faux docu­men­taire sur les méduses immor­telles et en réa­li­té le por­trait d’une homme sin­gu­lier, pas­sion­né de cni­daires et pas­sant ses soi­rées dégui­sé à chan­ter du karaoké.
Ici les motifs arabes que je col­lec­tionne comme des timbres et dont je me suis épris en les des­si­nant à mon tour, en ver­sant dans la géo­mé­trie la plus pure, science radi­ca­le­ment oppo­sée au dise­gno et à la pit­tu­ra, tels qu’en parle David Rosand dans Pain­ting in Six­teenth-Cen­tu­ry Venice: Titian, Vero­nese, and Tin­to­ret­to.
Ici une pho­to dans un livre trou­vé sur Gal­li­ca, de Lucien Four­neau, Les ruines khmères, Cam­bodge et Siam : docu­ments com­plé­men­taires d’ar­chi­tec­ture, de sculp­ture et de céra­mique. Une pho­to d’une des sta­tues du Bayon d’Ang­kor. Comme tous les livres que j’ai amas­sés, télé­char­gés depuis les rayon­nages vir­tuels des réserves de la BNF, il se per­dra dans l’ou­bli. Une fois de plus. Mais la culture est faite d’oublis.
Je fais des col­lec­tions, j’ac­cu­mule tous les petits papiers ramas­sés lors de mes voyages, j’en fais des caisses que je res­sors de temps en temps pour ten­ter de retrou­ver dans mes sou­ve­nirs tout ce qui m’a tra­ver­sé durant mes voyages. C’est ridi­cule mais c’est comme ça.

Les ruines khmères, Cam­bodge et Siam : docu­ments com­plé­men­taires d’ar­chi­tec­ture, de sculp­ture et de céra­mique / par Lucien Fournereau

Et puis il y a la lec­ture, la lec­ture et le thé. Je bois beau­coup de thé, beau­coup trop. Et je lis peu, mais je lis en gour­met, par petites bou­chées, par touches, comme pour ne pas gâcher la beau­té d’une fleur qui ne fleu­ri­rait que quelques heures dans toute une vie. La lec­ture et les tro­piques, l’hu­mi­di­té et les fleurs, l’o­deur de la terre et de l’eau. Encore empê­tré dans le tout petit livre de J.M.G. Le Clé­zio, L’A­fri­cain, fleur de rosée au pays du sable sous les ongles.

Il prend des pho­tos. Avec son Lei­ca à souf­flet, il col­lec­tionne des cli­chés en noir et blanc qui repré­sentent mieux que des mots son éloi­gne­ment, son enthou­siasme devant la beau­té de ce nou­veau monde. La nature tro­pi­cale n’est pas une décou­verte pour lui. A Mau­rice, dans les ravins, sous le pont de Moka, la rivière Terre-Rouge n’est pas dif­fé­rente de ce qu’il trouve en haut des fleuves. Mais ce pays est immense, il n’ap­par­tient pas encore tout à fait aux hommes. Sur ses pho­tos paraissent la soli­tude, l’a­ban­don, l’im­pres­sion d’a­voir tou­ché à la rive la plus loin­taine du monde. Du débar­ca­dère du Ber­bice, il pho­to­gra­phie la nappe bistre sur laquelle glisse une pirogue, contre un vil­lage de tôle semé d’arbres malingres. Sa mai­son, une sort de cha­let de planches sur pilo­tis, au bord d’une route vide, flan­quée d’un seul pal­mier absurde. Ou bien encore la ville de Geor­ge­town, silen­cieuse et endor­mie dans la cha­leur, mai­sons blanches aux volets fer­més contre le soleil, entou­rées des mêmes pal­miers, emblèmes obsé­dants des tropiques.

