L’ombre de la route de la soie #1

L’ombre de la route de la soie #1

La route se fit dépouillée. Plus rien ne venait l’a­dou­cir ou la bala­frer. Quand on par­ve­nait au som­met d’une côte, on décou­vrait l’im­mo­bi­li­té lunaire de col­lines arron­dies que frô­lait un maigre soleil, et des val­lées éro­dées jus­qu’au gris alu­mi­nium ou tapis­sées du feutre gris-vert d’une herbe mou­rante. Et de ces espaces déserts où rien ne peut vivre, c’est cer­tain, sur­girent les Kuchis, tel un mirage : des nomades per­chés sur leurs cha­meaux à l’air déli­cat, par­mi les trou­peaux de chèvres et des chiens au poil blond et à la queue cou­pée. Des hommes éma­ciés au visage noir­ci, avec de grandes cata­ractes de barbe au men­ton. Ils pas­sèrent sans un regard, comme en rêve — le leur ou le nôtre.

Colin Thu­bron

L’ombre de la route de la soie — Tra­duit de l’anglais par Katia Holmes , Gal­li­mard, 2006

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Le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu, Bog­do Khan et Boud­dha vivant

Le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu, Bog­do Khan et Boud­dha vivant

Son nom de céré­mo­nie mon­gole est, en toute sim­pli­ci­té, Agvaan­luv­san­choy­jin­dan­zan­vaan­chig­bal­sam­buu. Né en 1870 et mort en 1924, il est le hui­tième et der­nier Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu à avoir régné et à avoir por­té le titre de Bog­do Khan (Bogd Jiv­zun­dam­ba Agvaan­luv­san­choi­ji­nyam­dan­zan­van­chüg), c’est-à-dire la troi­sième per­sonne la plus impor­tante du boud­dhisme tibé­tain, après le Dalaï et le Pan­chen. Le der­nier Jebt­sun­dam­ba, Jam­pal Nam­dol Cho­kye Gyalt­sen, iden­ti­fié à l’âge de 4 ans, est né à Lhas­sa. En 1959, il s’est enfui à Dha­ram­sa­la où il a vécu en exil jus­qu’à sa mort en 2012. Le der­nier Boud­dha vivant est mort il y a 3 ans…

Le 9ème Jebtsundamba Khutuktu : Jetsun Dhampa Dorjee Chang Jampel Namdrol Choekyi Gyaltsen

Le 9ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu : Jet­sun Dham­pa Dor­jee Chang Jam­pel Nam­drol Choe­kyi Gyaltsen

Celui qui ten­ta de le remettre sur son trône, c’est le baron Roman Fio­do­ro­vitch von Ungern-Stern­berg, plus connu sous son petit nom de « baron fou », dont j’ai déjà racon­té les aven­tures sur ce blog au tra­vers du livre écrit par le géo­logue Fer­dy­nand Ossen­dows­ki. Ce seront fina­le­ment les tibé­tains com­mu­nistes qui gar­dèrent le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu comme chef de leur gou­ver­ne­ment jus­qu’à sa mort en 1924. Par la suite, ils décré­tèrent à la fon­da­tion de la Répu­blique popu­laire mon­gole, qu’il n’y aurait plus d’autre réin­car­na­tion. Fin de l’his­toire signée par décret. Ce per­son­nage impor­tant pour les boud­dhistes tibé­tains porte éga­le­ment le titre de Boud­dha vivant.

Jebtsundamba Khutuktu

Le 8ème Jebt­sun­dam­ba Khu­tuk­tu et sa famille

Voi­ci l’é­trange légende que rap­porte Fer­dy­nand Ossen­dows­ki à son pro­pos, puis­qu’il a fait par­tie des rares per­son­nages à avoir pu le côtoyer :

