Moka au bar au Bar Bam­boo Metropole

Moka au bar au Bar Bam­boo Metropole

Moka au bar

au Bar Bam­boo Metropole

Indo­chine

L’Indochine n’existe pas. Elle n’existe plus que dans les manuels d’his­toire et dans les romans de Mar­gue­rite Duras, dans les récits de Fran­çois Bizot et les mémoires de guerre de Jon Swain. L’i­dée de l’In­do­chine, c’est une image sur­an­née de teintes pas­telles, empruntes de colo­nia­lisme et d’une cer­taine nos­tal­gie de ce temps où l’on buvait un verre de Suze ou de Cam­pa­ri à la ter­rasse du Metro­pole ou de l’O­rient à Hanoï, du Majes­tic ou du Conti­nen­tal à Saï­gon, à l’ombre des banians sous une cha­leur écra­sante. Une cer­taine idée de la dou­ceur de vivre pour des mil­liers d’é­tran­gers, des Fran­çais sur­tout, des Bri­tan­niques, des Amé­ri­cains, qui venaient ici pour échap­per à la gri­saille de l’hi­ver, pro­fi­ter de la cha­leur dans leur cos­tume trois-pièces et sous leur pana­ma vis­sé sur le crâne, trans­pi­rant gen­ti­ment et avec digni­té dans leur che­mise en crêpe de coton.

Une carte pos­tale jau­nie au timbre rouge à qui il manque des dents, avec une jonque en arrière plan et une pas­tille dans laquelle trônent avec arro­gance les lettres RF, juste au-des­sus de “Postes-Indo­chine”, de belles jeunes femmes, aux che­veux noirs de jais lis­sés et à la sil­houette lon­gi­ligne qui se mouvent avec grâce dans leur ao dai ajus­té et imma­cu­lé, même après avoir par­cou­ru les rues pous­sié­reuses de Saï­gon à bicy­clette… Une monde par­fait, entre exo­tisme léché et pau­vre­té crasse qu’on ne côtoie même pas.

Pho­to © Manh­hai

Conti­nen­tal Palace Hotel, Saï­gon, 1968 (before the falling…)

Sài Gòn

Saï­gon n’existe pas. Saï­gon n’existe plus. Hồ Chí Minh-Ville… Lorsque j’é­tais enfant, le nom de Saï­gon me don­nait des envies de voyage, avait la saveur de l’exo­tisme véhi­cu­lée par des années d’ha­bi­tudes ser­viles, l’In­do­chine était fran­çaise. Je ne savais même pas dans quel pays ça se trou­vait… Je suis né alors que la ville n’é­tait pas encore tom­bée. The fal­ling… 1975. Dans les années 80, j’a­vais enten­du par­ler des boat people sans savoir ce que c’é­tait. Je me sou­viens de mon grand-père par­lant avec une cer­taine hargne d’un de ses voi­sins qui s’é­tait enga­gé dans l’ar­mée pour aller com­battre pen­dant la guerre d’In­do­chine. A côté de ça, d’autres noms ; Java, Suma­tra, Bor­néo, Sin­ga­pour… ça sen­tait bon l’exo­tisme de carte pos­tale, un ima­gi­naire mys­té­rieux, la grande Asie secrète, avec des lam­pions en papier rouge, des odeurs d’en­cens dont les volutes bleu­tées s’é­le­vait vers les pales du ven­ti­la­teur d’un tri­pot fré­quen­té par des hommes por­tant che­mise à col mon­tant en soie noire, une fine natte dans le dos et une mous­tache aus­si fine qu’un trait de crayon, l’air vrai­ment très très mystérieux…

On est un peu idiot quand on est jeune. L’im­por­tant c’est que ça ne se dif­fuse pas trop dans le temps.

Je ne suis jamais allé à Saï­gon, ni à Hồ Chí Minh-Ville, et je n’i­rai peut-être jamais. La nos­tal­gie des jours heu­reux n’est pas pour moi. Cher­cher les traces d’un pas­sé glo­rieux qui n’é­tait glo­rieux que pour ceux qui en pro­fi­taient, dont les grands hôtels avec pignon sur rue sont les témoins muets et silen­cieux, ce n’est pas pour moi.

Khách sạn Metro­pole Hà Nội 

Grand hôtel sur une large ave­nue décou­pée à la Hauss­mann qui por­tait autre­fois le nom d’Hen­ri Rivière, héros de la conquête du « Ton­kin » ; ana­chro­nisme, ou plu­tôt dys­to­pie… Le Métro­pole a vu pas­ser, comme dans tous les hôtels des grandes villes, de grands noms, comme Aga­tha Chris­tie au Péra Hotel d’Is­tan­bul ou comme de nom­breuses per­son­na­li­tés à l’Hô­tel Conti­nen­tal de Saï­gon, rue Cati­nat, point de ren­dez-vous des cor­res­pon­dants et des jour­na­listes pen­dant la Guerre du Viet­nam.  Les maga­zines amé­ri­cains News­week et Time avaient cha­cun leur bureau de Saï­gon au deuxième étage de l’hô­tel. Le Metro­pole, lui, accueillit Somer­set Mau­gham, Char­lie Cha­plin et Pau­lette Godard qui y ont pas­sé leur nuit de noces, et même Gra­ham Greene, alors qu’il écri­vait… Un Amé­ri­cain bien tran­quille… ça fait un peu cli­ché, non ?