J.M.G. Le Clé­zio, L’Africain
Mer­cure de France, 2004

Pho­to d’en-tête © Tord Remme

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Le temps très lent des toutes petites choses #4

Le temps très lent des toutes petites choses #4

De l’A­frique, je n’ai rien, ni sou­ve­nir, ni envie. De nos ves­tiges colo­niaux, puisque plus rien ne nous appar­tient, puisque l’in­sup­por­table poli­tique nous a dépar­ti de nos pos­ses­sions, on se donne par­fois l’im­pres­sion que ce sont des pays à qui nous appar­te­nons, comme pour effa­cer une mau­vaise conscience dont seraient res­pon­sables nos aïeux… Mais il n’y a rien à faire, ça sent le casque colo­nial à des kilo­mètres à la ronde, la che­mise en crêpe de coton et les lunettes de soleil. Com­bien de fois j’en­tends mon pays de cœur, ou alors l’Afrique, mon conti­nent, ou encore je me sens plus Afri­caine que Fran­çaise… On n’est pas de là, c’est tout…  Êtres trans­plan­tés, arra­chés comme des pieds de man­dra­gore pour être replan­tés dans un ailleurs qui n’est qu’un dépay­se­ment, un tout petit dépay­se­ment. Per­sonne n’est jamais de l’en­droit qu’il choi­sit. Nous sommes de par­tout et aucune terre ne nous appar­tient, pas plus que nous n’ap­par­te­nons à une terre. L’his­toire des fins de règne est là pour nous rap­pe­ler l’im­per­ma­nence des âges d’or.

De l’A­frique, je n’ai que l’i­mage de quelque chose d’é­cra­sant et de ver­ti­gi­neux. De la pous­sière, beau­coup de pous­sière, qui entre par­tout, dans le nez, la gorge, qui s’in­si­nue. Des sou­ve­nirs col­lants, des­sé­chés comme des momies de cro­co­diles, rien de bien agréable en somme. Des mouches, haras­santes, des mous­tiques, et sur­tout l’é­cra­sante cha­leur des après-midis que le soir n’ar­rive pas à calmer.

Alors les jours d’O­go­ja étaient deve­nus mon tré­sor, le pas­sé lumi­neux que je ne pou­vais pas perdre. Je me sou­ve­nais de l’é­clat de la terre rouge, le soleil qui fis­su­rait les routes, la course pieds nus à tra­vers la savane jus­qu’aux for­te­resses des ter­mi­tières, la mon­tée de l’o­rage le soir, les nuits bruyantes, criantes, notre chatte qui fai­sait l’a­mour avec les tigrillos sur le toit de tôle, la tor­peur qui sui­vait la fièvre, à l’aube, dans le froid qui entrait sous le rideau de la mous­ti­quaire. Toute cette cha­leur, cette brû­lure, ce frisson.

J.M.G. Le Clé­zio, L’A­fri­cain
Mer­cure de France, 2004

Tu te sou­viens de ces jours de plomb ? Ces jours où la tête te tour­nait parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire que de ne rien faire ? Ces jours d’é­cra­santes tor­peurs qui t’embarquaient jus­qu’au fond de ce que tu étais capable de sup­por­ter ? Même ta peau deve­nait étran­gère et insup­por­table… Et puis ces mouches, tou­jours ces mouches qui ne fai­saient qu’a­jou­ter à ton désar­roi et que tu aurais tout fait pour voir dis­pa­raître d’un cla­que­ment de doigt… Tu te sou­viens de ces fris­sons du matin alors que l’o­rage est pas­sé et que… fina­le­ment… tu te ver­rais bien encore quelques jours souf­frir de la cha­leur plu­tôt que ça… C’est sans fin. Banou Ifren, Ifri­qiya, إفريقيا, quel que soit ton nom, tu es le nom sans fin, sans aboutissement.

Mais au beau milieu de ce grand néant, il y a une note d’es­poir que tu gardes tout près de toi, quelque chose qui te dit que tout n’est pas per­du. Ce sont des miettes, des frag­men­ta­tions de ter­ri­toires, des espa­ce­ments, tout ce qui est dans l’é­cart. Alors oui, c’est moins facile. L’A­frique, c’est comme tous ces pays ou ces conti­nents qui se laissent appré­hen­der comme un poi­gnée de sable ; ça file entre les doigts, mais il en reste tou­jours quelque chose.

