Et Leo­nar­do se mit à peindre sur le mur humide du réfectoire…

Et Leo­nar­do se mit à peindre sur le mur humide du réfectoire…

A la lec­ture du Léo­nard de Vin­ci de Ken­neth Clark, on a par­fois l’im­pres­sion d’être face à un peintre un peu ren­fro­gné, ombra­geux, un peu taci­turne, voire un peu dilet­tante (je me rends compte que ce mot n’a pas de fémi­nin) et lorsque l’on voit le nombre de tableaux qu’il a lais­sé, l’im­pres­sion n’en est que plus forte. Pour­tant, pour qui connaît ses manus­crits, il n’en est rien.

Pour com­pen­ser l’ab­sence de docu­ment, nous avons, sur ce tra­vail, plu­sieurs rela­tions de témoins ocu­laires, dont celle de l’é­cri­vain Ban­del­lo que je me dois de citer bien qu’elle soit très connue, car rien ne donne une image plus vivante de Léo­nard au travail.
« Sou­vent, dit-il, j’ai vu Léo­nard s’en aller tra­vailler le matin sur l’é­cha­fau­dage de La Cène ; et il lui arri­vait de s’y ins­tal­ler depuis le lever jus­qu’au cou­cher du soleil, ne posant jamais son pin­ceau sans boire ni man­ger. Puis il res­tait par­fois trois ou quatre jours sans tou­cher à l’œuvre, bien qu’il pas­sât chaque jour plu­sieurs heures à la consi­dé­rer et à cri­ti­quer en lui-même les per­son­nages. Je l’ai vu éga­le­ment, quand il lui en pre­nait fan­tai­sie, quit­ter la Corte Vec­chia alors qu’il tra­vaillait à l’im­mense che­val d’ar­gile et s’en aller droit au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces. Là, esca­la­dant l’é­cha­fau­dage, il sai­sis­sait un pin­ceau et ajou­tait quelques touches à l’un des per­son­nages ; puis brus­que­ment, il s’en allait.»

Et si ce tableau, l’un des plus connu de l’his­toire de la pein­ture occi­den­tale n’é­tait en fait qu’un leurre, l’œuvre d’un mau­vais peintre ? Pire : l’œuvre de plu­sieurs mau­vais peintres ou pire encore : l’œuvre de mau­vais res­tau­ra­teurs ? Même pas des peintres ! Mal­heu­reu­se­ment, cette étude de Ken­neth Clark nous dit qu’on n’est pas for­cé­ment très loin de la vérité.

Com­men­çons, dans une sou­ci de lisi­bi­li­té, par dis­tri­buer les rôles, pour que toute inter­pré­ta­tion à venir soit éclai­rée par ce sens : de la gauche vers la droite donc : Bar­thé­lé­my, Jacques le Mineur, André, Judas (au pre­mier plan, la main enser­rant une bourse), Pierre, Jean (oui qui que soit d’autre), le Christ, Tho­mas, Jacques le Majeur, Phi­lippe, Mat­thieu, Thad­dée et enfin Simon.

La Cène - Leonardo da Vinci - 1494-1498 - Santa Maria delle Grazie - Milano

La Cène — Leo­nar­do da Vin­ci — 1494–1498 — San­ta Maria delle Gra­zie — Milano

Leo­nar­do da Vin­ci reste un tech­ni­cien très poin­tu de la pein­ture et de l’a­na­to­mie et sur les ques­tions de reli­gion, il a des idées bien arrê­tées, des concep­tions qui, comme pour la plu­part de ses col­lègues contem­po­rains, sont loin d’être des paran­gons de ver­tu. Clark dit pour­tant qu’il est cer­tai­ne­ment le moins païen des peintres de son époque.
On pen­se­ra ce qu’on veut de la Joconde, La Cène est cer­tai­ne­ment le chef‑d’œuvre abso­lu de Leo­nar­do. En plus d’être une pein­ture immense (4,6 x 8,8 mètres !), le der­nier repas du Christ peint sur le mur du réfec­toire du couvent Sainte-Marie-des-Grâces (San­ta Maria delle Gra­zie) de Milan est assu­ré­ment un des plus grands tableaux du maître, pour de mul­tiples rai­sons ; sa com­po­si­tion d’a­bord, mais aus­si le par­ti pris du peintre (il décide de peindre la scène tan­dis que le Christ dit d’un des leurs les tra­hi­ra : En véri­té, je vous le dis, l’un de vous me livre­ra, Jean, XIII, 21–22), et enfin l’or­ga­ni­sa­tion très prag­ma­tique des émo­tions déga­gées par cha­cun des apôtres, qui fait de l’au­teur un ratio­na­liste extrême.
Pour­tant, cette œuvre n’a plus grand-chose à voir avec l’œuvre que pei­gnit Leo­nar­do entre 1494 et 1498, à cause d’un détail qui a son impor­tance : le peintre n’a pas peint à fresque tan­dis que le mur du réfec­toire était visi­ble­ment trop humide pour fixer l’huile. A peine 20 ans après la réa­li­sa­tion de l’œuvre, elle com­mence à se dété­rio­rer de manière irrémédiable.