Havre de paix, point de chute des repor­ters de guerre, dont cer­tains ne revien­dront jamais, ces hôtels étaient des refuges luxueux au milieu de la tour­mente de la guerre, à tel point que dans l’es­prit de ceux qui y vivaient à demeure, c’é­tait un peu le temps béni des dieux, une paren­thèse tem­po­relle de laquelle ils sont sou­vent nos­tal­giques, comme le raconte très bien Jon Swain dans River of time, un livre gran­diose sur la guerre au Viet­nam et au Cam­bodge, deux guerres qu’il a couvertes :

Le front était proche de Phnom Penh ; si proche qu’à trente minutes de voi­ture, dans n’im­porte quelle direc­tion, un vaste pano­ra­ma de la guerre s’of­frait à nous. Les jour­na­listes pou­vaient prendre leur voi­ture, s’emplir les narines de la vilaine odeur de cor­dite et être de retour au Royal pour déjeu­ner au bord de la pis­cine. En fait, il fal­lait moins de temps pour rejoindre la ligne de front qu’il n’en fal­lait à un Lon­do­nien pour aller au bou­lot en voi­ture aux heures de pointe.
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

Nul autre que lui n’a eu la modes­tie et l’hon­nê­te­té de dire les hor­reurs de cette guerre, lui qui a été un des der­niers repor­ters à assis­ter à la prise de pou­voir au Cam­bodge par Pol Pot et les Khmers rouges, enfer­mé dans l’en­ceinte de l’am­bas­sade de France, avec Fran­çois Bizot qui en rap­por­te­ra le ter­rible témoi­gnage, Le por­tail, fai­sant réfé­rence au por­tail de l’am­bas­sade, der­nier rem­part avant la bar­ba­rie. Son récit est poi­gnant et ces lignes, que je trouve ter­ri­fiantes et qui font allu­sion à ce qu’en disait déjà Hen­ri Mou­hot aux alen­tours de 1860, cassent tota­le­ment le mythe des sages petits hommes jaunes du Sud-est asia­tique, que l’on s’i­ma­gine débon­naires et paisibles…

Très vite, le fleuve m’a sub­mer­gé. A ses côtés, j’ai appris des choses sur la vie et la mort que je n’au­rais jamais pu per­ce­voir en Europe. J’ai appris l’ex­ci­ta­tion de l’a­mour, tein­té de mélan­co­lie, si carac­té­ris­tique de ce coin d’A­sie. j’ai appris aus­si que le Mékong n’est pas aus­si inno­cent qu’il y paraît par­fois. Il est vrai qu’il est source de vie pour les terres d’In­do­chine, mais il a un autre visage qui, le moment venu, se dévoile : celui de la vio­lence et de la cor­rup­tion des pays qui le bordent.
Les terres d’In­do­chine n’ont jamais été ce coin pai­sible et recu­lé d’A­sie, peu­plé de pay­sans dociles et sou­riants que l’on dépeint com­mu­né­ment. Au contraire, c’est une terre de des­po­tisme, de sau­va­ge­rie pri­mi­tive et de souf­france. L’His­toire montre que la vio­lence autant que le plai­sir des sens sont inhé­rents au carac­tère indo­chi­nois, et par­ti­cu­liè­re­ment à celui des Cam­bod­giens. La vio­lence est ins­crite dans leur ADN. Les Cam­bod­giens “semblent seule­ment savoir com­ment détruire, pour ne jamais recons­truire ” a écrire Hen­ri Mou­hot, illustre explo­ra­teur fran­çais, mort du palu­disme en remon­tant le fleuve en 1861. A pro­pos du Mékong, il pour­sui­vait : “La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet que la ren­contre d’un ami ; c’est que j’ai long­temps bu ses eaux ; c’est une vieille connais­sance ; il m’a long­temps ber­cé et tour­men­té. Aujourd’­hui, il coule majes­tueux, à pleins bords, entre de hautes mon­tagnes dont il a ron­gé la base pour creu­ser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et jau­nâtres comme l’Ar­no à Flo­rence, mais rapides comme un tor­rent ; c’est un spec­tacle vrai­ment gran­diose.“
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

L’In­do­chine n’a jamais existé…

Rue Cati­nat à Saï­gon en 1922, un petit air de rue pari­sienne… Pho­to © Mann­hai
Read more
Le clou qui dépasse appelle le marteau

Le clou qui dépasse appelle le marteau

Le clou qui dépasse appelle le marteau

Éloge de la lisseté

Une incroyable machine infernale

C’est à Nick Brad­ley que je dois d’a­voir décou­vert ce petit pro­verbe japo­nais, dans son superbe livre Tokyo la nuit. Der­rière sa cou­ver­ture gla­cée de très bonne qua­li­té, se cache un petit bijou qui fait imman­qua­ble­ment pen­ser à une aven­ture mura­ka­mienne. Les his­toires se suc­cèdent et décrivent des scènes où les per­son­nages sont tous plus ou moins dam­nés, dans une ville ten­ta­cu­laire qui ne prend pas soin d’eux et qui se com­porte comme autant de ramen dans un bol de bouillon. C’est un livre pré­cieux qui se déguste page après page, d’une écri­ture simple et directe qui réserve des petites sur­prises à chaque coin de page. Per­son­nages au bord de la crise de nerf, dés­œu­vrés, per­dus, c’est avant tout une ode à l’hu­ma­ni­té et sa capa­ci­té d’at­ten­tion aux autres, quelque chose qui n’est pas trop dans l’air du temps et qui donne un peu d’espoir.

Mais ce n’est pas du livre dont il est ques­tion ici. Mais bel et bien de cette phrase… Le clou qui dépasse appelle le mar­teau (“Deru kugi wa uta­re­ru”), est un pro­verbe japo­nais qui convient à décrire cette socié­té dans laquelle il n’est pas de bon aloi de se carac­té­ri­ser, de se faire remar­quer ou de se démar­quer. C’est une expres­sion qui carac­té­rise la conven­tion sociale de la lis­se­té. Oui, par­fai­te­ment, c’est un mot qui existe. La lis­se­té est le carac­tère de ce qui est lisse, sans anfrac­tuo­si­té, sans rugo­si­té. Ce petit pro­verbe exprime plus ce qui est atten­du de la socié­té que de ses membres. Un peu comme par­tout en réa­li­té. Dans la rue, dans les réunions de famille, au tra­vail… Sur­tout au tra­vail. Ne pas faire de vagues. Adhé­rer. Se confor­mer. Ne pas expri­mer son point de vue à moins qu’on nous le demande. C’est beau.

