Une odeur de cuir ou de thé noir

Une odeur de cuir ou de thé noir

Recol­ler les mor­ceaux de sou­ve­nirs pour recons­truire une réa­li­té qui m’é­chappe au fur et à mesure que le temps passe, se rem­plit de nou­veaux évé­ne­ments, incon­trô­lables, chas­sant petit à petit mon enfance dans les recoins de mon esprit. En écri­vant, j’es­père retrou­ver le goût et les sen­sa­tions qui m’ont ani­mé jusque là, qui sont comme un code barre que je peux lire et relire à l’en­vi pour faire remon­ter à la sur­face les bribes de temps qui se sont décol­lées de moi comme la mue d’un ser­pent. J’at­trape ici une odeur de cuir, au pas­sage, d’un por­te­feuille qui avait été gar­dé dans une boîte à chaus­sures en car­ton, les meilleures pour conser­ver les odeurs… Dans la boîte, une sacoche en cuir clair, et dedans plu­sieurs por­te­feuilles râpés dans les­quels je redé­couvre toute la vie de mon grand-père qu’il conser­vait bien pré­cieu­se­ment à l’a­bri des regards ; carte de famille nom­breuse, carte d’agent des ser­vices publics de l’élec­tri­ci­té et du gaz, per­mis de conduire un seul volet ; des mor­ceaux d’un pas­sé loin­tain qu’il a empor­té avec lui. Je trouve même un vieux billet de 100 francs, un des plus récents uti­li­sés ici, orange, avec la tête d’un Cézanne éche­ve­lé sur une des faces. Il gar­dait tou­jours un billet coin­cé ici, en cas de besoin impé­rieux. Tout mon grand-père, ça, pré­ve­nant jus­qu’au bout des ongles. Celui-ci a été oublié, per­du pen­dant des années et ne vaut plus rien aujourd’­hui ; il ne vaut que par la valeur qu’une per­sonne de sa famille lui don­ne­ra, alors je le garde pré­cieu­se­ment, sans pli, et je le confie à mon fils qui, pour l’ins­tant, n’en a pas grand-chose à faire, et qui d’i­ci quelques années pour­ra se rendre compte que c’est dans ces petits objets qu’on trouve les sen­sa­tions d’un pas­sé qui brûle les doigts. Je remonte dou­ce­ment le fil du temps, dans un pas­sé à la fois sombre et lumi­neux, gar­ni des fes­tons du pré­sent récent et des guir­landes du pas­sé encore vivace. Tout en com­pul­sant le cor­pus des objets et des sou­ve­nirs qu’il me reste, j’es­saie vai­ne­ment de trou­ver un sens à ce que je cherche au quo­ti­dien, mais il me semble que je ne fais que suivre mes envies, je n’at­tends rien, si ce n’est peut-être ten­ter déses­pé­ré­ment de m’ac­cro­cher à ce qu’il me reste de sou­ve­nirs avant qu’ils ne s’ef­facent pour tou­jours ; alors je couche tout ceci sur le papier, pour ne pas oublier, pour ne pas que mon fils et après lui d’autres n’ou­blient pas, et puis s’ils veulent oublier, ils effa­ce­ront tout pour pas­ser à autre chose. Je serai alors deve­nu comme mon grand-père ; un fan­tôme qui erre et dont on célèbre encore par­fois le sou­ve­nir dans les réunions fami­liales. Tout ceci me semble tel­le­ment triste en réa­li­té, tel­le­ment triste que je pré­fère encore me ter­rer dans le pré­sent pour ne pas som­brer. Allez, j’emmène avec moi en voyage qui veut bien me suivre, pour mois­son­ner le plai­sir de n’être plus soi par moment, pour recueillir dans une gourde les quelques gouttes d’eau qui coulent encore à la fon­taine du vil­lage, pour le désir de se trans­por­ter ailleurs sans vou­loir res­ter ce qu’on est et espé­rer dans ces voyages, rêvés ou réels, sen­tir encore l’o­deur des citrons de Men­ton ou celle d’un thé noir à la ter­rasse d’un café d’Istanbul.