Cette façon de pro­cé­der ain­si par inter­mit­tence laisse entendre que Léo­nard ne pei­gnait pas al fres­co ; nous savons qu’ef­fec­ti­ve­ment, il uti­li­sa un mélange d’huile et de ver­nis. Le mur étant humide, la pein­ture ne tar­da pas à se dété­rio­rer. Dès 1517, Anto­nio de Bea­tis notait que l’œuvre était excel­lente bien qu’elle se soit abî­mée à cause de l’hu­mi­di­té du mur ou pour quelque autre rai­son ; et Vasa­ri, qui la vit en mai 1556, rap­porte qu’ « elle est en si mau­vais état qu’on n’y dis­tingue rien d’autre que des taches toutes brouillées ». En 1642, Sca­nel­li pou­vait écrire qu’il ne demeu­rait de l’œuvre que quelques traces des per­son­nages, si bien que l’on pou­vait à peine recons­ti­tuer le sujet. Devant de tels témoi­gnages, nous sommes obli­gés de conclure que ce que nous voyons à pré­sent sur le mur du couvent est essen­tiel­le­ment l’œuvre de res­tau­ra­teurs. La pein­ture, en effet, a été res­tau­rée quatre fois depuis le début du XVIIIè siècle, et elle le fut sans doute plu­sieurs fois aupa­ra­vant. En 1908, elle fut entiè­re­ment net­toyée par Cave­na­ghi, qui fit à son sujet un rap­port des plus opti­mistes, pré­ten­dant que seule la main gauche du Christ aurait été sérieu­se­ment retouchée.

La cène (main gauche du Christ) - Leonardo da Vinci - 1494-1498 - Santa Maria delle Grazie - Milano