Éton­nam­ment, je ne peux m’empêcher de faire le paral­lèle entre cet apho­risme et la théo­rie de l’ins­tru­ment d’A­bra­ham Mas­low (peut-être le seul amé­ri­cain à avoir jamais bâti une pyra­mide). Même s’il n’est pas cer­tain qu’il en soit l’au­teur, on lui attri­bue cette phrase :

J’i­ma­gine qu’il est ten­tant, si le seul outil dont vous dis­po­siez est un mar­teau, de tout consi­dé­rer comme un clou.

Ces mots qui pour­raient avoir été tirés du le film The Wall des Pink Floyd, tend à démon­trer un biais psy­cho­lo­gique qui consiste à adap­ter la réa­li­té d’un pro­blème en le trans­for­mant en fonc­tion des réponses dont on dis­pose. Pour faire court, une seule réponse à tous les pro­blèmes. On ima­gine aisé­ment com­ment dans le monde du tra­vail un tel tra­vers peut engen­drer des mons­truo­si­tés. C’est un corol­laire de l’ef­fet Eins­tel­lung, qui consiste à prio­ri­ser, pour un pro­blème don­né, une solu­tion moins effi­cace mais bien maî­tri­sée même si des solu­tions plus effi­caces, simples ou appro­priées existent. Je sais que je n’ai pas besoin d’en dire plus pour en expri­mer suffisamment.

Et comme disait je-ne-sais-plus-qui (mais c’est peut-être moi), il n’y a que dans les pays tota­li­taires que la résis­tance n’existe pas. Mais la résis­tance est mal vue, c’est un signe de défiance là où, à mon sens, ce n’est que la convic­tion que cer­taines valeurs sont plus ver­tueuses que d’autres et qu’il convient de faire valoir les siennes plu­tôt que d’autres. Mais tout est affaire de juge­ment. Ou d’intérêt…

Pho­to d’en-tête © Car­los Donderis

Read more
Viðkvæm­ni, La ten­dresse de l’hiver

Viðkvæm­ni, La ten­dresse de l’hiver

Viðkvæm­ni

La ten­dresse de l’hiver

Un ode à la nature nue

C’est l’hi­ver, un hiver froid, un de ces hivers qui com­mencent avec l’hu­mi­di­té des jours d’au­tomne que la pluie a détrem­pé ; les averses répé­tées ont gor­gé la terre d’eau et ont ter­mi­né d’ar­ro­ser les der­nières plan­ta­tions d’au­tomne. Il faut à pré­sent lais­ser la terre faire son affaire.

Les pre­mières gelées ont flé­tri quelques feuilles, celles des plantes les plus fra­giles. Les euphorbes Cha­ra­cias, nées sur les bords de l’o­céan, res­semblent à des chan­delles mou­chées, et les Echiums Pini­na­na ont la vie dure, eux qui pré­fèrent les cli­mats plus doux. Quant à ma pas­si­flore antio­quien­sis, il y a fort à parier qu’elle ne repar­ti­ra pas de là où elle s’é­tait arrê­tée, et qu’il lui fau­dra refaire des tiges avant de fleurir.

On est en droit de se poser la ques­tion de savoir pour­quoi la crois­sance de végé­taux cesse avec les pre­miers fri­mas. Est-ce parce qu’il fait froid ? Est-ce parce que la terre elle-même se refroi­dit et que de toute façon, les arbres ayant per­du leurs feuilles, ils ne peuvent pas gran­dir ? Non, c’est sim­ple­ment que le déve­lop­pe­ment de la plante se fait en deux temps. Le pre­mier ; en été, la sève se met en marche et ali­mente les extré­mi­tés des branches, apporte les élé­ments pour que la plante puisse se déve­lop­per. Plus de feuilles, plus de branches, ser­vi­ront à ali­men­ter la plante en lumière et cap­te­ra mieux le dioxyde de car­bone néces­saire à la pho­to­syn­thèse. L’au­tomne arri­vant, les feuilles tombent, mar­quant le repos de la plante ; l’arbre a suf­fi­sam­ment fait de pro­vi­sion pour se mettre au repos, du moins en appa­rence. Mais une plante qui ne déve­lop­pe­rait qu’à par­tir du sol n’au­rait pas de réserves suf­fi­santes pour pas­ser l’hi­ver. Une fois les feuilles tom­bées, c’est au sys­tème raci­naire de prendre le relais et de se for­ti­fier. Les plantes se dur­cissent dans la terre, s’ancrent natu­rel­le­ment et déve­loppent leur emprise entre les obs­tacles, accu­mu­lant au pas­sage les bien­faits de la terre grâce aux radi­celles qui se construisent. C’est la rai­son pour laquelle, contrai­re­ment à la croyance répan­due, il faut plan­ter les nou­velles plantes en automne, afin qu’elles puissent d’a­bord s’en­ra­ci­ner et s’at­ta­cher dans leur nou­vel envi­ron­ne­ment. A la sainte Cathe­rine (25 novembre), tout prend racine. Ce n’est pas qu’un simple dic­ton popu­laire, et il faut savoir éga­le­ment que la terre est tou­jours plus chaude que l’air ambiant. En automne, il faut semer aus­si le gazon, qui pro­fite de la cha­leur de sep­tembre et d’oc­tobre pour s’en­ra­ci­ner. Les brins, eux, auront tout le temps de pous­ser au printemps.

Pen­dant tout ce temps où l’on a l’im­pres­sion d’une nature au repos, c’est sous la terre que tout se passe. Les vers de terre en pro­fitent pour creu­ser plus pro­fond afin de trou­ver la cha­leur néces­saire à leur corps nu et rose. Ils avalent la terre pour la reje­ter plus fer­tile. Et nous, nous ne voyons rien, parce que nous sommes au chaud, en train de lire un bou­quin au coin du feu, un plaid sur les genoux.

Pho­to by Adrian Infer­nus on Uns­plash

snow covered field and trees during daytime

Mes lec­tures d’hi­ver me main­tiennent dans un doux sen­ti­ment d’exal­ta­tion et de calme. Je prends mon temps, rien ne presse, rien ne jus­ti­fie la bou­li­mie de pages ava­lées à la va-vite.