Le Boud­dha vivant ne meurt pas. Son âme passe quelque fois dans celle d’un enfant qui naît le jour de sa mort, par­fois se trans­met chez un autre homme pen­dant la vie même du Boud­dha. Cette nou­velle demeure mor­telle de l’es­prit sacré de Boud­dha appa­raît presque tou­jours dans la your­ta de quelque famille pauvre thi­bé­taine ou mon­gole. Il y a à ceci une rai­son poli­tique. Si le Boud­dha fai­sait son appa­ri­tion dans une riche famille prin­cière, le risque serait grand que, hono­rée de la sorte, cette famille refuse d’o­béir au cler­gé, comme cela s’est déjà pro­duit par le pas­sé. Au contraire, une famille pauvre et incon­nue qui hérite du trône de Gen­gis Khan, et acquiert de ce fait une incom­men­su­rable richesse, se sou­met tou­jours volon­tiers aux lamas. Seuls trois ou quatre Boud­dhas vivants furent d’o­ri­gine pure­ment mon­gole ; les autres étaient thibétains.

Fer­dy­nand Ossen­dows­ki, Bêtes, hommes et dieux
A tra­vers la Mon­go­lie inter­dite, 1920–1921
Edi­tions Phe­bus Libretto

Pho­to d’en-tête © Jona­than E. Shaw (Palais d’hi­ver du Bog­do Khan à Ulaan­baa­tar, Mongolie)

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Du Camp et Flau­bert en Orient

Du Camp et Flau­bert en Orient

Voi­ci de quoi illus­trer la désin­vol­ture de ce drôle de bon­homme une peu dan­dy qu’é­tait Maxime du Camp, par­ti sur les routes orien­tales pour flam­ber ses deniers entre Le Caire et Bey­routh. On disait l’homme fan­tasque, for­tu­né, un peu léger, et c’est avec lui que Gus­tave Flau­bert est par­ti sur les routes. Cen­sé en rap­por­ter des pho­to­gra­phies pour une mis­sion confiée par le Minis­tère de l’Ins­truc­tion Publique, voi­ci ce que nous apprend Flau­bert dans une lettre écrite à sa mère en octobre 1850 :

“Maxime a lâché la pho­to­gra­phie à Bey­routh. Il l’a cédée à un ama­teur fré­né­tique : en échange des appa­reils, nous avons acquis de quoi nous faire à cha­cun un divan comme les rois n’en ont pas : dix pieds de laine et soie bro­dée d’or. Je crois que ce sera chic !”

Flau­bert et Du Camp en orient, c’est une conjonc­tion à l’o­ri­gine de la pro­duc­tion de trois grandes œuvres. Tout d’a­bord le Voyage en Orient de Flau­bert lui-même, le ras­sem­ble­ment de plu­sieurs textes qui ne sont que ses cor­res­pon­dances et ses car­nets lors de ce long voyage et qu’on trouve aujourd’­hui sous ce titre aux édi­tions Folio Gal­li­mard. En fait de voyage en orient, c’est une excur­sion avec plus de 600 kg de maté­riel en Égypte, au Liban et en Pales­tine, en Tur­quie et en Grèce.

Du côté de Maxime Du Camp, on trouve plu­sieurs choses comme par exemple ses Mémoires d’un sui­ci­dé dans lequel il raconte son expé­rience éprou­vante du voyage en Égypte, mais éga­le­ment Le Nil : Égypte et Nubie, son jour­nal de voyage, à par­tir duquel on peut croi­ser les infor­ma­tions déli­vrées par Flau­bert dans ses cor­res­pon­dances. Et enfin, on en arrive à l’œuvre magis­trale : 2 albums et 168 pho­to­gra­phies du voyage en Égypte, en Nubie et en Syrie, l’ou­vrage qui recense la plu­part des pho­to­gra­phies prises par Du Camp lors de cette expédition.

On pour­ra éga­le­ment lire ce très bel article sur Flau­bert et les arts visuels, ain­si que le livre dont on sait qu’il ins­pi­ra Flau­bert pour ce voyage : Nou­veau manuel com­plet d’ar­chéo­lo­gie, ou Trai­té sur les anti­qui­tés grecques, étrusques, romaines, égyp­tiennes, indiennes, etc. par Karl Otfried Mül­ler.