La Cène (main gauche du Christ) — Leo­nar­do da Vinci

Il ajoute assez naï­ve­ment que Léo­nard était un pré­cur­seur car il semble qu’il ait employé un mélange rare­ment uti­li­sé avant la fin du XVIè siècle. Cave­na­ghi avait une répu­ta­tion de tech­ni­cien si bien éta­blie que ses dires sont géné­ra­le­ment admis ; mais, dans le cas pré­sent, nous avons des preuves acca­blantes de son erreur. On ne peut admettre qu’une pein­ture qui, selon tous les témoi­gnages, n’é­tait aux XVIè et XVIIè siècles qu’une ruine irré­pa­rable, ait sur­vé­cu plus ou moins intacte jus­qu’à nos jours. En com­pa­rant les têtes des apôtres de la fresque avec celles des pre­mières copies, nous avons la preuve évi­dente de sa res­tau­ra­tion. Pre­nons comme meilleurs exemples les deux séries dis­tinctes de des­sins, actuel­le­ment à Wei­mar et à Stras­bourg qui furent exé­cu­tés par des élèves de Léo­nard direc­te­ment à par­tir de l’o­ri­gi­nal. Ils ne com­portent aucune de ces variantes per­son­nelles qui appa­raissent habi­tuel­le­ment dans les copies. Ces des­sins repro­duisent, comme d’un accord tacite, cer­taines dif­fé­rences par rap­port à la fresque telle qu’elle se pré­sente actuel­le­ment, et chaque fois le des­sin lui est net­te­ment supé­rieur dans l’ex­pres­sion et la fac­ture. Pre­nons quatre des apôtres assis à la gauche du Christ (Clark — ou son tra­duc­teur — laisse un ambi­guï­té dans le texte, car les per­son­nages dont il parle sont à la gauche du Christ sur le tableau, donc à sa droite à lui). Dans l’o­ri­gi­nal, Saint Pierre est l’un des per­son­nages les plus dérou­tants de toute la com­po­si­tion par la lai­deur de son front trop bas, alors que dans les copies, sa tête, reje­tée en arrière, pré­sente un effet de rac­cour­ci. Le res­tau­ra­teur, inca­pable de suivre un des­sin aus­si dif­fi­cile, a fait de cette atti­tude une dif­for­mi­té. Il fait preuve de la même lour­deur dans la pose peu natu­relle qu’il finit par don­ner aux têtes de Judas et de saint André. Les copies montrent qu’à l’o­ri­gine Judas était en pro­fil per­du, ce que nous confirment les des­sins de Léo­nard qui sont à Wind­sor. Le res­tau­ra­teur le pré­sente tout à fait de pro­fil, dimi­nuant ain­si l’as­pect sinistre qu’il devait avoir. Saint André était presque de pro­fil ; le res­tau­ra­teur le pré­sente de trois-quarts, d’une façon toute conven­tion­nelle. Il a aus­si trans­for­mé ce digne vieillard en un per­son­nage à l’ex­pres­sion cau­te­leuse. La tête de saint Jacques le Mineur, une créa­tion du res­tau­ra­teur, donne la mesure de son incapacité.

La cène (apôtres gauche) - Leonardo da Vinci - 1494-1498 - Santa Maria delle Grazie - Milano

La Cène (apôtres gauche) — Leo­nar­do da Vin­ci — 1494–1498 — San­ta Maria delle Gra­zie — Milano

Il est impor­tant d’in­sis­ter sur ces modi­fi­ca­tions car elle prouvent que l’ef­fet dra­ma­tique de La Cène vient uni­que­ment de la dis­po­si­tion et du mou­ve­ment des per­son­nages et non pas de l’ex­pres­sion de leurs visages. Les écri­vains qui ont cri­ti­qué l’as­pect emprun­té ou inex­pres­sif de ces visages ont don­né des coups d’é­pée dans l’eau. Presque tous les détails de la fresque sont en effet à coup sûr l’œuvre de res­tau­ra­teurs suc­ces­sifs, et les visages, exa­gé­ré­ment gri­ma­çants, dans le goût de ceux du Juge­ment der­nier de Michel-Ange, laissent sup­po­ser que la main à laquelle on doit le plus fut celle d’un médiocre peintre manié­riste du XVIè siècle.

Ken­neth Clark, Léo­nard de Vin­ci, 1939

On se demande alors ce qu’au­rait pen­sé le peintre d’un tel car­nage. Regar­dons ses plus fines toiles : la Joconde, la Dame à l’her­mine, la Belle Fer­ron­nière… On se doute alors que le résul­tat final de La Cène devait être majes­tueux. Évi­dem­ment, Léo­nard était un peintre célèbre, cer­tai­ne­ment un des plus célèbres de son époque, et les res­tau­ra­teurs se sont certes atte­lés à res­tau­rer l’œuvre magis­trale d’un grand peintre, mais c’é­tait sans comp­ter que le maitre était un des­si­na­teur, maî­tri­sant plus le dise­gno que la pit­tu­ra. C’est là qu’ap­pa­raît tout le génie du peintre : son œuvre se perd dans un mur humide, dis­pa­raît len­te­ment et per­sonne n’ar­rive plus alors à par­tir des formes à savoir ce qui y avait été des­si­né ; l’œuvre dis­pa­raît alors à jamais. Mais c’est quand-même bien la faute de Vin­ci, qui n’au­rait jamais dû peindre sur ce plâtre de mau­vaise facture.