  • Hiver arc­tique, de Arnal­dur Indriðason
  • Aks­ja, de Ian Manook
  • Vík, de Ragnar Jónasson
  • La dame de Reyk­ja­vik, de Ragnar Jónasson
  • Et le magni­fique Sexus Ani­ma­lus, d’Em­ma­nuelle Pouy­de­bat, super­be­ment illus­tré par Julie Terrazzoni
Arnal­dur Indriðason

J’ai pro­fi­té de ces der­niers temps pour mettre de l’ordre dans ma vie de tous les jours, ran­ger mes livres, les clas­ser et les réper­to­rier, pas­ser du temps avec mon fils et pro­fi­ter de sa bonne humeur quand il en a. J’ai ran­gé mon gre­nier, mais j’ai la vive sen­sa­tion que rien n’est jamais fini et qu’il reste encore des tonnes de car­tons à trier, que cela ne s’ar­rête jamais. Je comble une vie dans laquelle un gouffre s’est creu­sé et que je n’ar­rive plus à remplir.

Mal­gré mes ten­ta­tives d’être heu­reux, quelque chose me plombe, comme si le sens de mes actes, au tra­vers de mon tra­vail pour lequel je me donne sans comp­ter, au tra­vers de ce que je peux faire chez moi alors que je suis qua­si­ment tout le temps en télé­tra­vail, ne sor­tant que de rares fois pour ache­ter de quoi me nour­rir, comme si le sens de mes actes ne m’é­tait plus vrai­ment évident, et qu’il fal­lait sans cesse que je me ques­tionne sur la rai­son des choses, leur bien-fon­dé. Je crois que c’est cela ; je cherche du sens. Et je crois que je ne le trouve pas.

Je me main­tiens dans l’illu­sion que les voyages me sau­ve­ront de la rou­tine, mais je ne peux même plus comp­ter là-des­sus. J’a­vais com­men­cé, dès le mois de sep­tembre, à croire que l’é­té sui­vant pour­rait être celui d’une paren­thèse agréable dans le sud-est asia­tique, en pays Khmer, dans les mon­tagnes lao­tiennes, quelque part sur une plage chaude au bord du Golfe de Thaï­lande ou les pieds nus dans une rizière de Suma­tra. Mais l’é­té se rap­proche, en même temps que la pos­si­bi­li­té de sor­tir des fron­tières s’a­me­nuise. Peut-être est-ce l’oc­ca­sion de se replon­ger dans les voyages anciens, de feuille­ter la cou­ver­ture de maga­zines dis­pa­rus et d’i­ma­gi­ner quelle vie j’au­rais pu avoir si je n’é­tais pas né ici. En quelques mots, je tourne en rond.

Read more
Le plus long de tous les étés. Jour­nal du confi­ne­ment IV

Le plus long de tous les étés. Jour­nal du confi­ne­ment IV

Le plus long de tous les étés

Jour­nal du confi­ne­ment IV

Ma vie est tou­jours un savant équi­libre entre ce dont je me satis­fais dans un pur exer­cice de dénue­ment et la recherche de tout ce dont je pour­rais avoir envie et dont je cherche à satis­faire le manque.

Avec le beau temps de ces der­niers jours, j’ai pas­sé mon temps au jar­din ; j’ai ins­tal­lé sur ma petite table dans le jar­din arrière mon ordi­na­teur, mes cahiers et mes sty­los à plume. J’ai tra­vaillé conscien­cieu­se­ment, par­fois plus que néces­saire, jus­qu’à l’é­pui­se­ment, ne pre­nant pas le temps de faire de pause. Ma peau s’est vite cui­vrée comme si nous étions déjà au début de l’é­té. Sur mon temps libre, j’ai pas­sé beau­coup de temps à net­toyer les mas­sifs, à tailler les plantes qui repartent de plus belle mal­gré la terre argi­leuse qui cra­quèle au soleil vif, finis­sant mes jour­nées haras­sé, le corps four­bu et las comme après l’a­mour. Mes petits chats se pré­lassent sur l’herbe tendre, tan­tôt en plein soleil, tan­tôt à l’ombre, selon l’heure de la journée.

Il ne se passe pas grand-chose, les jour­nées et les semaines finissent par s’é­gre­ner comme un cha­pe­let dont on aurait arrê­té de comp­ter les prières. Les avions passent beau­coup moins nom­breux. J’ai tout loi­sir de regar­der leur panse ven­true déco­rées aux cali­cots des com­pa­gnies habi­tuelles. Il m’a­vait sem­blé entendre que le Qatar et les Emi­rats Arabes Unis sus­pen­daient tous leurs vols pour l’Eu­rope ; ce sont pour pour­tant bien des avions de leurs com­pa­gnies que je vois arri­ver, des Boeing 777 et des Air­bus A380, mais char­gés de quoi ? De qui ? Des hommes et des femmes qui tra­vaillent ? Hier, un avion en pro­ve­nance de Sao Pau­lo a enquillé le cou­loir aérien dans le mau­vais sens et a fait demi-tour au-des­sus de chez moi. Puis je l’ai vu dis­pa­raître de mon radar… Un avion d’I­ran Air a atter­ri à CDG, un autre vient de N’D­ja­me­na, un autre encore de Nai­ro­bi. Tous les jours, quelques Rafale sillonnent le cou­loir aérien. Et sur­tout, il y a ces avions que mon radar détecte sous le nom de French Air Force, dont cer­tains n’ap­pa­raissent pas du tout sur les plans de vol. Étrange ambiance.

Les matins sont calmes. Je n’en­tends plus le bruit inces­sant des voi­tures dans les rues avoi­si­nantes. Il ne reste que le chant des oiseaux, le pépie­ment des mésanges à tête noire et le jacas­se­ment des pies qui se font de plus en plus rares. Le soir venu, on entend à nou­veau les chouettes ulu­ler dans les grands arbres du parc du châ­teau. Et la vie passe dou­ce­ment, comme au soir d’une éter­ni­té qui s’éteint.

