Jun 6, 2015 | Livres et carnets |
On lui avait pourtant dit qu’il ne servait à rien de se rendre à Tombouctou, qu’il n’y verrait rien que du sable et du désert, des maisons qui tombent sous le vent et des murs de terre qu’une simple éponge mouillée suffirait à faire plier, mais le voyageur est un baudet, un animal têtu qui ne s’attarde pas à écouter les mauvais coucheurs, prompts à briser les rêves d’aventure de celui qui ne peut faire autrement que de s’y accrocher. Même si c’est la réalité, il s’accroche, continue, perce le mystère, quitte à se rendre compte qu’on avait raison, que tout n’y est que façade et mort, délabrement, facticité. Au moins, voyageur, tu auras vu et tu auras vu plus que ceux qui t’ont découragé, alors qu’eux-mêmes n’y sont peut-être jamais allés et ont fini par compenser leur paresse par une manière d’aigreur contagieuse. Écoutez ceux qui ont vu, ceux qui ont fait, et vous resterez coincé dans votre canapé, entouré de votre magique quotidien. Écoutez, et vous ne ferez plus rien.
Cependant, l’impression que laisse Tombouctou est très forte. C’est la fin du monde noir, de la beauté des corps, des gras pâturages, de la joie de vivre, du bruit, des rires : ici commence l’Islam avec sa silencieuse sérénité, sa décrépitude : pas une culture, pas une irrigation, malgré le Niger à quelques kilomètres, pas un édifice ni une route, ni un ouvrage d’art. Le sable y fait éternuer comme du poivre, assèche et étouffe les poumons. Les pas feutrés sur ce sable, qui amortit tout bruit, les maisons sans fenêtres, qu’on dirait fortifiées, le vent coupant du désert, des têtes sinistres vous épiant derrière les grillages de bois peint, derrière les portes cloutées comme des coffres-forts, les terrains vagues, les rues tortueuses, les entrées disposées en chicane et les places désertes où seuls quelques méharis reposent à l’ombre, gardés par un Touareg voilé, maigre comme un chèvre, la bouche barrée de noir, je n’oublierai plus cela.
Ne pas pouvoir oublier la pauvre rudesse de sa propre expérience. Vivre avec cela plutôt qu’avec les on-dit, voilà ce qu’a fait Paul Morand, à la suite de René Caillé, en pénétrant Tombouctou la noire, la rebelle, Tombouctou entourée de ses mystères, de son voile d’impénétrabilité. Capitale des déserts, capitale des Touaregs pourtant nomades, cette ville n’a cessé de fasciner, ne serait-ce que parce que ses murs de pisé renferment la plus grande collection au monde d’écrits sur l’Islam. Derrière ses portes capitonnées, on devine des richesses insoupçonnées, le charme des femmes au buste nu caressées par les doux courants d’air dus aux miracles d’une architecture pleine de recoins, ventilée, et pourtant, dehors, il y a tant de sécheresse…
Il cite Félix Dubois qui vint ici en 1895 :
« L’habitant transforme ses vêtements et sa maison, maquille sa vie et sa ville […] Au lieu de turbans blancs […] en tissu scintillant comme du mica, la population ne se coiffa plus que de loques peu tentantes et de bonnets sans prix. On s’attifa de vieux vêtements étriqués dont la malpropreté était le seul ornement et n’éveillait pas la tentation. Dans leurs rares sorties, les femmes se couvraient d’étoffes grossières et quittaient leurs ornements d’or et d’ambre […]. Les habitations se travestirent comme leurs propriétaires. On se garda de réparer quoi que ce soit ; mais à l’extérieur seulement. A l’intérieur on continuait la coutume de l’entretien annuel. Tout s’émiettait par les rues, sauf les portes cependant, ces portes bardées et si obstinément closes qui étonnent aussitôt le voyageur […]. Le même mystère s’étendit naturellement aux occupations commerciales, on profitait du moment où aucun Touareg n’était signalé en ville pour aller traiter les affaires. »
Belles maisons délabrées, portes cadenassées même dans la journée, qui obligent le visiteur à parlementer à travers la serrure, riches déguisés en pauvres afin de ne pas éveiller l’attention. J’ai déjà vu cela à Leningrad.
Rues poussiéreuses, ensablées, triste regard sur les couleurs qu’un ciel dément pulvérise pour n’en faire que de la poussière, il est loin le temps où Tombouctou faisait rêver par la parole, par les mensonges véhiculés sur ses palais d’or et de pierres précieuses. Il n’y a ici que le désert et la mort au coin de la rue. Si on n’y regarde pas d’assez près. Les trésors ne se laissent pas saisir si facilement, il faut les mériter, savoir regarder et infiltrer les rues sombres comme un mauvais virus dans le corps de la cité.
Tombouctou est pétrie de la matière même du désert. Voici la diane qui donne le réveil non seulement des casernes, mais de la ville, car celle-ci a gardé son aspect de place militaire ; tout y est provisoire et primitif. Qui dirait que les Malinkés ont régné ici au XIVè, les Touaregs au XVè, les Songhaï au XVIè, les Marocains aux XVIIè et XVIIIè, les Peuls et les Toucouleurs au XIXè ? Qu’en reste-t-il ? Du sable, couleur de la poussière de l’Écriture.