Pho­to d’en-tête © Frank Knaack

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Le temps très lent des toutes petites choses #3

Le temps très lent des toutes petites choses #3

Com­men­çons la jour­née avec un bon mot… Et par cette cita­tion presque fémi­niste de George Ber­nard Shaw : « Ne dites jamais à une femme que vous êtes indigne d’elle ; faites-lui la sur­prise… ». Si elle avait été tour­née un peu plus abrup­te­ment, on aurait pu la croire d’Os­car Wilde, mais cer­tai­ne­ment pas de cette manière. Je ne sais pas pour­quoi mais elle me fait hur­ler de rire, comme si cela fai­sait écho à quelque chose de connu.

Dans ces jour­nées au rythme ralen­ti, où le soleil est de la par­tie, je passe mon temps à ne rien faire, à humer l’air et à regar­der les bour­dons s’é­battre l’air pataud dans les branches enche­vê­trées des lavandes dont les pre­mières pousses vert tendre com­mencent à sor­tir. Je fais des siestes de sul­tan (pas la peine de regar­der dans un dic­tion­naire la date de pre­mière uti­li­sa­tion de cette locu­tion, on en est au pre­mier jour), affa­lé sur mon lit, les rideaux tirés, juste de quoi lais­ser un soleil fil­tré comme le pre­mier moût du cidre, allon­gé sur le ventre et les mains sous l’o­reiller que je place au pied du lit ; c’est ma posi­tion tra­di­tion­nelle pour une sieste effré­née. Caché der­rière mes doubles vitrages ren­for­cés, je n’en­tends qu’à peine les sillons des avions atter­ris­sant à quelques kilo­mètres de là, mais entre deux, rien d’autre qu’un silence lourd et pro­fond qui me per­met sans dif­fi­cul­té de som­brer dans un som­meil digne d’une nuit en modèle réduit. L’art consom­mé de la sieste n’est pas à prendre à la légère. J’ai l’im­pres­sion qu’il y a des années que je ne me suis pas per­mis ce luxe qui n’ap­porte rien, ne coûte pas cher et per­met de se vau­trer dans une sorte d’oi­si­ve­té assez crasse, somme toute. Le sou­rire béat de satis­fac­tion heu­reuse du cré­tin satis­fait s’af­fiche alors sur mon visage tan­dis que je tombe de l’autre côté du miroir, quelque chose d’un peu benêt, mais c’est sans consé­quence sur le reste.

Quant à la lec­ture, j’y vais dou­ce­ment, heu­reux de mon rythme et ne sou­hai­tant pas gâcher les mots. Je lis le matin sur­tout, avec une grande tasse de thé, tout en regar­dant les rayons du soleil sou­li­gner le vert frais des feuilles à peine sor­ties des rosiers et du ceri­sier, en me disant que rien, déci­dé­ment ne pour­ra faire que cette jour­née se passe plus mal que lors­qu’elle a com­men­cé — le genre de pen­sée qui n’a aucune inté­rêt mais qui a tout de même l’a­van­tage de me faire par­tir dans de très bonnes dis­po­si­tions. J’ap­prends qu’il fait moins chaud à Istan­bul qu’i­ci, ce qui n’est pas sans me rajou­ter un peu de baume au cœur.

Pen­dant quatre ans j’ai lu — comme disait sa logeuse à Maxime Gor­ki — « à m’en faire péter les mirettes ». Ensuite, comme le même Gor­ki, je suis allé « cher­cher mes uni­ver­si­tés sur les routes », qui n’ont pas été avares de péda­gogues en haillons, ni de leçons de sable et de neige. Quoi qu’il en soit, j’ai tou­jours consi­dé­ré la quête du savoir comme un contrat de confiance entre un aîné qui en sait très long, et un cadet qui en veut beaucoup.