Read more

Tuğ­ra, le mono­gramme du Sultan

Si vous êtes déjà allés en Tur­quie, vous n’a­vez pas pu pas­ser à côté de ce signe qu’on pour­rait sim­ple­ment croire être une belle cal­li­gra­phie arabe, et qu’on voit sur tous les objets rap­pe­lant de près ou de loin que le pays, jus­qu’en 1922, était gou­ver­né par un Sul­tan. Sur les fron­tis­pices des mos­quées immenses qu’on peut devi­ner avoir été conçues par Mimar Sinan, sur les rosaces qu’on voit mar­te­lées sur les pla­teaux en cuivre, sur les boîtes à savon des ham­mams, on retrouve par­tout ce signe qui n’est autre que la signa­ture des sul­tans ; la Tuğ­ra. Conçue comme un mono­gramme, c’est l’en­tre­lacs de plu­sieurs mots dési­gnant à la fois le nom mais aus­si la lignée (en arabe : kunya) et le titre exact. Ain­si Soli­man le Magni­fique (Süley­man) porte-t-il le titre — non pas de magni­fique mais — de Légis­la­teur (en turc : Kanu­ni). L’al­pha­bet arabe est l’al­pha­bet en vigueur dans l’Em­pire Otto­man jus­qu’à la réforme lin­guis­tique opé­rée par Atatürk en 1928 et la Tuğ­ra rédi­gée dans cet alpha­bet nait à l’é­poque des pre­miers échanges avec l’Oc­ci­dent. Les Ita­liens notam­ment, Véni­tiens ou Génois, sont alors cou­tu­miers de cette griffe qui ter­mine les lettres et qui désigne éga­le­ment le rang. Les Otto­mans ne seront pas en reste et emploie­ront à outrance cette marque dis­tinc­tive des lettres et édits impé­riaux et native, semble-t-il des tra­di­tions Seld­jou­kides d’A­na­to­lie. On trouve par exemple un exemple de cette belle signa­ture sur une lettre adres­sée par Süley­man au Roi de France Fran­çois Ier en 1536.

tuğra

Tuğ­ra de Süley­man Ier Kanuni
Pho­to © Tez­hip Sanatı

La signi­fi­ca­tion exacte de la Tuğ­ra de Süley­man est : Suley­man shah bin Selim shah han el-muzaf­fer dai­ma, Süley­man, sul­tan, fils du sul­tan Selim, tou­jours vic­to­rieux. L’é­cri­ture située dans la bulle sur la droite est le pseu­do­nyme du Sul­tan, en l’oc­cur­rence Kanu­ni, le Législateur.
Pour en savoir plus, visi­tez le site Tugra.org pour décou­vrir les Tuğ­ras de tous les sul­tans et leur mode de fabrication.

Read more

Se remettre à écrire

Pour ne pas se lais­ser gagner par l’ombre, pour ne pas som­brer dans la froi­dure de l’hi­ver, pour ne pas finir sec à l’in­té­rieur, pour ne pas subir la mort de l’é­mo­tion, pour ne pas céder à la faci­li­té, pour ne pas conti­nuer à souf­frir de la soli­tude, pour enter­rer ceux qui nous ont bles­sé, pour ne plus res­ter au vent froid qui glace les os, pour conti­nuer à écou­ter les petites voix qui nous parlent dans l’obs­cu­ri­té, pour conti­nuer à s’é­mer­veiller chaque matin au lever du soleil, pour conti­nuer à ten­ter d’at­tra­per au vol le bruis­se­ment d’aile d’un papillon et s’ou­blier dans les cou­leurs de son pare­ment, j’ai déci­dé de me remettre à écrire…

Read more

Vers l’é­cri­ture

Les arbres sont des alpha­bets, disaient les Grecs. Par­mi tous les arbres-lettres, le pal­mier est le plus beau. De l’é­cri­ture, pro­fuse et dis­tincte comme le jet de ses palmes, il pos­sède l’ef­fet majeur : la retombée.