Paul Morand n’aura cessé de ne pas écouter les mauvaises langues qui le dissuadèrent de s’y rendre, sans quoi il perdrait son temps dans les rues délabrées. A peine les arcades d’une medersa pour se rafraîchir à l’ombre, à peine de quoi boire pour étancher une soif ardente, sauver sa langue pleine de sable… Pourtant rien ne l’a fait reculer, rien n’a fait reculer en lui l’âme du voyageur obstiné, celui qui veut voir. D’ailleurs, j’aime à présumer que le mot voyage vient de voir. Mais non, c’est plus terre à terre que ça. Voyage vient de viaticum, l’argent qu’on garde dans sa poche pour aller sur les routes (via)…
Toutes les citations : Paul Morand, in Paris-Tombouctou, 1928. Robert Laffont, collection Bouquins.
Photo d’en tête © UNAMID
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May 31, 2015 | Routes croisées |
L’écriture sur le tard. Une fois n’est pas coutume, j’entends Marc Lévy dire à la radio (Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il fout sur ma station préférée qui m’avait habitué à mieux) qu’ayant commencé à écrire à quarante ans, ce n’est pas si tard que ça. Quarante ans. Commencer à écrire ? Et si on a commencé avant mais que rien de bon n’est en sorti ? Manque d’organisation ? De persévérance ? Et que viennent faire les événements de la vie là-dedans ? Et puis qui ça intéresse en réalité ? Les états d’âme des autres ne sont que des scories qu’il faut savamment savoir épousseter, je pense qu’on a bien assez à faire avec les siennes, quitte à ce qu’on balaie tranquillement d’un revers de la main, ou qu’on les dissimule avec délicatesse sous le tapis du salon et qu’on retrouvera au prochain nettoyage de printemps, toutes fenêtres ouvertes, l’odeur de la javel irritant sérieusement notre sensibilité.
Pourtant, dans l’ombre, dans le secret des jours qui s’étirent et des nuits qui n’en peuvent plus de se chercher, dans les petits interstices du quotidien qui a parfois du mal à se montrer sous son meilleur jour et ne se manifeste plus que comme un empilement de faits sans rapports entre eux, dans ces ombres qui se meuvent sous les voiles de ce qui oblitère l’esprit, parfois, il y a comme des épiphanies pendant lesquels les mots s’assemblent naturellement et la manière de dire les choses est tout à coup limpide, en connexion directe avec les limbes de l’esprit. Le style ? Le style se niche dans les méandres des intestins, au plus profond des ventricules du cœur, à la surface de la rate, sous la pellicule fine de la plèvre ; le seul moyen d’arrêter la ventilation du style est de ficher une balle de 9mm entre les deux yeux pour stopper net ce qu’on n’explique pas.
Après le déjeuner, tandis que le bus chauffe au soleil sous nos yeux, les hommes mâchent le bétel et je me souviens de la démonstration de mon ami Thiengi sur la route des éléphants. On enduit la demi-surface de cette feuille cordiforme d’un lait de chaux, dûment préparé dans un vase dont on a changé l’eau tous les jours pendant un mois. Une jeune Birmane aux joues teintées de thanaka m’a ému par la dextérité, le professionnalisme dont elle faisait preuve dans cette préparation, au petit matin d’une journée qu’elle organisait avec entrain sur son petit étal. Après le coup de spatule chaulant la feuille, elle dépose en son centre un morceau de noix d’arec, quelques graines de cardamome, un peu de tabac — pas n’importe lequel. D’un geste agile, elle replie la feuille sur ces trésors et hop, dans un petit sac ! Et c’est grâce à cette science que tous les hommes qui viendront lui sourire (elle est jolie !) au cours de la journée lui découvriront une bouche sanglante, comme s’ils rentraient d’une rixe avec quelques dents en moins. Mais pour ces jeunes dieux, qui en mâchonnent autant que nos fumeurs grillent de cigarettes, que de douceurs, que d’épices, que d’amertume astringente, enfin que de textures à se mettre sous la dent, surtout quand on n’a pas grand-chose d’autre à placer à cet endroit !
Mes compagnons de voyage en font, à cette heure qui invite un Européen à la sieste, une méditation silencieuse, ponctuée de jets copieux et précis qui enjambent la terrasse de béton et vont se recroqueviller dans la poussière blanche comme des grumeaux dans la pâte à crêpe.