Nico­las Bou­vier, His­toires d’une image
Édi­tions Zoé, 2001

Les motifs. J’ai repris mon car­net de des­sin et je me suis rache­té de la pein­ture, des pin­ceaux à manche long et j’ai res­sor­ti des sty­los, feutres et crayons, mon com­pas et mon réglet. Il est temps de se replon­ger dans la com­plexi­té des motifs arabes qui, en plus de consti­tuer un art à part entière, par­ti­cipent d’une science dont il faut connaître les règles strictes. J’ai appris d’une part que les motifs sont l’expression d’une géo­mé­trie divine, que le tout est conte­nu dans le tout, que le motif par­ti­cipe de l’harmonie uni­ver­selle, et d’autre part, que l’abstraction fur­tive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’étendue de l’universalité du monde.

Pho­to d’en-tête © Fran­çois Decaillet

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Le temps très lent des toutes petites choses #2

Le temps très lent des toutes petites choses #2

Je retrouve le temps très lent des toutes petites choses et je me rends bien vite compte que toutes les toutes petites choses se loca­lisent pré­ci­sé­ment dans mon esprit plu­tôt que dans mon immé­dia­te­té au monde, comme si je vivais une par­tie de mon pré­sent dans mes souvenirs.

En reve­nant de voyage nous sommes comme des galions pleins de poivre et de mus­cade et d’autres épices pré­cieuses, mais une fois reve­nu au port, nous ne savons jamais que faire de notre car­gai­son. Nico­las Bou­vier (oui, encore lui)

Le temps de pré­pa­rer un thé vert au fruit dans une théière en fonte de laquelle monte une odeur de fer chaud, le temps de lais­ser infu­ser quelques infimes minutes et de faire autre chose, le temps de prendre un peu de temps, quelques ins­tants sus­pen­dus avant de goû­ter à l’eau chaude par­fu­mée. Et puis écou­ter Hương Thanh chan­ter Quê Hương Là Gì ? avec sur mes mains l’o­deur encore très pré­sente de l’Heli­chry­sum ita­li­cum, qui me fait tou­jours pen­ser aux plages de sable fin der­rière les dunes de Grand-Vil­lage plage à Oléron.

Puis­qu’au­jourd’­hui on est dimanche, com­men­çons cette jour­née avec la lit­té­ra­ture biblique, un des plus beaux livres de l’An­cien Tes­ta­ment qui reste aus­si un des plus énig­ma­tiques, le Livre de Job. Lamar­tine disait qu’au cas où la fin du monde advien­drait, il fau­drait avant tout sau­ver le poème de Job… Mais bon, on connaît la spon­ta­néi­té de Lamar­tine… Quelques ins­tants de lec­ture avec le cha­pitre 41. Texte étrange et sym­bo­liste, il n’y est ques­tion que du Mal, avec un M majuscule…

Ses éter­nue­ments font jaillir la lumière ; ses yeux sont les pau­pières de l’aurore.
De sa gueule partent des éclairs, des étin­celles de feu s’en échappent.
De ses naseaux sort une fumée, comme d’une mar­mite chauf­fée et bouillante.
Son haleine embrase les braises, et de sa gueule sort une flamme.
En son cou réside la force, devant lui bon­dit l’épouvante.
Les fanons de sa chair tiennent ferme, durs sur lui et compacts.
Son cœur est dur comme pierre, dur comme la meule de des­sous. »

Mais puis­qu’il est cou­tume de ne pas par­tir ain­si tra­vailler au jar­di­net sans avoir à l’es­prit quelque bon mot à se mettre sous la dent, lais­sons encore une fois par­ler Bou­vier qui m’ac­com­pa­gne­ra encore tant que la lec­ture est en cours :

N’ou­blions tout de même pas qu’en Chine du sud le cro­co­dile est père du tam­bour et de la musique, qu’au Cam­bodge il est seul maître des éclairs et des sal­vi­fiques pluie de la mous­son, qu’en Égypte… Mais là je m’a­ven­ture sur un ter­rain dont la den­si­té cultu­relle m’é­pou­vante, d’au­tant plus que le trou du cul auquel j’ai prê­té mon Dic­tion­naire de la civi­li­sa­tion égyp­tienne ne me l’a jamais rendu.