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Dans les mots de Joseph Conrad

Dans les mots de Joseph Conrad

Avant de refer­mer le livre et de le ran­ger, il y a une étape. En sai­sir l’es­sence, repas­ser par la pré­sen­ta­tion de Clau­dine Lesage par­lant de la langue de Joseph Conrad. Ce livre, c’est Du goût des voyages, sui­vi de Car­nets de Congo, aux édi­tions Équa­teurs / paral­lèles. Pour qui a lu Heart of Darn­kess, voi­ci un petit sup­plé­ment qui per­met d’ap­por­ter un peu de lumière au livre ter­ri­fiant qui don­na nais­sance à Apo­ca­lypse now de Cop­po­la et sur­tout à la langue si par­ti­cu­lière de Conrad, dont Deleuze aurait pu dire qu’il était dans une écri­ture de la déter­ri­to­ria­li­sa­tion. Avec les notes de bas de page, s’il vous plaît.

En lieu et place, une fois rési­lié son contrat avec les pro­prié­taires de l’Ota­go et ren­tré à Londres, Conrad entame, dès l’au­tomne 1889, la rédac­tion de La Folie Almayer — non pas en polo­nais, non pas en fran­çais, mais en anglais : “ En effet, je me consa­crais alors entiè­re­ment à cette oisi­ve­té appa­rente d’un homme han­té par la quête des mots, ceux-là seuls qui seraient capables de cap­tu­rer mes visions. ”
Texte extrait de son recueil, Des sou­ve­nirs.

Ici il est ques­tion des allers et retours que Conrad fai­sait entre les langues qu’il avait inves­ties et avec les­quelles il jouait sans embarras.

How goes it, you old image. ” Le lec­teur n’en est pas quitte pour autant des explo­ra­tions de Joseph Conrad au cœur de l’é­cri­ture. Car c’est au fon­de­ment même des struc­tures lin­guis­tiques et des mots que Conrad s’at­taque main­te­nant. La construc­tion de la forme inter­ro­ga­tive anglaise est fau­tive et cal­quée sur le fran­çais : “ Com­ment ça va ? ” qui devient après l’in­ver­sion sujet-verbe de la phrase inter­ro­ga­tive anglaise, “ How goes it1… ” On peut pen­ser que Kayerts étant belge, il parle fran­çais2 et que c’est une tra­duc­tion mot à mot de la phrase qu’il pro­nonce. Cher­cher l’er­reur devient donc un imbro­glio impos­sible à démê­ler : est-ce Kayerts lui-même qui s’a­dresse à Gobi­la en petit-nègre ou le tra­duc­teur mal­adroit qui s’é­gare — sans par­ler d’un autre niveau encore : celui des palabres aux­quelles a droit Stan­ley de la part du vrai Gobi­la ? Quelle que soit la réponse à la ques­tion, elle ouvre le ter­ri­toire inex­plo­ré de la poro­si­té des langues chez Conrad ; elle lève un coin du voile et découvre d’autres pers­pec­tives insoup­çon­nées de l’art d’é­crire de Joseph Conrad.
Fami­lier en effet du polo­nais, du fran­çais et de l’an­glais, Conrad se pro­mène dans un no man’s land lin­guis­tique qui fait qu’on ne peut jamais être cer­tain de la langue qui lui sert de réfé­rence. “ Il y a un mot en polo­nais qui exprime ce que je veux dire ”, expli­quait-il par­fois à Ford Madox Ford3, son com­plice en écri­ture [direc­te­ment en anglais] : “ Vou­lez-vous une tasse de thé ? ” ou “ il est mort ”, ajou­tait Ford, mais lors­qu’il s’a­gis­sait d’ex­pres­sions du type : “ le don d’ex­pres­sion ”, “ la per­plexi­té ”, […] “ un tor­rent de lumière ”, “ les eaux traî­tresses qui cou­laient du cœur d’im­pé­né­trables ténèbres ”, il les tra­dui­sait direc­te­ment du fran­çais4. Ain­si en va-t-il du pas­sage du fran­çais à l’an­glais, exer­cice qui dégé­nère par­fois et s’af­fole, comme cela arrive dans cer­taines pages de Lord Jim lors­qu’un per­son­nage affirme haut et fort : “ j’ai rou­lé ma bosse ” — pour de bon, comme on roule une boule de neige (“ I rol­led my hump ”) ou mot à mot, “ cha­cun fait son pos­sible ” (“ one does one’s pos­sible ”) ou encore des hyènes rica­nantes (“ lau­ghable hyae­na ”) et autres “ [l’]armes de cro­co­diles ” (“ wea­pons of a cro­co­dile ”), pour nous limi­ter à quelques exemples qui semblent bien “ sor­tis d’un dic­tion­naire com­pi­lé par un fou5 ”. Car l’exer­cice devient sys­té­ma­tique et s’ac­com­pagne, d’une langue à l’autre, de toute une bat­te­rie d’autres jeux de langues : gal­li­cismes, calques, mots intra­dui­sibles, trans­crip­tions pho­né­tiques, pous­sant l’é­cri­ture dans ses der­niers retran­che­ments, ceux d’une gym­nas­tique lin­guis­tique aux contor­sions absurdes.