Jean-Pierre Poinas, Dépêches du Myanmar, au fil des jours dans la Birmanie singulière
Editions Elytis, 2014
Quel étrange désir que celui de lire, un désir qui tâche les dents de ce sang dont parle Poinas, qui rend aussi dépendant aux pages des livres qu’un enfant qui vient de naître l’est au sein de sa mère. C’est une drogue que ces pages qui se succèdent, une tâche sans fin, car dès l’ouvrage terminé on ne songe plus qu’à en ouvrir un autre et continuer de plus belle, comme si l’on changeait de train pour partir plus loin encore. Plus dur est le retour, assurément. Rien ne doit venir me distraire dans ma lecture. J’ai besoin de calme, de silence, du repos des yeux, d’une belle lumière de soleil levant sur les monts de l’est, d’une chaleur enveloppante comme les bras d’une femme, alors silence… Il n’y a plus rien. Autrefois, dans les trains, sans arrêt distrait par les conversations, par les éclats de voix, ou les jambes d’une femme passant dans mon champ de vision, un regard échangé qui ne signifie rien de plus que ce que je veux y voir… il n’en fallait guère plus que je patine dans les pages et que je perde bien vite le fil.
Lecture des temps, lire est une drogue sacrée, une fragmentation de l’éternité qu’on emporte dans sa poche pour finalement la faire voyager dans le temps. Pas certain que ce soit les livres qui nous fassent voyager, mais bien plutôt nous qui faisons voyager les livres. Sans lecteurs, qui déplacerait ces tonnes de livres qui prennent la poussière dans les rayonnages poussiéreux des grandes bibliothèques publiques ?
Rue Catinat, Saïgon — Souvenirs de la Cochinchine et du Cambodge par L. Crespin — 1922
Pendant ce temps, on se met à rêver d’Indochine, des palaces de la rue Catinat à Saïgon, où tout, décidément, n’est plus comme avant, comme sur ces étranges sténopés couleur sépia qui pourrissent dans les cartons d’un centre culturel qui n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut il y a un siècle, où les pousse-pousse attendent ceux qui considèrent que marcher est franchement vulgaire. Catinat, les salons marbrés de l’Hôtel Majestic, on y voit l’ombre de Depardon et Guillebaud prenant le thé, prenant le temps, en devisant sur les noms des rues qui ont changé. Saïgon n’est plus Saïgon mais Hô-Chi-Minh-Ville, Catinat a pris le nom imprononçable de Đồng Khởi, avec ces lettres frangées dont on ne sait même s’il y a un équivalent en français ; alors par facilité, on dira tout simplement Dong Khoi, qui veut peut-être dire tout autre chose. Dans le port résonne la corne qui annonce le départ du navire, le Cachar, qui rejoindra le port de Marseille dans trois semaines. Il est temps de partir.
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May 29, 2015 | Livres et carnets |
Je me suis lancé dans la lecture de Paul Morand avec le majestueux ouvrage nommé tout simplement « Voyages », édité dans la collection Bouquins de Robert Laffont. Morand, que je ne connaissais pas, a une écriture très lyrique, enveloppée et un peu pompeuse, une belle écriture d’une autre époque et c’est ce Morand qui part sur les routes de l’Afrique en 1928, in Paris-Tombouctou qui prend ce ton un peu léger et amusé pour parler de son voyage, découpé en petit morceaux, divisé en laconiques petites tranches de pensées. Dès les premières pages, je m’amuse de cette lucidité et cet humour qui parle si bien des réalités de son temps, où le voyage tenaient encore de l’expédition, une écriture teintée de l’ambiance presque art déco qui sévit dans ces années-là…
Avant de quitter Paris, j’ai fait mon testament. Autrefois, il n’y avait que les très vieilles gens qui testaient. Désormais, avec les voyages en avion, les acquittements de femmes jalouses, les révolutions, les bacilles dans le potage, et le cent à l’heure, personne n’est sûr du lendemain. Une des différences essentielles entre hier et aujourd’hui, c’est cette façon de vivre familièrement avec la mort. Chaque fois que nous partons en auto, nous tenons notre vie entre nos mains ; un coup de volant à droite et nous ne sommes plus. Nos pères se confiaient à de paisibles cochers, ou aux mécaniciens de locomotives, une fois par an, au plus, de Paris à Dieppe, mais le reste de leur vie ne comportait d’autre risque que les pelures d’orange, l’excès de Bourgogne et les cheminées, les jours de grand vent.
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May 23, 2015 | La vallée des rubis |
Que voyaient-ils donc ? Qu’espéraient-ils ? Ils marchaient dans une robuste euphorie, le pas énergique. Le divin était tout pour eux, il en devenait palpable. Que l’on fasse tourner un moulin à prière, que l’on allume une lampe à beurre, et quelque chose se mettait en mouvement. Des aïeuls ratatinés et de minuscules matriarches appuyaient leurs fronts contre les portes des temples et caressaient les écharpes votives qui y étaient accrochées. Le souffle perpétuel de leur prière « Om mani padmé hum » exhalait un soupir pareil à un lent battement de cœur. Certains se prosternaient de tout leur long dans un grand tintement de bracelets, lançant leurs corps par terre vers leurs mains étendues, puis ils se relevaient, avant de s’allonger encore, faisant ainsi parfois le tour des temples ou du monastère entier, les paumes criblées d’ampoules, les cheveux maculés de boue, dans un état de grâce au-delà des réalités terrestres.
Colin Thubron
L’ombre de la route de la soie — Traduit de l’anglais par Katia Holmes , Gallimard, 2006
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