Roland Barthes in
Roland Barthes par Roland Barthes

Pho­to © Cobalt123

Read more

Écri­ture de pous­sière — غبار

Dans les col­lec­tions per­ma­nentes de l’Ins­ti­tut du monde arabe se trouve un objet tout à fait extra­or­di­naire. De loin, on croi­rait un tis­su fin, une sorte d’é­tole déco­ra­tive sur laquelle sont des­si­nées des lettres avec une grâce sub­tile. En se rap­pro­chant, on s’a­per­çoit vite que des mots sont enchâs­sés dans des car­touches. On apprend que ces mots sont les cha­pitres des sou­rates du Coran. En s’ap­pro­chant jus­qu’à avoir le nez col­lé sur la vitre qui le pro­tège, on peut lire les textes des sou­rates à l’in­té­rieur de ce qu’on pre­nait pour les motifs abs­traits repro­duits tout au long du rou­leau, une écri­ture tel­le­ment petite qu’on ne peut la déchif­frer qu’à quelques cen­ti­mètres, une micro­gra­phie sur­pre­nante de régu­la­ri­té et s’in­té­grant par­fai­te­ment aux motifs non-figu­ra­tifs. Un tra­vail de titan répé­té sur 6,5 mètres, sur un rou­leau d’à peine douze cen­ti­mètres de large, un tra­vail d’une élé­gance étourdissante…
L’o­ri­gine de cette écri­ture est détaillée par Annie Ver­nay-Nou­ri dans un texte sur les manus­crits arabes calligraphiés.

L’utilisation des figures en micro­gra­phie peut être repla­cée dans le cadre d’une culture où l’écriture et sa réa­li­sa­tion artis­tique, la cal­li­gra­phie, ont occu­pé une place fon­da­men­tale dans l’art. Ins­tru­ment de maté­ria­li­sa­tion de la parole divine, l’écriture arabe a été dès sa nais­sance à la recherche d’un véri­table accom­plis­se­ment esthé­tique et déco­ra­tif. L’énonciation de règles de for­ma­tion des lettres par Ibn Muq­la et la for­ma­li­sa­tion en six styles clas­siques a cor­res­pon­du à la volon­té de nor­ma­li­ser des pra­tiques exis­tantes et de codi­fier des écri­tures par­fois mal défi­nies. L’écriture ghu­bâ­rî (de l’arabe ghu­bâr, qui signi­fie pous­sière) ne consti­tue pas à pro­pre­ment par­ler un style spé­ci­fique mais désigne tout type d’écriture minus­cule dont la taille varie entre 1,3 et 3 mm. Elle peut s’employer avec tous les genres d’écriture mais était sur­tout uti­li­sée avec le nas­khî et le riqâ’. Selon Shi­hâb al-Dîn al-Qal­qa­shan­dî, mort en 821/1418, secré­taire de chan­cel­le­rie sous les Mam­luks et auteur d’un manuel de chan­cel­le­rie al-Subh al‑a‘shâ fî Sinâ‘at alin­shâ’, le ghu­bâ­rî était à l’origine des­ti­né aux mes­sages urgents qu’on atta­chait à l’aile des pigeons.
En dehors de cette fonc­tion réser­vée à la poste (barîd), cette écri­ture était sur­tout uti­li­sée pour les petits corans, en forme de codex ou en rou­leaux, ain­si qu’aux écrits à carac­tère talis­ma­nique. La confec­tion de rou­leaux, dont on a de nom­breux exemples, est attes­tée dès les périodes mam­luke et ilkha­nide, mais elle leur est cer­tai­ne­ment anté­rieure et res­ta vivante en Iran et en Tur­quie au moins jusqu’au XIXe siècle. On y reco­piait des ver­sets cora­niques connus pour leur pou­voir pro­tec­teur, comme le ver­set du trône dans la sou­rate al-Baqâ­ra (II, 255). Dans deux rou­leaux conser­vés à la BNF, (Arabe 571 et 5102) les ver­sets se déploient en un large thu­luth dans lequel s’inscrit en carac­tères minus­cules le texte cora­nique ou bien à l’inverse, les mots se détachent en blanc, sur un fonds rem­pli d’écriture. Ce carac­tère magique et pro­tec­teur de l’écriture est aus­si pré­sent dans les corans de for­mat minia­ture (par­fois octo­go­nal) des­ti­nés à être glis­sés dans les vête­ments. De la même manière, on copiait vers et des­sins pro­phy­lac­tiques sur les che­mises talis­ma­niques qu’on por­tait à même la peau sous les armures pour se pro­té­ger au combat.
L’emploi de cette écri­ture a per­du­ré dans des com­po­si­tions cal­li­gra­phiques exé­cu­tées prin­ci­pa­le­ment en Tur­quie (Saf­wat, 1996) au XIXe siècle, où des maîtres comme Meh­met Nuri Siva­si se sont illus­trés. Un autre usage plus anec­do­tique existe encore en Afgha­nis­tan : c’est celui de gra­ver sur des œufs ou des grains de riz l’une des sou­rates les plus courtes du Coran.

Marges, gloses et décor dans une série de manus­crits arabes. 
Annie Ver­nay-Nou­ri
Revue des mondes musul­mans et de la Méditerranée

Read more