Je ne sors presque plus ; c’est le but du confi­ne­ment. Le soleil caresse mes pieds nus sur l’herbe pen­dant que je lis les der­nières pages du livre de Xavier Brau de Saint-Pol Lias sur Phnom Penh ; l’homme n’é­tait assu­ré­ment pas un écri­vain, un simple rap­por­teur d’une période qui a som­bré depuis bien long­temps dans l’oubli.

Alors… Je me mets à rêver au plus long de tous les étés… Celui qui advien­dra. Celui dont per­sonne n’a encore idée du temps qu’il durera.

Pho­to by Alexan­der on Uns­plash

Le soir, Phnom Pehn est très ani­mée, mais d’une ani­ma­tion joyeuse, tout à fait ras­su­rante. J’en par­cours toutes les rues à la tom­bée de la nuit, au milieu des déto­na­tions conti­nuelles et de nuages de fumée. Mais ces déto­na­tions sont celles des pétards chi­nois, tou­jours ! et cette fumée vient des mor­ceaux de papiers dorés qu’on brûle aux ancêtres, sur le seuil des mai­sons, pour leur offrir les vête­ments, les usten­siles, les meubles et même les pièces de mon­naie dont ces papiers portent l’i­mage. Tous les Chi­nois et Anna­mites que je ren­contre ont un air de fête, dans leurs beaux vête­ments de soie aux cou­leurs vives, sous l’illu­mi­na­tion des grandes lan­ternes de papiers enlu­mi­nés, qui éclairent tous les soirs le devant des mai­sons, mais que l’on a mul­ti­pliées à l’oc­ca­sion du Têt. C’est une popu­la­tion gaie, à l’air affable, de l’as­pect le plus paci­fique. Par­tout, l’au­tel des ancêtres, que l’on aper­çoit de la rue dans l’in­té­rieur des mai­sons, est paré, éclai­ré.  De somp­tueux repas com­po­sés de riz, de pou­lets, de canards, de pâtis­se­ries variées et d’une mul­ti­tude de petits bols conte­nant les mets de la cui­sine chi­noise, s’é­talent sur les devan­tures, héris­sés de petits cierges qui brûlent ou qui fument, en l’hon­neur des aïeux : les trot­toirs même sur la rue en sont bor­dés, et les pétards éclatent de toute part, sou­le­vant la pous­sière rouge qui rem­place ici la pavé.
Nous pou­vons dor­mir tranquilles.

Xavier Brau de Saint-Pol Lias, Phnom Penh
2013, Magel­lan & Cie

Mes nuits sont douces, la fenêtre ouverte, pour sen­tir l’air du dehors entrer dans la chambre comme si chaque matin était le pre­mier du monde. Blot­ti sous ma couette, j’é­coute au matin les oiseaux enchan­ter l’air silencieux.

Mes nuits sont pleines de rêves étranges, de rêves de loin­tains au soleil cares­sant ma peau, des rêves éro­tiques par­fois où le plai­sir des corps se mêlent à des his­toires impro­bables. Elles sont aus­si pleines de carac­tères chi­nois (汉字) que je viens d’ap­prendre. La seule chose un peu ori­gi­nale que j’au­rais fait pen­dant ces semaines aura été de suivre un cours à dis­tance de chi­nois dis­pen­sé par Langues O et dans lequel je me suis lan­cé à corps per­du. Le soir, je me badi­geonne d’un onguent aux plantes et au camphre dont je ne connais pas le nom ; tout y est ins­crit en thaï et en chi­nois. J’aime la sen­sa­tion de fraî­cheur qu’il me pro­cure et l’o­deur à la fois médi­ci­nale et fleu­rie que l’on peut sen­tir dans les phar­ma­cies chi­noises de l’a­ve­nue Chak­kra­phet, entre le quar­tier chi­nois et le quar­tier sikh de Bang­kok. Je ne sais même plus où je l’ai ache­té. Peut-être à Chiang Mai.

Voi­là que j’ai com­men­cé mon voyage durant le plus long de tous les étés. Les voyages pas­sés me servent de sub­strat à tout nou­veau voyage. Les sou­ve­nirs accu­mu­lés, dont je n’ai pas encore démê­lé tout l’é­che­veau me rap­pellent à quel point je suis par­ti loin de chez moi et com­bien j’y étais bien. Rien ne me man­quait, ni le confort de mon habi­tat, ni la nour­ri­ture de mon pays, et encore moins le cli­mat revêche et encore empreint des sai­sons de Paris. Je rêve à pré­sent à de nou­velles des­ti­na­tions, d’un long été où le soleil ne fini­rait jamais de briller, mis à part peut-être durant une grosse averse tro­pi­cale qui ne lais­se­rait der­rière que des flaques et l’o­deur âcre de la terre. Trois mois loin de chez moi, lorsque j’au­rais accu­mu­lé suf­fi­sam­ment pour ce qui sera cer­tai­ne­ment le voyage de ma vie. Quitte à par­tir, autant par­tir longtemps.

Le plus long de tous les étés sera asia­tique, à n’en pas dou­ter. Seule l’A­sie porte en elle tous les charmes qui consti­tuent l’es­sence de mes rêves. Ce conti­nent com­mence sur la rive orien­tale d’Is­tan­bul, au débar­ca­dère d’Üskü­dar où arrivent les vapurs pro­ve­nant d’E­minönü, qui se trouve en Europe. Il se ter­mine sous l’é­qua­teur, au large de la mer des Célèbes (Sula­we­si), en Indo­né­sie, et peut-être encore plus loin, à l’est, jus­qu’à la mer des Salo­mon et peut-être aus­si jus­qu’à l’ex­tré­mi­té nord de l’île de Sap­po­ro. Aujourd’­hui, je ne sais pas encore à quoi res­sem­ble­ra ma géo­gra­phie de l’A­sie au moment du plus long de tous les étés.