Leonardo da Vinci - Etude pour la Cène - Venise - Galerie de l'Académie

Leo­nar­do da Vin­ci — Etude pour la Cène — Venise — Gale­rie de l’Académie

La Cène (composition) - Leonardo da Vinci - 1494-1498 - Santa Maria delle Grazie - Milano

La Cène (com­po­si­tion) — Leo­nar­do da Vin­ci — 1494–1498 — San­ta Maria delle Gra­zie — Milano

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Et Andrea lais­sa tom­ber le pin­ceau devant le génie de Léonard…

Et Andrea lais­sa tom­ber le pin­ceau devant le génie de Léonard…

Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci - Le baptême du Christ - 1472-75 - 177 × 151 cm - Galerie des Offices - Florence

Andrea del Ver­roc­chio et Leo­nar­do da Vin­ci — Le bap­tême du Christ — 1472–75 — 177 × 151 cm — Gale­rie des Offices — Florence

C’est en tout cas ce que pré­tend la légende col­por­tée depuis Gior­gio Vasa­ri, depuis la rédac­tion de ses Vite en 1550… Au-delà de la légende, on sait depuis bien long­temps que l’ange de gauche sur le tableau d’Andrea del Ver­roc­chio, Le bap­tême du Christ, peint entre 1472 et 1475 n’est pas réel­le­ment de l’au­teur qui a signé, mais de son élève le plus talen­tueux, un cer­tain Leo­nar­do da Vin­ci. Ain­si Vasa­ri reporte-t-il cette petite légende :

Son très jeune dis­ciple, Léo­nard de Vin­ci, y pei­gnit un ange bien meilleur que tout le reste. Puisque Léo­nard, mal­gré sa jeu­nesse, l’a­vait ain­si sur­pas­sé, Andrea déci­da de ne plus jamais tou­cher un pinceau.

Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci - Le baptême du Christ (détail des anges) - 1472-75 - 177 × 151 cm - Galerie des Offices - Florence

Andrea del Ver­roc­chio et Leo­nar­do da Vin­ci — Le bap­tême du Christ (détail des anges) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Gale­rie des Offices — Florence

Tan­dis que l’ange de Leo­nar­do regarde le visage du Christ bap­ti­sé par Jean-Bap­tiste, celui de Ver­roc­chio regarde l’ange de Leo­nar­do, d’un air peut-être un peu soup­çon­neux (et pas vrai­ment dans l’axe de son sujet). Celui de Leo­nar­do, s’il semble regar­der effec­ti­ve­ment le Christ, est un regard qui regarde ailleurs, presque déjà loin­tain, au-delà de tout ce que l’autre est capable de com­prendre. Une belle image illus­trée des rap­ports entre les deux peintres.

Avec cette liber­té que prend Vasa­ri en appe­lant ces maîtres par leur pré­nom, il forge à jamais la répu­ta­tion de Léo­nard, tout en enter­rant pré­co­ce­ment Ver­roc­chio, bien loin d’être mort. A cette époque, on tra­vaille en ate­lier et le maître n’est sou­vent pas à l’o­ri­gine de toutes ses pièces, qui sont retra­vaillées pen­dant des années, retou­chées, refaites, refon­dues, etc. En l’oc­cur­rence, on peut obser­ver au moins trois mains sur cette œuvre. La pré­sence de l’ange aux côtés du pal­mier a de quoi sur­prendre tant la fac­ture de l’un semble sen­sible et l’autre gros­sière. Ver­roc­chio, lui, se consa­cre­ra essen­tiel­le­ment par la suite à ses arts de pré­di­lec­tion ; la sculp­ture et l’or­fè­vre­rie. Alors la pein­ture, hein, il pou­vait bien lais­ser cela à plus expert que lui…

Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci - Le baptême du Christ (détail des drapés) - 1472-75 - 177 × 151 cm - Galerie des Offices - Florence

Andrea del Ver­roc­chio et Leo­nar­do da Vin­ci — Le bap­tême du Christ (détail des dra­pés) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Gale­rie des Offices — Florence

L’oeuvre est assez hété­ro­clite avec toutes ces mains qui lui sont pas­sées des­sus. Selon les spé­cia­listes, dont fait par­tie Ken­neth Clark (Leo­nard de Vin­ci, 1967), l’ange en entier a été peint par Leo­nar­do ; cela se voit sur­tout dans le dra­pé de la robe de l’ange, un dra­pé sur un tis­su très rigide, sans sou­plesse, comme s’il était empesé.