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1. La forme cor­recte aurait été “ How are you ? ” ou “ How is it going ?
2. Il lit Flau­bert : Bou­vard et Pécu­chet !
3. Ford Madox Ford (1873–1939). Homme de lettres anglais, proche de Joseph Conrad et con col­la­bo­ra­teur entre 1898 et 1909.
4. Ford Madox Ford, Joseph Conrad, a per­son­nal remem­be­rance, p.168.
5. Joseph Conrad, Lord Jim.

Pre­mière phrase de Du goût des voyages :

Il est cer­tain que pour la majo­ri­té des hommes la supé­rio­ri­té de la géo­gra­phie sur la géo­mé­trie repose sur l’at­trait qu’exercent ses repré­sen­ta­tions. Et même si la cause en est l’in­cor­ri­gible fri­vo­li­té inhé­rente à la nature humaine, la plu­part d’entre nous s’ac­cordent volon­tiers à pen­ser qu’une carte attire davan­tage qu’une figure de géo­mé­trie dans un trai­té sur les sec­tions coniques — tel est du moins le cas des esprits d’un natu­rel simple dont dis­pose la plu­part des habi­tants de cette planète.

Encore quelques mots qui mani­festent l’in­té­rêt de Conrad pour la géo­gra­phie dès son plus jeune âge :

Mal­heu­reu­se­ment, les notes attri­buées à cette matière étaient aus­si rares que les cours ins­crits au pro­gramme par d’en­nuyeux pro­fes­seurs  qui, non contents d’être vieux, sem­blaient ne jamais avoir été jeunes. Indif­fé­rents au charme cap­ti­vant du réel, ils igno­raient tout des immenses poten­tia­li­tés qu’offre la vie d’un homme d’ac­tion, n’a­vaient pas la moindre notion de l’im­men­si­té des éten­dues ter­restres ni n’é­prou­vaient le moindre désir de rele­ver des défis. Leur géo­gra­phie était à leur image : une chose exsangue, à la peau racor­nie recou­vrant une car­casse peu ragoû­tante et un sque­lette dénué de tout inté­rêt.[…] Je ne fus cepen­dant pas noté. Il faut dire que ce n’é­tait pas un sujet impo­sé et je crois bien que le seul com­men­taire qu’on trans­mit à mon tuteur fut de dire qu’il sem­blait bien que j’a­vais per­du mon temps à lire des livres de voyages au lieu de m’oc­cu­per de mon tra­vail. Comme je vous l’ai déjà dit : ces types vou­laient ma peau.

Et enfin sur l’acte d’écrire :

Oui, j’ai tou­jours, et de tout temps, été écri­vain et le reste n’a été que déri­va­tif, pré­texte et erreur, fausse piste et cul-de-sac d’où je me suis tou­jours sor­ti — à un che­veu près !