Rien ne vient bous­cu­ler ma tran­quilli­té, tout est incroya­ble­ment calme. Les sou­ve­nirs me reviennent, je tente de recol­ler les mor­ceaux, chaque ins­tant de latence m’est dou­ce­ment rem­pli de ces lieux qui ont fait ma joie. Il est peut-être temps pour moi de retrou­ver toutes ces pho­tos épar­pillées, tous ces car­nets que j’ai rem­plis de mon écri­ture en lettres capi­tales et sur les­quels j’ai fixé pour l’é­ter­ni­té des ambiances et des ren­contres sublimes. Tan­dis que je som­no­lais dans mon lit à la tom­bée de la nuit, hier soir, je ten­tais de goû­ter à nou­veau l’air d’Ayut­thaya, dans ce petit hôtel tran­quille du quar­tier musul­man, à deux pas de la Chao Phraya par­cou­rue par les bateaux qui char­rient des tonnes de sable, empes­tant l’air de leur die­sel souf­fre­teux et de leur longue lita­nie de moteur rouillé.

Je me rends compte à quel point je n’ai plus rien écrit sur mes der­niers voyages. J’ai fina­le­ment assez peu écrit sur mon der­nier voyage en Tur­quie à l’o­rée des der­niers évé­ne­ments de Gezi, mais aus­si sur mes dif­fé­rents voyages en Thaï­lande, à Ayut­thaya, à Sukho­thaï, à Pet­cha­bu­ri, à Chiang Mai, dans les petites rues de Bang­kok où l’on ne croise que des vieux qui me regar­daient pas­ser avec cir­cons­pec­tion, parce que disons-le clai­re­ment, je n’a­vais rien à foutre là…

Peut-être me suis-je beau­coup lais­sé por­té par le fait de juste sen­tir, humer l’air, sen­tir l’am­biance des quar­tiers où per­sonne ne va, cher­chant par tous les moyens les endroits qui n’ont aucun attrait tou­ris­tique, les petits mar­chés étouf­fants où les cafards courent par­tout sur le sol, où les odeurs d’é­pices côtoient celles, beau­coup moins agréables, du pois­son à la fraî­cheur dou­teuse et des étals de vis­cères de porc dont je me demande encore ce qu’on peut bien cui­si­ner avec. Et plu­tôt que de noter scru­pu­leu­se­ment tous les endroits où je suis pas­sé, où je me suis arrê­té pour rien, juste pour regar­der ce qui se pas­sait, je me suis lais­sé por­ter par l’air du temps, un temps sans montre, sans contrainte. C’est peut-être ça le voyage. Sor­tir les lieux où l’on croise que des tou­ristes, où rien n’est extra­or­di­naire, pas de temples gran­dioses, pas de vieilles pierres dont on ne peut décryp­ter le sens et l’his­toire que grâce aux notices des guides. Tra­quer le petit res­tau­rant fami­lial où les enfants dorment sur les ban­quettes lors­qu’ils ne jouent pas à la Plays­ta­tion ins­tal­lée sur la télé accro­chée au mur. On y cui­sine à la demande, les pro­duits frais sont ache­tés au mar­ché du coin, voire à l’é­pi­ce­rie d’à côté lorsque les clients ont pas­sé com­mande. Je me sou­vien­drai tou­jours ce petit vieux chez qui j’ai man­gé une çoban sala­ta sur une petite place de Kaş et qui une fois qu’il avait reçu ma com­mande m’a lais­sé seul à la table de son res­tau­rant en plein air pour aller cher­cher tomates et concombre au pri­meur de l’autre côté de la rue. 

Peut-être ai-je tout sim­ple­ment vécu mes vacances en me lais­sant désar­mer plu­tôt qu’à ten­ter d’être un tou­riste comme les autres. Prendre un taxi à la jour­née, un de ces tuk-tuk qu’on appelle sky­lab à Ayut­thaya, deman­der au chauf­feur de m’emmener au mar­ché pour ache­ter un balai, lui deman­der de s’ar­rê­ter pour ache­ter des fraises au piment sur un étal (abso­lu­ment insi­pides), de lui pro­po­ser de par­ta­ger des bro­chettes de pou­let et un bol de nouilles à la même table (incom­pré­hen­sible pour lui), d’al­ler voir ce temple en dehors de la ville (où per­sonne n’a jamais dû lui souf­fler l’i­dée qu’on pour­rait s’y inté­res­ser), de s’ar­rê­ter pour ache­ter sur le bord de la route des usten­siles de cui­sine (des cou­teaux mais aus­si des cuillers en bois, en bam­bou), lui deman­der de me rame­ner au temple (hein ?) parce qu’en face il y a un petit res­tau­rant (un boui-boui sans tou­ristes) de nouilles au pou­let et au concombre amer que je connais et je ne man­ge­rai nulle part ailleurs (hein ?), voir dans ses yeux l’é­ton­ne­ment, la sur­prise, la satis­fac­tion et l’é­ba­his­se­ment, et finir par retour­ner à l’hô­tel après avoir man­gé un Roti Sai Mai au sucre filé sur le bord de la route (un énième arrêt)… Nous nous sommes quit­tés sur le par­king de l’hô­tel et il me semble, peut-être me trom­pé-je, qu’en plus d’a­voir illu­mi­né ma jour­née, j’ai bien dû rendre la sienne un peu plus ori­gi­nale que les autres. Son regard et son sou­rire, lors­qu’il a fait demi-tour et qu’il m’a fait signe de la main, ne m’ont lais­sé que cette impres­sion. Je crois qu’il a dû me prendre pour un fou, un illu­mi­né, mais au final, ce petit homme éden­té aux vête­ments déchi­rés a dû me trou­ver bien sym­pa­thique. Un peu fou, mais sym­pa­thique. Car je suis un peu fou. Mais sym­pa­thique. Mais un peu fou.

Je suis un peu fou. Et j’é­tais un peu moins fier quand à Istan­bul, au pied du bazar égyp­tien, je me suis fait suivre par une troupe de gitans allu­més à je ne sais quelle drogue, à la peau brune et aux yeux blancs dans le soir tom­bant, et que j’ai réus­si à semer en pre­nant mes jambes à mon cou.