Ce qui est le plus éton­nant dans cette œuvre, c’est le pay­sage, un pay­sage qui n’est pas du tout dans la tra­di­tion des arrière-plans peints à cette époque, et c’est ici qu’on se rend compte que Leo­nar­do ne s’est pas conten­té de peindre un ange sur le tableau du maître. On voit clai­re­ment ici les pré­mices de ce que sera le pay­sage accom­pa­gnant le por­trait de la Joconde.

Leonardo da Vinci - La Joconde (1503-1506) - Paysage droit - Le Louvre - Paris

Leo­nar­do da Vin­ci — La Joconde (1503–1506) — Pay­sage droit — Le Louvre — Paris

Leonardo da Vinci - La Joconde (1503-1506) - Paysage gauche - Le Louvre - Paris

Leo­nar­do da Vin­ci — La Joconde (1503–1506) — Pay­sage gauche — Le Louvre — Paris

Ce qui atteste de l’au­then­ti­ci­té de ce pay­sage de la main de Leo­nar­do, c’est un des­sin qu’on trouve dans la Gale­rie des Offices de Flo­rence, un des­sin datant du 5 août 1473, haché et ner­veux, signé du futur peintre, repro­dui­sant une vue clas­sique de l’Ar­no, tel qu’on avait l’ha­bi­tude de l’employer dans les pein­tures flo­ren­tines de cette période.

Leonardo da Vinci - Paysage de la vallée de l'Arno - 1473 - Galerie des Offices - Florence

Leo­nar­do da Vin­ci — Pay­sage de la val­lée de l’Ar­no — 1473 — Gale­rie des Offices — Florence

Andrea del Verrocchio et Leonardo da Vinci - Le baptême du Christ (détail du paysage) - 1472-75 - 177 × 151 cm - Galerie des Offices - Florence

Andrea del Ver­roc­chio et Leo­nar­do da Vin­ci — Le bap­tême du Christ (détail du pay­sage) — 1472–75 — 177 × 151 cm — Gale­rie des Offices — Florence

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Le jeune Saint Jean-Bap­tiste au bélier de Cara­vage et l’i­gnu­do de Michel-Ange

Le jeune Saint Jean-Bap­tiste au bélier de Cara­vage et l’i­gnu­do de Michel-Ange

Cara­vage, que d’autres, moins intimes pré­fé­re­ront appe­ler par son vrai nom, Miche­lan­ge­lo Meri­si, a peint ce tableau aux alen­tours de 1602. De dimen­sions modestes (129 x 94 cm), l’œuvre a été com­man­dée par le riche Ciria­co Mat­tei et fait par­tie d’un ensemble de sept pein­tures repré­sen­tant Jean-Bap­tiste à dif­fé­rents moments de sa vie. Cer­tains d’entre eux sont consi­dé­rés comme ayant une ori­gine contro­ver­sée, n’é­tant peut-être pas peints par le maître lui-même. Le modèle est connu, c’est un jeune gar­çon du nom de Cec­co, qu’on retrouve dans plu­sieurs des toiles du peintre, comme par exemple le Bac­chus (1596) ou la voca­tion de Saint-Mat­thieu (ca. 1599).

Michelangelo Merisi da Caravaggio - le jeune Saint Jean-Baptiste au bélier - 1602 - 129 x 95 - Rome, Musei Capitolini, Pinacoteca

Miche­lan­ge­lo Meri­si da Cara­vag­gio — le jeune Saint Jean-Bap­tiste au bélier — 1602 — 129 x 95 — Rome, Musei Capi­to­li­ni, Pinacoteca