Plus d’in­for­ma­tions sur la pho­to d’en-tête du navire Joseph Conrad sur la page Fli­ckr de l’Aus­ta­lian Natio­nal Mari­time Museum

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Du por­phyre des mon­tagnes de fumée, de Saint Poly­eucte et de l’his­toire secrète de Pro­cope de Césarée

Du por­phyre des mon­tagnes de fumée, de Saint Poly­eucte et de l’his­toire secrète de Pro­cope de Césarée

A peine refer­mé le livre de Ste­phen Green­blatt, Quat­tro­cen­to, j’ai déjà le nez dans autre chose. Fas­ci­né par l’his­toire de Pog­gio Brac­cio­li­ni qui a redé­cou­vert le manus­crit de Lucrèce, ce n’est pas pour autant que l’en­vie se fait res­sen­tir de lire le long poème épi­cu­rien du poète romain. Bien au contraire. Il faut se contraindre à ne pas se lais­ser dor­lo­ter par la faci­li­té du quo­ti­dien et ne pas arrê­ter le mou­ve­ment tant qu’il est encore pos­sible. S’ar­rê­ter c’est mou­rir. La nécrose de l’es­prit, et tout ce qui en découle ; l’ombre, les ténèbres, la mort de soi et des autres par voie de conséquences.

Sur mes éta­gères traî­nait un livre que j’a­vais ache­té uni­que­ment à cause de son titre : Dans l’ombre de Byzance. L’au­teur, un cer­tain William Dal­rymple, est un spé­cia­liste de l’Inde et du Pakis­tan, de l’his­toire colo­niale bri­tan­nique et fin connais­seur de l’his­toire des Chré­tiens d’O­rient. Évi­dem­ment, il n’en fal­lait pas plus pour je me plonge dans cette lec­ture, mais comme tout bon livre, il faut par­fois le lais­ser matu­rer sur son éta­gère, pour qu’il se boni­fie, qu’il prenne la pous­sière et un peu d’âge, et en même temps un peu d’âme. Inévi­ta­ble­ment, je fais des allers et retours entre les pages du livre, mon grand car­net rouge (Leucht­turm 1917 avec pages numé­ro­tées et index) et ma tablette, et je me laisse empor­ter dans une lecture/apprentissage qui peut durer des heures. Réveillé bien avant que mon réveil-matin ne m’ex­tirpe du som­meil, je suis déjà en boule sur mon cana­pé, lové entre les cous­sins et les plaids, assis en tailleur et le nez entre les pages et l’é­cran. Inter­net est peut-être un ins­tru­ment de mal­heur pour cer­tains et un immense fourre-tout nau­séa­bond en règle géné­rale, mais pour moi, depuis que j’y ai fait mes pre­miers pas en 1996, je n’ai ces­sé d’y trou­ver une source d’ins­pi­ra­tion et de connais­sances dans laquelle il faut savoir navi­guer pour ne pas se perdre et sur­tout, un puits sans fond dans l’i­ma­gi­naire de l’his­toire mondiale.
Le soleil s’est levé à l’ins­tant même où je me suis mis debout et que j’ai éti­ré mon corps un feu four­bu. Je suis res­té quelques ins­tants là à admi­rer l’astre bien­veillant sor­tir de son trou et me rem­plir de bon­heur… Pen­dant quelques minutes, je suis res­té ébloui par cette lumière aveu­glante, inca­pable de me diri­ger dans la mai­son, mais tel­le­ment heu­reux. Ça ne tient fina­le­ment pas à grand-chose.

Giovanni Battista Piranesi - Les antiquités romaines - Tome 3 planche XIX - Grande urne de porphyre avec son couvercle touvé dans le mausolée de Sainte Hélène et actuellement dans le cloître de Saint Jean de Latran

Gio­van­ni Bat­tis­ta Pira­ne­si — Les anti­qui­tés romaines — Tome 3 planche XIX — Grande urne de por­phyre avec son cou­vercle trou­vé dans le mau­so­lée de Sainte Hélène et autre­fois conser­vé dans le cloître de Saint Jean de Latran à Rome, ayant vrai­sem­bla­ble­ment conte­nu les restes de l’im­pé­ra­trice Constance