Nico­las Bou­vier, His­toires d’une image
Édi­tions Zoé, 2001

Le dieu cro­co­dile Sobek — Temple de Kom Ombo

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Le temps très lent des toutes petites choses #1

Le temps très lent des toutes petites choses #1

Une semaine longue comme s’il pleu­vait des jours, une semaine qui n’en finit pas de se col­ti­ner de l’im­pré­vu et pen­dant laquelle il se passe en réa­li­té tant de choses qu’on ne sait même plus de quelle manière il faut s’en sou­ve­nir. Des ren­dez-vous qui se suc­cèdent, une ren­contre for­tuite et à peine croyable dans le nord de Paris, une suc­ces­sion de hasards qui amènent deux per­sonnes qui se connaissent à se retrou­ver au même endroit et à rou­gir de conserve, des moments éton­nants alors qu’on ne s’at­tend à rien et que tout se pro­duit, des rebon­dis­se­ments… Et puis j’ap­prends que mon fils a tota­le­ment écrit un med­ley des œuvres de Joe Hisai­shi, à plu­sieurs ins­tru­ments, conduc­teur d’or­chestre. Le bou­chon a bien des talents cachés. Cette semaine a été folle à bien des égards et tout à coup elle s’ar­rête parce que sur l’a­gen­da, une annonce vous rap­pelle gen­ti­ment à la réa­li­té et vous crie que dès ce midi, vous êtes en congés…  On se réveille avec le cou endo­lo­ri et la tête qui tourne (et toi tu te demandes com­bien de fois tu as fait tour­ner la tête aux autres en aus­si peu de temps…), alors que la vie du dehors n’a même pas encore com­men­cé, après une nuit mor­ce­lée, un peu étrange. Et puis on se sou­vient d’une ren­contre avec un homme en imper­méable pas­sé qui, en voyant les pho­tos japo­naises impri­mées en noir et blanc sur du papier kraft qui ornent votre bureau, se demande si ce n’est pas Nico­las Bou­vier qui les a prises, et qui vous dit que lui aus­si est atten­dri autant par Bou­vier que par Ray­mond Chand­ler, et qui vous dit que Jacob que vous avez côtoyé dans les amphis de Paris 8 est en réa­li­té une per­sonne qui fait par­tie de son cercle d’a­mis… Un étrange double sor­ti des méandres du hasard. Les points com­muns ne sont que des petits acci­dents de la vie qui vous incitent à croire que tout ceci n’est qu’une vaste pièce de théâtre qui aurait pu avoir été écrite à l’a­vance. Il n’y a pas de hasards, que des cor­res­pon­dances… (ce qui ne veut pas dire que le hasard n’existe pas, il se cache sim­ple­ment dans les détails, comme le diable).

Nico­las Bou­vier par Eliane Bouvier

Ce same­di com­mence avec la lec­ture de Nico­las Bou­vier, puis­qu’on en est là. Pour après, j’ai pré­vu de relire Le Clé­zio que je n’ai plus fré­quen­té depuis le col­lège avec L’A­fri­cain, Le musée ima­gi­naire de Mal­raux et Un hiver sur le Nil d’An­tho­ny Sat­tin. Puisque désor­mais je ne lirai que de belles choses. Pré­face de His­toires d’une image de Nico­las Bou­vier, un tout petit livre fait d’ar­ticles publiés dans une revue hel­vète pres­ti­gieuse : « Le métier d’i­co­no­graphe est presque aus­si répan­du que celui de char­meur de rats ». Ce qui fait l’o­ri­gi­na­li­té de Bou­vier, c’est son par­ler enle­vé et ima­gé, comme une his­toire pour enfants dans un vieux livre d’illus­tra­tions, un ima­gier du Père Cas­tor et consorts. Consort… qui par­tage le sort. Bou­vier n’est pas seule­ment un écri­vain, c’est un ima­gi­neur, il fabrique de l’his­toire dans une langue qu’on ne parle plus guère et qui semble sor­tie d’un Moyen-âge éclai­ré, faite des par­lers hel­vètes, des crus qu’on ne connaît qu’à peine vu de ce côté-ci de la fron­tière, et que Fabienne, en lec­trice éclai­rée, a cru bon de me faire décou­vrir, en me disant sim­ple­ment, je pense qu’il va te plaire, et regar­dez main­te­nant où j’en suis…