La licence artis­tique repré­sente sou­vent Jean-Bap­tiste avec ses deux attri­buts : la peau de bête et le bâton croi­sé, mais ici Cara­vage décide de retour­ner à la tra­di­tion du Livre en n’a­dop­tant pas la peau de mou­ton mais la peau de cha­meau. Quant au bâton croi­sé, il n’est pas pré­sent, ou plu­tôt il n’est qu’é­vo­qué au tra­vers d’un mor­ceau de bois gros­sier qu’on retrouve coin­cé sous le pied gauche du saint. C’est sur ces points qu’on peut dire que l’œuvre du Cara­vage n’est plus une œuvre sacrée, mais trans­ver­sale entre sacré et pro­fane. Ce qui frappe éga­le­ment, c’est que la repré­sen­ta­tion tra­di­tion­nelle de Jean-Bap­tiste le fait être accom­pa­gné d’un agneau, sym­bole du mar­tyre du Christ à venir, « l’a­gneau de Dieu » étant le sur­nom même de Jean-Bap­tiste. En l’oc­cur­rence, ce n’est pas un agneau mais bel et bien un bélier. On soup­çonne alors Cara­vage d’a­voir vou­lu faire un pont entre les deux tes­ta­ments avec l’é­vo­ca­tion du bélier du sacri­fice d’A­bra­ham. Ain­si, il rap­proche la figure du frère du Christ et Isaac, fils d’A­bra­ham. Mais le bélier porte en lui un autre sym­bole ; celui de la débauche. La posi­tion du jeune homme enla­çant cet ani­mal à la ver­tu dou­teuse peut être inter­pré­tée comme un sym­bole de luxure, bien loin du sacré sup­po­sé du thème pic­tu­ral. On peut arguer éga­le­ment que la pré­sence d’un bélier, le décor sombre mais buco­lique du fond du tableau, ain­si que la che­ve­lure hir­sute du per­son­nage fait plus pen­ser à une scène orgiaque de mytho­lo­gie qu’à une scène reli­gieuse. On se demande d’ailleurs pour­quoi on trouve un mor­ceau de tis­su blanc, peut-être un drap, inter­ca­lé entre son étole et son corps. La feuille de rai­sin est autant un sym­bole de sacri­fice, rap­pe­lant le rachat du pêché ori­gi­nel… que la vigne de Dio­ny­sos… Autant de petits indices qui laissent sup­po­ser qu’on n’est pas vrai­ment en pré­sence d’une œuvre rele­vant du sacré.

Michelangelo Merisi da Caravaggio le jeune Saint Jean-Baptiste au bélier (composition) - 1602 - 129x95 - Rome, Musei Capitolini, Pinacoteca

Miche­lan­ge­lo Meri­si da Cara­vag­gio le jeune Saint Jean-Bap­tiste au bélier (com­po­si­tion) — 1602 — 129x95 — Rome, Musei Capi­to­li­ni, Pinacoteca

En ce qui concerne la pein­ture elle-même, on remarque que la tableau se joue sur des lumières à la fois plus dif­fuses, moins tran­chées que dans cer­tains des plus grands tableaux de Cara­vage, comme jus­te­ment la voca­tion de Saint-Mat­thieu qui reste un chef-d’œuvre du clair-obs­cur. On reste ici sur une palette très orange, avec une étole cen­sée être rouge tirant sur le ver­millon, et une car­na­tion en lumière jaune. L’har­mo­nie de teinte reste très ser­rée entre la peau du Saint, la laine et les cornes de l’a­ni­mal, l’é­tole et le fond.

En ce qui concerne la com­po­si­tion, on peut déga­ger trois grandes lignes, des obliques par­tant du bas du côté gauche et qua­si­ment paral­lèle. La plus basse suit le mou­ve­ment de la jambe droite, la seconde le bas­sin et la cuisse gauche, et la plus haute le creux du bras gauche replié sur lequel il prend appui jus­qu’au bras droit enser­rant le col de l’a­ni­mal. Un autre grand ligne est une oblique par­tant du genou, remon­tant sur la hanche et enfin l’o­mo­plate. Le tout com­pose les lignes prin­ci­pales d’un hexa­gone central.

Une autre grande ligne sépare le tableau en deux, pas­sant par l’or­teil du saint, sa hanche et l’œil du bélier, une grande ligne direc­trice qui pose l’axe prin­ci­pal du sujet et une fois de plus fait prendre au bélier une place pri­mor­diale dans le sujet.