Et je trouve encore le moyen de décou­vrir de nou­velles choses sur Istan­bul, la ville-monde. Côté sombre et côté lumière. Cer­taines des pierres de Sainte-Sophie (Ἁγία Σοφία) pro­vien­draient des côtes atlan­tiques fran­çaises, d’autres du Mont Por­phyre (pas celui du Cana­da). J’ai un peu de mal à en retrou­ver trace dans les sillons du net, mais il sem­ble­rait qu’il soit là ques­tion du Gebel Dokhan ( جبل الدخان, mon­tagnes de fumée), un lieu iso­lé, unique au monde, dans lequel on trouve cette pierre rouge inimi­table et d’une qua­li­té exem­plaire telle qu’on l’ap­pelle Por­phyre Impé­rial. Le Gebel Dokhan est situé à quelques 140 kilo­mètres du Nil, en plein cœur du désert de l’Égypte orien­tale, à 1600 mètres au-des­sus du niveau de la mer. J’ap­prends éga­le­ment qu’en 2003, une expo­si­tion tem­po­raire dans les salles de Louvre met­tait le por­phyre à l’hon­neur. Le por­phyre est une pierre si noble qu’elle mérite qu’on s’y arrête quelques ins­tants et qu’on en lise l’en­trée dans le livre de Charles-Joseph Pan­ckoucke ; Ency­clo­pé­die métho­dique : Anti­qui­tés, Mytho­lo­gie, Diplo­ma­tique des Chartres et Chro­no­lo­gie. Et il ne faut pas oublier que le mot lui-même est issu du grec πορφύρα qui désigne la cou­leur pourpre, par essence cou­leur impériale.

Saint Polyeucte rescussité

Saint Poly­eucte ressuscité

On dit aus­si que Jus­ti­nien fit construire Sainte Sophie pour concur­ren­cer une des plus belles églises de Constan­ti­nople : Saint Poly­eucte (Poly­euk­tos). Il ne reste aujourd’­hui rien d’autre de cette église que des cha­pi­teaux épar­pillés dans un jar­din public et quelques arches dépas­sant du sol ser­vant de latrines publiques. On parle d’un bâti­ment car­ré de près de cin­quante mètres de côté et cer­tai­ne­ment d’un toit char­pen­té plu­tôt que d’une cou­pole et de cinq nefs en tout. Les fon­da­tions de cette splen­deur pas­sée ont été redé­cou­vert en 1964 au gré de fouilles archéo­lo­giques hasar­deuses (pho­tos de l’ex­ca­va­tion, article en turc) et on sait de sources sur­es que cer­tains de ses pilastres ont été rem­ployés dans la façade du por­tail sud de Saint-Marc de Venise. Ils sont connus sous le nom de Pilas­tri Acri­ta­ni (Pilastres d’Acre) qui viennent en réa­li­té de Constan­ti­nople, suite au sac de la ville par les Croi­sés en 1204. Aujourd’­hui, les quelques restes sont en train de retour­ner dou­ce­ment à la terre dans l’in­dif­fé­rence géné­rale qui tra­duit bien l’es­prit dans lequel le gou­ver­ne­ment actuel se trouve en matière d’ac­tion culturelle.

Basilique Saint Marc de Venise - Pilastri Acritani

D’autres infor­ma­tions sur Les églises et monas­tères de Constan­ti­nople byzan­tine sur la revue Per­sée, dans la revue des études byzan­tines (1951).

Mosaïque de San Vitale de Ravenne - Portrait de l'impératrice Théodora

Mosaïque de San Vitale de Ravenne — Por­trait de l’im­pé­ra­trice Théodora

 

Et puis j’ai trou­vé quelques petites choses crous­tillantes, concer­nant notam­ment un cer­tain Pro­cope de Césa­rée (Προκόπιος ό Καισαρεύς) qui pas­sa sa vie à décrire le règne de Jus­ti­nien avec force détails et dans un style tenant plus de la pro­pa­gande que du compte-ren­du objec­tif tout au long de huit épais volumes (Les guerres de Jus­ti­nien, les Édi­fices), et qui sur la fin de sa vie se com­pro­mit com­plè­te­ment dans un ouvrage qui ne fut publié pour la pre­mière fois qu’en 1623 à Lyon et qui fut exhu­mé aupa­ra­vant, allez savoir pour­quoi, des éta­gères pous­sié­reuses de la Biblio­thèque Vati­cane. On sup­pose que l’His­toire secrète devait cir­cu­ler sous le man­teau à l’é­poque de Pro­cope, qui, après avoir pas­sé son temps à ser­vir une soupe tiède pour la pos­té­ri­té, semble se lâcher com­plè­te­ment, dans un gigan­tesque cra­quage fri­sant la por­no­gra­phie d’État, où il dénonce sans états d’âme les tra­vers plus que licen­cieux de l’im­pé­ra­trice d’a­lors, l’in­tri­gante Théo­do­ra.