Un peu de nos­tal­gie, oui, mais com­ment faire autre­ment que d’être nos­tal­gique après avoir vécu, il me semble, plus d’une vie en une seule, chaque voyage comp­tant pour une vie à part entière, chaque per­sonnne ren­con­trée étant aus­si pleine de vie que des cen­taines d’êtres humains, tout est décu­plé, trans­for­mé, magni­fié. Un Chi­nois, sur les bords d’une pis­cine sans âme de l’hô­tel Trang de Bang­kok, tan­dis que son ami était qua­si­ment en train de se noyer, me deman­dait com­ment c’é­tait de vivre en France. Il venait de Shan­ghaï, tra­vaillait dans les assu­rances et se fai­sait appe­ler Mickaël… C’est le seul à avoir pris de mes nou­velles par mail tan­dis que des tarés étaient en train de ter­ras­ser de pauves inno­cents le soir du mas­sacre du Bata­clan. Etrange, non ? Un couple de Chi­nois, lui, mus­clé, façon nou­veau riche,  les che­veux noirs de jais lus­trés, elle, apprê­tée comme pour un soir de bal, robe ajus­tée et cha­peau pen­ché sur la tête, ils se sont per­dus sur la rive droite de Bang­kok, au pied du Wat Arun qui vient de fer­mer, pas cer­tain qu’il y ait encore des vedettes qui retournent vers le sud de la Chao Phraya ; il parle un anglais approxi­ma­tif et me demande à quelle heure passe la pro­chaine navette… Je n’en sais rien et je m’en fous, il y a tou­jours un moyen de retrou­ver son che­min. Pen­dant ce temps, une grosse averse nous rince, et le seul abri pos­sible est une petite gué­rite sous laquelle nous nous abri­tons. Sa femme, très cer­tai­ne­ment récem­ment mariée, ne pipe pas un mot d’an­glais et sent bon le jas­min. Pas un seul ins­tant elle n’ose por­ter le regard sur moi. Tant pis. Elle sent bon quand-même. Une peau dia­phane, des che­veux lisses, des yeux éva­nes­cents qui ne se fixent sur rien d’autre que son mari qu’elle semble aimer comme rien d’autre. Aucun inté­rêt. J’ai fini par lui indi­quer la bonne navette à prendre, en lui don­nant le nombre d’ar­rêts pour qu’il puisse se rendre là où il vou­lait aller. Je suis deve­nu son meilleur ami l’es­pace d’un ins­tant ; je le ras­su­rai et le sau­vai, lui et sa femme, de la per­di­tion assu­rée. Comme je le disais, on peut tou­jours trou­ver faci­le­ment trou­ver son che­min à Bang­kok et à défaut, un taxi sau­ra for­cé­ment vous dépan­ner, si tant est qu’il veuille bien enclen­cher le meter avant de com­men­cer la course. Il ne savait plus com­ment me remer­cier tan­dis que le Chao Phraya Express accos­tait au pon­ton. Tout ce qui m’in­té­res­sait était de sen­tir l’air satu­ré d’hu­mi­di­té ; j’au­rais bien fini par ren­trer. Ce soir là, je suis retour­né à l’hô­tel en pas­sant par Saphan Tak­sin ; j’ai bien dû attendre la navette flu­viale pen­dant vingt-cinq minutes sur le quai, à moi­tié endor­mi, avant de retrou­ver la ter­rasse du res­tau­rant de l’hô­tel où je me suis saou­lé d’œufs cen­te­naires, de gam­bas grillées, de Char­don­nay et de Maï Taï (on fait ce qu’on peut…).

Une pho­to volée. Sur la navette flu­viale. Une belle femme japo­naise au visage acé­ré, un cha­peau de paille vis­sé sur ses che­veux raides et noirs comme le char­bon, des yeux per­çants qui fuient mon regard tan­dis qu’elle s’é­loigne sur le pon­ton de Saphan Tak­sin ; je ne la rever­rai plus jamais. Son visage res­te­ra impri­mé sur la pellicule.

Les mous­tiques sont légions et me picorent à l’en­vi alors que la nuit est tom­bée depuis long­temps et que la fraî­cheur des ténèbres d’une fin de mois d’a­vril ne per­met plus de lais­ser les fenêtres ouvertes si tard. Les huiles Siang m’ap­portent récon­fort, comme aux soirs sur les bords de la rivière Yom à Sukho­thaï où même les plus redou­tables remèdes pour contrer les pîqûres ne pou­vaient rien contre ces redou­tables bêtes qui sucent le sang jus­qu’à satié­té, à tel point qu’aux der­nières heures de la jour­née, il était presque impos­sible de pro­fi­ter de la ter­rasse de la chambre pour y boire une Singha.

Nous sommes le 26 avril. Je suis sur ma ter­rasse, plein soleil du matin, un soleil encore un peu timide, le café presque tiède et il n’y a que les oiseaux qui accom­pagnent ma tran­quilli­té. Deux moi­neaux se répondent de leurs trilles à tra­vers quelques jar­dins, tan­dis que les pigeons rou­coulent pour se séduire dans le grand mar­ron­nier et les mésanges picorent les graines comme des voleuses. L’air sent bon la rosée, la terre encore fraiche et les fleurs de lilas qui n’ar­rêtent pas de fleurir.

Il est temps pour moi de reprendre l’é­cri­ture de ces beaux voyages, sans quoi le plus long de tous les étés risque d’ar­ri­ver avant même que je n’ai eu le temps de rou­vrir un carnet.

Read more
De bois. Éloge de l’insistance

De bois. Éloge de l’insistance

De bois

Eloge de l’insistance

Non, c’est déci­dé, je n’i­rai pas voter. Je pour­rais mais je n’i­rai pas. La rai­son est tel­le­ment simple que je ne sais même pas com­ment j’ai envi­sa­gé un seul ins­tant ne pas m’af­fran­chir de me plier au plus élé­men­taire des devoirs.

