Le long du Mékong avec Louis de Car­né à bord de la canon­nière 27

Le long du Mékong avec Louis de Car­né à bord de la canon­nière 27

Ils étaient six, six hommes par­tis sur les traces d’Hen­ri Mou­hot, celui qui mit au jour les ruines d’Ang­kor en 1861, ou plu­tôt qui fit redé­cou­vrir au monde les temples que les Khmers ne ces­sèrent d’ho­no­rer du fin fond de la forêt cam­bod­gienne… Par­tis d’Ang­kor, ils ont remon­té le Mékong, fleuve nour­ri­cier pre­nant sa source en Chine et se jetant dans la Mer de Chine non loin de Hô Chi Minh-Ville. Ils étaient six, mais l’ex­pé­di­tion dure près de trois ans et le chef de l’ex­pé­di­tion, Ernest Dou­dart de Lagrée, meurt avant la fin du voyage qui se ter­mine dans le Yun­nan chi­nois. Ils étaient six, comme sur cette pho­to deve­nue célèbre. De gauche à droite : Louis de Car­né, Lucien Jou­bert, Capi­taine Ernest Dou­dart de Lagrée, Clo­vis Tho­rel, Lieu­te­nant Louis Dela­porte et Lieu­te­nant Fran­cis Gar­nier. Dela­porte est celui qui ramè­ne­ra les plus beaux des­sins d’Ang­kor encore vierge de toute pré­sence humaine. Ils sont fiers et beaux ces hommes qui ont dû mau­dire les dieux d’a­voir mis sur terre cet envi­ron­ne­ment aus­si hostile…

Membres de la Mission d'exploration du Mékong

Des enfants vêtus de jaune et quelques vieilles habi­tuées du sanc­tuaire, à en juger par la fami­lia­ri­té avec laquelle elles trai­taient leur dieu, désha­billèrent de son écharpe la petite sta­tue de Boud­dha, lui ver­sèrent de l’eau sur la tête, l’é­pon­gèrent avec soin, et lui remirent enfin sa che­mise rouge ; les cym­bales, les gongs et les grosses caisses nous réveillèrent en sur­saut, et la foule enva­hit le han­gar dont nous n’oc­cu­pions que le plus petit espace pos­sible. On allu­ma des cierges, on brû­la de vieux chif­fons et longues mèches. Les assis­tants fai­saient toute sorte de gestes, por­taient la main à leur front et bai­saient la terre, puis l’ar­ro­saient à l’aide d’une gar­gou­lette dont cha­cun était muni. Cela n’empêchait pas de cau­ser, de rire, de fumer ; nul res­pect, nul recueille­ment, aucun signe de pié­té inté­rieure n’ap­pa­rais­sait sur tous ces visages, si ce n’est sur les traits du vieux bonze, chef de la pagode.

Louis de Car­né, jeune homme vaillant pro­mis à un brillant ave­nir, reste à l’é­cart du reste du groupe, jamais véri­ta­ble­ment inté­gré, sus­pec­té d’a­voir été pis­ton­né par un ami­ral en vue pour cette expé­di­tion. Pour­tant, le jeune homme, seul civil du groupe, accom­plit conscien­cieu­se­ment sa mis­sion. Char­gé de la par­tie des­crip­tive du voyage et des ren­sei­gne­ments com­mer­ciaux, il rap­porte un texte beau­coup moins connu que celui de Fran­cis Gar­nier (Voyage d’ex­plo­ra­tion en Indo-chine, effec­tué pen­dant les années 1866, 1867 et 1868). En réa­li­té, ce ne sont que des notes qu’il finit par publier en plu­sieurs par­ties dans la Revue des Deux Mondes, sous le titre L’ex­plo­ra­tion du Mékong. Louis de Car­né, épui­sé par les fièvres contrac­tées lors de l’ex­pé­di­tion, s’é­teint à Plo­me­lin en 1871, à l’âge de 27 ans. C’est son père, Louis-Marie de Car­né, qui ter­mi­ne­ra la mise en forme de ses notes de voyage et se char­ge­ra de la publi­ca­tion de ses articles en livre, sous le titre Voyage en Indo-Chine et dans l’empire chi­nois en 1872.

Il pleu­vait tou­jours, et nous étions pour la plu­part sans chaus­sures. Nos pieds étaient meur­tris par les pierres, per­cés par les épines, sai­gnés par les sang­sues ; la fièvre pâlis­sait les visages et, symp­tôme effrayant, la gaie­té com­men­çait à s’é­va­nouir. Mal­gré la pesan­teur étouf­fante de l’air, après quelques heures de marche dans pareilles condi­tions, le froid nous sai­sis­sait en tra­ver­sant des tor­rents dont l’eau était ordi­nai­re­ment gla­ciale. Quelle ne fut donc pas notre sur­prise, en entrant pour la cen­tième fois dans l’un de ces innom­brables affluents du Mékong, de res­sen­tir aux jambes une cha­leur assez forte pour nous faire éprou­ver une impres­sion dou­lou­reuse ! Nous venions de décou­vrir un source d’eau ther­male sul­fu­reuse à quatre-vingt-six degrés centigrades […]

Le texte est dis­po­nible aux édi­tions Magel­lan et Cie, dans la col­lec­tion Heu­reux qui comme…

Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (allez savoir pour­quoi les numé­ros 6 et 7 sont introuvables):