Voi­ci un extrait per­met­tant de don­ner un peu le ton du reste du texte :

Nulle ne fut jamais plus avide qu’elle de toute espèce de jouis­sances. Sou­vent, en effet, elle assis­tait à ces ban­quets où cha­cun paye sa part, avec dix jeunes gens et plus, vigou­reux et habi­tués à la débauche; après qu’elle avait cou­ché la nuit entière avec tous, et qu’ils s’é­taient reti­rés satis­faits, elle allait trou­ver leurs domes­tiques, au nombre de trente ou envi­ron, et se livrait à cha­cun d’eux, sans éprou­ver aucun dégoût d’une telle pros­ti­tu­tion. Il lui arri­va d’être appe­lée dans la mai­son de quel­qu’un des grands. Après boire, les convives l’exa­mi­naient à l’en­vi; elle mon­ta, dit-on, sur le bord du lit, et; sans aucun scru­pule, elle ne rou­git pas de leur mon­trer toute sa lubri­ci­té. Après avoir tra­vaillé des trois ouver­tures créées par la Nature, elle lui repro­cha de n’en avoir pas pla­cé une autre au sein, afin qu’on pût y trou­ver une nou­velle source de plaisir.

Elle devint fré­quem­ment enceinte, mais aus­si­tôt elle employait presque tous les pro­cé­dés, et par­ve­nait aus­si­tôt à se déli­vrer. Sou­vent en plein théâtre, quand tout un peuple était pré­sent, elle se dépouillait de ses vête­ments et s’a­van­çait nue au milieu de la scène, n’ayant qu’une cein­ture autour de ses reins, non qu’elle rou­gît de mon­trer le reste au public, mais parce que les règle­ments ne per­met­taient pas d’al­ler au delà. Quand elle était dans cette atti­tude, elle se cou­chait sur le sol et se ren­ver­sait en arrière; des gar­çons de théâtre, aux­quels la com­mis­sion en était don­née, jetaient des grains d’orge par-des­sus sa cein­ture; et des oies, dres­sées à ce sujet, venaient les prendre un à un dans cet endroit pour les mettre dans leur bec; celle-ci ne se rele­vait pas, en rou­gis­sant de sa posi­tion; elle s’y com­plai­sait au contraire, et sem­blait s’en applau­dir comme d’un amu­se­ment ordinaire.
Non seule­ment, en effet, elle était sans pudeur, mais elle vou­lait la faire dis­pa­raître chez les autres. Sou­vent elle se met­tait nue au milieu des mimes, se pen­chait en avant, et reje­tant en arrière les hanches, elle pré­ten­dait ensei­gner à ceux qui la connais­saient inti­me­ment, comme à ceux qui n’a­vaient pas encore eu ses faveurs, le jeu de la palestre qui lui était familier.

Elle abu­sa de son corps d’une manière si déré­glée, que les traces de ses excès se mon­trèrent d’une manière inusi­tée chez les femmes, et qu’elle en por­ta la marque même sur sa figure.