J’au­rais pu me dire qu’il était de mon devoir d’y aller, mais non. J’in­siste. Il se trouve que j’ha­bite une petite ville où les maires règnent en dynas­tie sur la ville aus­si loin que la mémoire des habi­tants puisse remon­ter. L’ac­tuel maire est aux res­pon­sa­bi­li­tés depuis 1997, depuis la mort de son pré­dé­ces­seur en fonc­tion alors qu’il en était le pre­mier adjoint. Lui-même était le pre­mier adjoint du pré­cé­dent qui avait régné pen­dant 30 années sur la bour­gade. Autant dire que si vous n’êtes pas du sérail, point d’avenir !

Et pour­quoi alors ne pas aller voter ? Ne pas voter, c’est lais­ser la pos­si­bi­li­té à quel­qu’un qu’on ne sou­haite pas voir prendre les com­mandes le faire, c’est lais­ser à d’autres, qui, en l’oc­cur­rence, ne sont pas dési­rables, prendre la res­pon­sa­bi­li­té de la poli­tique com­mu­nale. Tou­te­fois, dans ce cas pré­cis, aller voter revien­drait stric­te­ment au même. L’op­po­sant au maire actuel, un peu trop à droite à mon goût, est un ancien colis­tier dis­si­dent, tout aus­si un peu trop à droite pour moi. Bien malin celui qui peut voir la dif­fé­rence entre les deux pro­grammes, dont seule la séman­tique les distingue.

Sur la liste du maire actuel, on sent tel­le­ment de jeu­nesse que l’on est en droit de se deman­der si la moi­tié ne pas­se­ra pas l’arme à gauche avant la fin du man­dat. Dans ces condi­tions, et pour toutes ces rai­sons, je ne vois pas l’in­té­rêt de me dépla­cer. D’au­tant que j’ai lar­ge­ment de quoi m’oc­cu­per chez moi.

Pho­to by Sarah Worth on Uns­plash

« Cer­tains veulent me voir comme quel­qu’un de cha­leu­reux, un peu lunaire, a‑t-il fait. Tout plein de la sagesse altruiste de l’er­mite. Débi­tant des for­mules dignes de for­tune cookies depuis mon repaire d’ermite. »

Michael Fin­kel, Le der­nier ermite

Là où je suis, là où je vis, je suis entou­ré des bien­faits de la musique et de la lit­té­ra­ture. La situa­tion de ces der­niers jours qui s’ag­grave est une étrange situa­tion car elle nous plonge dans l’in­cer­ti­tude des jours à venir. Per­sonne ne sait ce qui va se pas­ser. Je ne sais pas si je vais conti­nuer à me dépla­cer pour aller tra­vailler où si je vais tra­vailler depuis chez moi. Je ne sais pas si je vais res­ter confi­né chez moi à attendre que ça se passe. Peut-être tom­be­rons-nous malades à notre tour, peut-être pas.

Tou­jours est-il que je ne suis pas très inquiet si tou­te­fois je devais res­ter chez moi. Je pour­rais m’exi­ler en Bre­tagne pour res­pi­rer le bon air de la mer. Je n’i­rai pas me battre dans les super­mar­chés, je n’a­chè­te­rai pas de paquets de pates au mar­ché noir, pas plus que je ne me rue­rai sur le sel et les œufs, ni sur les rou­leaux de papier toi­lettes. L’in­quié­tude rend les gens pire que des bêtes sauvages.

Ecou­tez Nik­las Pasch­burg jouer Duvet… Regar­dez si vous le pou­vez Para­site (기생충) de Bong Joon-ho, avec une plé­thore d’ex­cel­lents acteurs, Choi Woo-sik et la magni­fique Park So-dam… Lisez Le der­nier ermite de Michael Fin­kel, Der­niers mètres jus­qu’au cime­tière de Ant­ti Tuo­mai­nen ou Sequoias de Michel Mou­tot. Bref, quoi que vous fas­siez, ce sera tou­jours mieux que d’al­ler se battre pour un paquet de spa­ghet­tis, vous en sor­ti­rez grandis.

Quant à moi, je me pose la ques­tion de savoir si je vais croi­ser à nou­veau cette femme aux che­veux blonds et raides, aux jambes longues comme une jour­née d’é­té, que je vois tous les matins en par­tant tra­vailler, je me demande si je remon­te­rai un jour dans un avion ou si cela n’est qu’une relique du pas­sé dont il faut faire le deuil, je me demande si tout sera pareil ou si tout sera dif­fé­rent et com­ment les choses se passent dans ce petit vil­lage de pêcheurs au bord du Golfe de Thaï­lande et dans lequel je suis cer­tain qu’il y aura tou­jours du crabe au cur­ry vert. Les gens ont-ils peur là-bas aus­si ? Le flegme des Thaïs est-il enta­mé ou pro­noncent-ils tou­jours cette phrase qui veut dire que ce n’est pas si grave ? Et vous mes amis stan­bou­liotes, Sum­ru et Sıtkı, Meh­met et Emin ? Avez-vous peur de quelque chose ? Sen­tez-vous encore le vent du Bos­phore souf­fler sur votre ville ?

Un sou­rire, les che­veux ébour­ri­fés de mon fils qui se réveille, un peu de soleil et la pers­pec­tive que la jour­née soit belle… il n’y a rien de tel pour me rendre heureux.

[…] Il adhé­rait à une école de pen­sée. Il pra­ti­quait le stoï­cisme, phi­lo­so­phie grecque issue des idées socra­tiques, fon­dée au IIIè siècle av. J.-C. Les stoïques esti­maient que la maî­trise de soi et une exis­tence en har­mo­nie avec la nature étaient consti­tu­tives d’une vie ver­tueuse, et que l’on devait subir les épreuves sans se plaindre. La pas­sion doit être sou­mise à la rai­son ; les émo­tions vous égarent. « Dans les bois, je n’a­vais per­sonne à qui me plaindre, alors je ne me plai­gnais pas. »

Michael Fin­kel, Le der­nier ermite

Read more