Et si cette lune, tan­tôt citrouille rousse, tan­tôt fau­cille ou rognure d’ongle, mais que nous croyons fidèle, se las­sait de jouer les seconds rôles, d’être tou­jours relé­guée der­rière la forêt, le Taj Mahal, la che­mi­née d’u­sine ou les mâtures à peine balan­cées des grands voi­liers à l’ancre, et quit­tait son orbite pour aller cher­cher for­tune ailleurs, vers une pla­nète sans pers­pec­tive qui lui per­mette l’a­vant-scène au moins une fois par révo­lu­tion ? Alors quel vide dans ce ciel sans lumi­naire, quel deuil dans notre fir­ma­ment men­tal : la moi­tié de nos reli­gions et de nos « arts libé­raux » dis­pa­raî­traient sans crier gare, les amants man­que­raient leurs ren­dez-vous noc­turnes pour s’é­pou­mo­ner en courses obs­cures et vaines, le chœur des gre­nouilles d’A­ris­to­phane et les Pier­rots lunaires poin­te­raient au chô­mage, les peintres chi­nois ava­le­raient leurs pin­ceaux, l’is­lam en serait réduit à chan­ger sa ban­nière, et les bou­lan­gers, de Vienne à Van­cou­ver, à bra­der leurs crois­sants. Mieux vaut ne pas y penser.

C’est quoi un ico­no­graphe ? Si l’i­co­no­graphe scru­pu­leux risque sa san­té men­tale au ser­vice de causes qu’il n’a pas choi­sies, il ne pro­fite pas moins des musées ou biblio­thèques aux­quels il a accès pour satis­faire son goût per­son­nel et consti­tuer son musée ima­gi­naire avec des images que per­sonne ne lui demande et qui lui font signe. Tout est dit.

Ecri­vain de la len­teur, des petites choses tri­viales mais non sans impor­tance, il man­que­rait au pay­sage de mes lec­tures et donc, de ma vie. Pes­soa disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie ne suf­fit pas, tan­dis que Jean-Jacques Schal­ler à qui je repor­tais cette cita­tion disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie suf­fit. Cabot. Debus­sy, lui, aurait dit, s’il avait connu Bou­vier, qu’on peut très bien vivre sans Bou­vier, mais on vit mieux avec.

Et puis si on a du temps à perdre, c’est qui est la plus mer­veilleuse des choses qui puisse vous arri­ver, il y a des tonnes d’en­re­gis­tre­ments, de la matière à foi­son, sur le site de la RTS (oui, je sais, pour les Fran­çais que nous sommes, c’est étrange de consul­ter des archives sonores d’une radio hel­vé­tique, mais ce qui est bon ne souffre pas les fron­tières). Par ici.

A écou­ter de pré­fé­rence avec une tasse de thé Earl Grey et des muf­fins tar­ti­nés de mar­me­lade, petit déjeu­ner anglais avec cette étrange lumière venue du nord et cette pluie fine qui ruis­sèle sur les feuilles char­nues de mes hostas (玉簪属 en japo­nais, si ça inté­resse quel­qu’un…) qui ont com­men­cé à se faire dévo­rer par les limaces que je vais m’ap­pli­quer à éradiquer.

C’est une longue et belle semaine qui s’annonce…

Pho­to d’en-tête © Tom D.

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