A pro­pos d’his­toire, je me replonge dans cette ambiance que j’aime tant lorsque je songe secrè­te­ment à Istan­bul, une ville qui trans­pire une his­toire longue et com­plexe mais dont on ne peut sous­traire toutes les his­toires qui la com­posent. Le monde est ain­si fait que rien ne peut res­ter figé ; l’his­toire est un dérou­le­ment si l’on en croit Hegel, une cycli­ci­té si l’on en croit les reli­gions asia­tiques, mais peu importe, ce que cela dit c’est que la per­ma­nence est une illu­sion de l’es­prit. Le des­tin des Hommes est de tout perdre. L’His­toire est émaillée de ren­ver­se­ments, d’hu­mi­lia­tions, de sacri­lèges, de des­ti­tu­tions, de bou­le­ver­se­ments dou­lou­reux et ce que l’on croit sta­bi­li­sé, apai­sé, n’est en fait que le signe des révo­lu­tions à venir. Il faut s’en convaincre sous peine de tom­ber de haut… Le pré­sent n’est en réa­li­té ni plus ni moins que l’en­tre­lacs de plu­sieurs his­toires pas­sées ou pré­sentes, mais n’a rien d’une imma­nence par­fai­te­ment cir­cons­crite. Pre­nons par exemple l’his­toire de la Tur­quie et plus par­ti­cu­liè­re­ment de la ville d’Is­tan­bul. Elles se com­pose de quatre élé­ments qui font son présent :

  1. Elle est for­te­ment empreinte de son his­toire ancienne qui court sur plu­sieurs siècles. Ses ori­gines grecques, puis chré­tiennes et enfin otto­manes sont autant de jalons qui ont été des chan­ge­ments brusques, donc néces­sai­re­ment impac­tants. Si l’on regarde la manière dont le sul­tan en 1453 lors de la prise de la ville prit soin de conser­ver les struc­tures reli­gieuses exis­tantes et d’ac­cor­der aux popu­la­tions non musul­manes une place res­pec­table dans la nou­velle socié­té, on s’in­ter­roge néces­sai­re­ment sur la poli­tique d’Er­doğan aujourd’hui.
  2. L’his­toire récente est éga­le­ment un fac­teur impor­tant pour com­prendre une ville comme celle-ci. Après l’empreinte lais­sée par Atatürk sur le pays qui, inexo­ra­ble­ment s’est tour­né brus­que­ment vers l’Oc­ci­dent alors que ses racines se trou­vaient en Asie cen­trale, on a l’im­pres­sion que le pays est scin­dé en deux entre les kéma­listes pur jus et une popu­la­tion rurale qui pro­gresse depuis l’A­na­to­lie jusque sur les rives occi­den­tales du Bos­phore et qui fait dire au pho­to­graphe Ara Güler qu’Is­tan­bul, aujourd’­hui, « c’est de la merde ».
  3. L’his­toire poli­tique traine ses cas­se­roles. Le kéma­lisme et les dépla­ce­ments de popu­la­tions turques depuis la Grèce et de Grecs hors de la Tur­quie ont géné­ré un ter­rible sen­ti­ment d’hu­mi­lia­tion et une frac­ture impos­sible à soi­gner entre des popu­la­tions qui avaient l’ha­bi­tude de vivre ensemble. L’is­la­mi­sa­tion radi­cale de la socié­té, l’aug­men­ta­tion des popu­la­tions ana­to­liennes au détri­ment des popu­la­tions tur­co-mon­goles, les coups d’é­tat et la dis­so­lu­tion en 1983 du Refah, un par­ti isla­miste et pro­fon­dé­ment into­lé­rant, et qui a don­né nais­sance à l’AKP d’au­jourd’­hui dont Erdoğan est le plus féroce défen­seur… tout ceci est le ter­reau d’une « archéo­lo­gie du res­sen­ti­ment » qui en train de miner tout dou­ce­ment le pays. Je ne suis guère opti­miste quant à l’a­ve­nir de la Turquie.
  4. Et puis la qua­trième com­po­sante du pré­sent, c’est la « quo­ti­dien­ne­té hos­pi­ta­lière incon­di­tion­née », ce qui motive les gens à se mon­trer hos­pi­ta­lier avec les étran­gers, avec ceux qui ne sont pas d’i­ci et envers qui on se doit d’être bien­veillant. Aujourd’­hui encore, mais peut-être plus pour long­temps, Istan­bul est une ville hos­pi­ta­lière, car c’est une ville de pas­sage, une ville neutre et car­re­four, une ville dont les habi­tants sont fiers et qu’ils repré­sentent encore fiè­re­ment comme étant un phare pour les peuples. C’est mal­heu­reu­se­ment ce qui fera la fin de son histoire.
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