En ce qui concerne la posi­tion du sujet, on en retrouve trace dans une œuvre anté­rieure, pré­ci­sé­ment dans une des plus grandes œuvres de la chré­tien­té ; le pla­fond de la cha­pelle Six­tine peint par Miche­lan­ge­lo Buo­na­rot­ti, datant de 1509. La posi­tion du jeune Saint Jean-Bap­tiste est une cita­tion directe d’un des per­son­nages com­po­sant le groupe de la Sibylle d’E­ry­thrée, un ignu­do (nu). Ce per­son­nage, repré­sen­té ci-des­sous, pos­sède une mus­cu­la­ture puis­sante, comme presque tous les per­son­nages de cette fresque, mais il a en plus subi une rec­ti­fi­ca­tion, une dimi­nu­tion du volume de son bras droit. On observe que celui-ci est repré­sen­té dans une posi­tion par­fai­te­ment impro­bable ; la tor­sion entre ses hanches et ses épaules ne pro­duit pas de tor­sion des muscles du buste et des abdo­mi­naux.  On sait que Michel-Ange avait pris le par­ti de peindre ces per­son­nages comme des figures idéales. Cara­vage, lui, prô­nait une bonne pein­ture qui imite la nature, une repro­duc­tion fidèle et non pas une idéa­li­sa­tion de la forme. Ain­si, cette scène est-elle cer­tai­ne­ment un pied-de-nez à Michel-Ange plu­tôt qu’une cita­tion directe en forme d’hom­mage, sen­ti­ment ren­for­cé par le sou­rire nar­quois et le regard fron­tal (pour ne pas dire effron­té) du modèle, qui semble comme se moquer du peintre de la cha­pelle Sixtine.

Michelangelo Buonarotti - Ignudo - Chapelle Sixtine - 1509 - 756x1180

Miche­lan­ge­lo Buo­na­rot­ti — Ignu­do — Cha­pelle Six­tine — 1509 — 756 x 1180

Cet ignu­do se situe très exac­te­ment entre les scènes de Noé ren­dant grâce à Dieu et le Déluge, dans le pre­mier quart gauche du plafond.

Michelangelo Buonarotti - Chapelle Sixtine - Plafond - 1509

Miche­lan­ge­lo Buo­na­rot­ti — Cha­pelle Six­tine — Pla­fond — 1509

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Gas­pare Van­vi­tel­li, védu­tiste pré­coce venu de Hollande

Gas­pare Van­vi­tel­li, védu­tiste pré­coce venu de Hollande

L’homme est connu sous plu­sieurs noms ; Cas­par van Wit­tel naît à Ames­foort, en Hol­lande en 1653 et meurt à Rome en 1736, connu alors sous le nom de Gas­pare Van­vi­tel­li, et Gas­pa­ro degli Occhia­li. Exi­lé volon­taire depuis son plat pays avec sa famille, il s’ins­talle à Rome et entre­prend alors un tour des plus belles villes d’I­ta­lie, qu’il peint avec fer­veur, expor­tant son savoir faire acquis auprès des maîtres hol­lan­dais de la pein­ture des pay­sages pour l’ap­pli­quer sur les vues qu’il tra­verse. On le consi­dère, à juste titre, comme le père du védu­tisme ita­lien au tra­vers de ses œuvres pic­tu­rales venant de Venise. Si Van­vi­tel­li, qui s’est payé le luxe d’i­ta­lia­ni­ser son nom, n’a­vait jamais fait le voyage, on se demande si les peintres Bel­lot­to, Guar­di et sur­tout Cana­let­to auraient ren­con­tré le suc­cès qu’on leur connaît. D’autre part, son fils Lui­gi a été nom­mé par le Pape alors qu’il n’a­vait que 28 ans, archi­tecte offi­ciel de Saint-Pierre de Rome. Une influence ita­lienne non négligeable.

Van­vi­tel­li est sur­tout connu pour ses études de San­ta Maria del­la Salute, des des­sins superbes, simples lavis sur du papier qua­drillé et jau­ni, d’une force expres­sive hors du commun.

 

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L’ai­guière aux oiseaux ou aiguière de Saint-Denis (Mr 333)

L’ai­guière aux oiseaux ou aiguière de Saint-Denis (Mr 333)