Pho­to d’en-tête © Ciao­Ho (floa­ting mar­ket. Nga­nam town, Soc­trang pro­vince, Viet­nam. Jan 26th. 2014)

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Cer­tains n’é­taient pas si déli­bé­ré­ment cruels… Ren­contre avec les Yámanas

Cer­tains n’é­taient pas si déli­bé­ré­ment cruels… Ren­contre avec les Yámanas

Entre 1827 et 1885, la France se perd sur les cartes et les lieux encore blancs où aucun nom n’est ins­crit, aucune fron­tière tra­cée, aucune fleuve réel­le­ment connu entre son embou­chure et sa source. Les voies com­mer­ciales sont encore des eldo­ra­do qu’il faut mettre à jour, per­cer au milieu des forêts hos­tiles ou des déserts meur­triers et dont on ne connait pas encore l’é­ten­due. Ernest Dou­dart de Lagrée, Fran­cis Gar­nier, Pierre Savor­gnan de Braz­za, Joseph Gal­lie­ni seront autant d’exemples d’ex­plo­ra­teurs ou aven­tu­riers deve­nus à leur insu, consciem­ment ou non, dotés de bonnes inten­tions pour cer­tains, les objets de cet esprit conqué­rant que la troi­sième répu­blique appo­se­ra sur le monde, dans une com­pé­ti­tion qui fera se par­ta­ger le monde aux grandes puis­sances. Le gou­ver­ne­ment de Jules Fer­ry sera le point d’orgue de cette manie et por­te­ra les armées fran­çaises à éteindre leur main de fer sur ce qu’on appel­le­ra les pro­tec­to­rats et qui ne seront ni plus ni moins que des puits de res­sources, de maté­riaux et de main‑d’œuvre arra­chés à moindre coût, un ersatz d’esclavage.

Quelques temps avant la chute de Fer­ry, entre 1882 et 1883, une expé­di­tion scien­ti­fique sau­ra, elle, gar­der l’es­prit de décou­verte. Menée par le com­man­dant Louis Fer­di­nand Mar­tial à bord du trois-mats barque la Romanche, une équipe de marins fran­çais explo­re­ront les recoins ver­ti­gi­neux de la Terre de Feu avec ses îles engon­cées, ses déserts rocailleux et ses vents impé­tueux et ils iront à la ren­contre d’un peuple déjà en ces temps en train de mou­rir, dont les rares repré­sen­tants sont ron­gés par l’al­cool, les mala­dies et déjà ce qu’on peut nom­mer la civi­li­sa­tion. Cer­tains de ces Yáma­nas ont déjà fait l’ob­jet d’ex­hi­bi­tions, par­qués dans les zoos humains des capi­tales euro­péennes. Pour­tant, sous l’im­pul­sion du méde­cin de la mis­sion, le doc­teur Paul-Daniel Hyades, la mis­sion se trans­for­me­ra en aven­ture eth­no­gra­phique de pre­mière impor­tance, qui ouvri­ra la voie à bien d’autres par la suite, non plus dans un esprit de conquête, mais de connais­sance. Le bon doc­teur se pren­dra de pas­sion pour ce peuple dont il ne reste plus à l’é­poque déjà que trois cen­taines d’âmes, dres­se­ra un dic­tion­naire de leur langue consi­dé­rée comme un iso­lat, sans pos­si­bi­li­té de la relier à une famille connue et rap­por­te­ra une somme docu­men­taire de ce bout du monde aux accents chamaniques.

La Romanche - Cap Horn

Navire du Com­man­dant Louis Fer­di­nand Mar­tial, La Romanche — Cap Horn

Ce texte rédi­gé par le com­man­dant Mar­tial est une prise de conscience tar­dive des erreurs du pas­sé et montre à quel point la vision de cette époque est en train de changer.

Le Fué­gien est gai et rieur ; sa phy­sio­no­mie mobile passe sans aucune tran­si­tion du rire à l’ex­pres­sion sérieuse qui lui est habi­tuelle ; ce sont de bons mimes et ils imitent presque tou­jours les sons et les mou­ve­ments qu’ils voient faire, ce qui rend les inter­ro­ga­tions très dif­fi­ciles avec eux. Ils sont peu com­mu­ni­ca­tifs mais leur intel­li­gence et leur atten­tion sont tou­jours en éveil contrai­re­ment à ce qui a été dit rela­ti­ve­ment aux Fué­giens venus en France. On n’a peut-être pas suf­fi­sam­ment tenu compte des condi­tions abso­lu­ment dif­fé­rentes de leurs mœurs et de l’i­gno­rance du lan­gage. Je me suis tou­te­fois deman­dé à ce sujet quelle expres­sion pour­rait bien reflé­ter notre phy­sio­no­mie si nous étions brus­que­ment trans­por­tés dans une cabane au milieu d’un cercle de Fué­giens nous inter­ro­geant curieu­se­ment sur nos mœurs et vou­lant se rendre compte de nos habitudes.

[BnF/SG, colis 11 bis, 2369]
Manus­crit d’une confé­rence pro­non­cée par le com­man­dant Mar­tial (extraits), 1884
in Aven­tu­riers du monde,
édi­tions L’i­co­no­claste, 2013

A ce jour, la popu­la­tion totale des Yáma­nas (ou Yagan) est esti­mée à une petite dizaine, répar­tie entre le Chi­li et l’Ar­gen­tine. Un seul d’entre eux vit encore à ce jour sur son ter­ri­toire d’o­ri­gine, la Terre de Feu.

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