L’ai­guière aux oiseaux est un vrai tré­sor issu des échanges liés à l’his­toire médi­ter­ra­néenne. Elle est men­tion­née par le moine béné­dic­tin Dom Michel Féli­bien dans son His­toire de l’ab­baye royale de Saint-Denys en France, en  1706, mais bien aupa­ra­vant, on retrouve trace de cet objet déjà aux pre­miers temps de l’é­di­fi­ca­tion de la basi­lique puisque dans les œuvres-mêmes de l’ab­bé Suger, on en retrouve men­tion, dès la fin du XIè siècle. Si on ne sait pas vrai­ment d’où elle vient, ni dans quelles condi­tions elle est arri­vée en France, on se doute tout de même qu’elle a pu être offerte en cadeau ou plus pro­ba­ble­ment volée ou sor­tie d’E­gypte lors d’un pillage au milieu du XIè siècle. Ce que nous indique son cou­vercle en or, faus­se­ment de style orien­tal puis­qu’on sait de source sûre qu’il a été fabri­qué en Ita­lie, c’est que l’ob­jet a voya­gé jus­qu’à Saint-Denis en pas­sant par un ate­lier d’or­fè­vre­rie de haut rang, cer­tai­ne­ment dans le sud du pays. Orné de fili­granes tor­sa­dés, de rosettes et de minus­cules entre­lacs de type « ver­mi­cel­li », ce cou­vercle épouse l’ouverture en amande du bec ver­seur et « chris­tia­nise » l’objet. (source Qan­ta­ra)

L’his­toire de son arri­vée jus­qu’à Saint-Denis demeure un mystère.

Aiguière aux oiseaux - Musée du Louvre - cristal de roche

Aiguière aux oiseaux — Musée du Louvre — cris­tal de roche (Mr 333)

Ce qui fait de cet objet une rare­té, c’est non seule­ment sa matière, puis­qu’il a été réa­li­sé dans du cris­tal de roche, d’un seul bloc. De dimen­sion modestes, haute de 24cm et à peine large de 13,5cm, le décor réa­li­sé sur son flanc en forme de poire repré­sente des oiseaux sty­li­sés enrou­lés autour de motifs flo­raux d’ins­pi­ra­tion per­sane. Même l’anse n’est pas rap­por­tée et fait par­tie du même bloc. La voir ain­si tou­jours soli­daire du corps prin­ci­pal plus de 1000 ans après sa créa­tion en fait une pièce tout-à-fait excep­tion­nelle, même si la par­tie supé­rieure taillée en ronde bosse repré­sen­tant cer­tai­ne­ment un oiseau ou un bou­que­tin, située sur le haut de l’anse a disparu.

Dom Michel Félibien - Trésor de Saint-Denis (1706) - Planche issue de l'Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denys en France - détail

Dom Michel Féli­bien — Tré­sor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’His­toire de l’ab­baye royale de Saint-Denys en France — détail

La tech­nique uti­li­sée par les artistes cai­rotes de la période fati­mide est une taille par abra­sion par des maté­riaux per­met­tant une grande pré­ci­sion (sable et dia­mant) dans une pierre d’une dure­té de 7 (le dia­mant étant à 10). Même si ce n’est pas évident au pre­mier coup d’œil, la pièce de cris­tal de roche est creu­sée de l’in­té­rieur, évi­dée par abra­sion, ce qui repré­sente un tra­vail de longue haleine et de pré­ci­sion. A son point le plus fin, l’é­pais­seur au col n’est que de 3mm et il aura fal­lu à l’ar­tiste pas­ser un outil dans un gou­let de moins de 2cm de large. On remarque aus­si que la symé­trie de la pièce n’est pas par­faite, cer­tai­ne­ment parce que l’ar­tiste a été contraint par la forme de la pierre initiale.

La période de fabri­ca­tion remonte très cer­tai­ne­ment au der­nier quart du Xè siècle et elle porte au col une ins­crip­tion en cou­fique signi­fiant “béné­dic­tion, satis­fac­tion et [mot man­quant] à son pos­ses­seur”. Source Wiki­pe­dia.

On retrouve la men­tion de la pré­sence de cet objet dans le tré­sor de Saint-Denis sur cette gra­vure de Dom Michel Féli­bien, sous le nom de vase d’A­lié­nor, mais on recon­naît bien sa forme, l’oi­seau et le bec, ain­si que son cou­vercle en or por­tant chaînette.

Dom Michel Félibien - Trésor de Saint-Denis (1706) - Planche issue de l'Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denys en France

Dom Michel Féli­bien — Tré­sor de Saint-Denis (1706) — Planche issue de l’His­toire de l’ab­baye royale de Saint-Denys en France

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