Oct 5, 2016 | Archéologie du quotidien |
Recoller les morceaux de souvenirs pour reconstruire une réalité qui m’échappe au fur et à mesure que le temps passe, se remplit de nouveaux événements, incontrôlables, chassant petit à petit mon enfance dans les recoins de mon esprit. En écrivant, j’espère retrouver le goût et les sensations qui m’ont animé jusque là, qui sont comme un code barre que je peux lire et relire à l’envi pour faire remonter à la surface les bribes de temps qui se sont décollées de moi comme la mue d’un serpent. J’attrape ici une odeur de cuir, au passage, d’un portefeuille qui avait été gardé dans une boîte à chaussures en carton, les meilleures pour conserver les odeurs… Dans la boîte, une sacoche en cuir clair, et dedans plusieurs portefeuilles râpés dans lesquels je redécouvre toute la vie de mon grand-père qu’il conservait bien précieusement à l’abri des regards ; carte de famille nombreuse, carte d’agent des services publics de l’électricité et du gaz, permis de conduire un seul volet ; des morceaux d’un passé lointain qu’il a emporté avec lui. Je trouve même un vieux billet de 100 francs, un des plus récents utilisés ici, orange, avec la tête d’un Cézanne échevelé sur une des faces. Il gardait toujours un billet coincé ici, en cas de besoin impérieux. Tout mon grand-père, ça, prévenant jusqu’au bout des ongles. Celui-ci a été oublié, perdu pendant des années et ne vaut plus rien aujourd’hui ; il ne vaut que par la valeur qu’une personne de sa famille lui donnera, alors je le garde précieusement, sans pli, et je le confie à mon fils qui, pour l’instant, n’en a pas grand-chose à faire, et qui d’ici quelques années pourra se rendre compte que c’est dans ces petits objets qu’on trouve les sensations d’un passé qui brûle les doigts. Je remonte doucement le fil du temps, dans un passé à la fois sombre et lumineux, garni des festons du présent récent et des guirlandes du passé encore vivace. Tout en compulsant le corpus des objets et des souvenirs qu’il me reste, j’essaie vainement de trouver un sens à ce que je cherche au quotidien, mais il me semble que je ne fais que suivre mes envies, je n’attends rien, si ce n’est peut-être tenter désespérément de m’accrocher à ce qu’il me reste de souvenirs avant qu’ils ne s’effacent pour toujours ; alors je couche tout ceci sur le papier, pour ne pas oublier, pour ne pas que mon fils et après lui d’autres n’oublient pas, et puis s’ils veulent oublier, ils effaceront tout pour passer à autre chose. Je serai alors devenu comme mon grand-père ; un fantôme qui erre et dont on célèbre encore parfois le souvenir dans les réunions familiales. Tout ceci me semble tellement triste en réalité, tellement triste que je préfère encore me terrer dans le présent pour ne pas sombrer. Allez, j’emmène avec moi en voyage qui veut bien me suivre, pour moissonner le plaisir de n’être plus soi par moment, pour recueillir dans une gourde les quelques gouttes d’eau qui coulent encore à la fontaine du village, pour le désir de se transporter ailleurs sans vouloir rester ce qu’on est et espérer dans ces voyages, rêvés ou réels, sentir encore l’odeur des citrons de Menton ou celle d’un thé noir à la terrasse d’un café d’Istanbul.
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Sep 13, 2013 | Arts, Sur les portulans |
Si vous êtes déjà allés en Turquie, vous n’avez pas pu passer à côté de ce signe qu’on pourrait simplement croire être une belle calligraphie arabe, et qu’on voit sur tous les objets rappelant de près ou de loin que le pays, jusqu’en 1922, était gouverné par un Sultan. Sur les frontispices des mosquées immenses qu’on peut deviner avoir été conçues par Mimar Sinan, sur les rosaces qu’on voit martelées sur les plateaux en cuivre, sur les boîtes à savon des hammams, on retrouve partout ce signe qui n’est autre que la signature des sultans ; la Tuğra. Conçue comme un monogramme, c’est l’entrelacs de plusieurs mots désignant à la fois le nom mais aussi la lignée (en arabe : kunya) et le titre exact. Ainsi Soliman le Magnifique (Süleyman) porte-t-il le titre — non pas de magnifique mais — de Législateur (en turc : Kanuni). L’alphabet arabe est l’alphabet en vigueur dans l’Empire Ottoman jusqu’à la réforme linguistique opérée par Atatürk en 1928 et la Tuğra rédigée dans cet alphabet nait à l’époque des premiers échanges avec l’Occident. Les Italiens notamment, Vénitiens ou Génois, sont alors coutumiers de cette griffe qui termine les lettres et qui désigne également le rang. Les Ottomans ne seront pas en reste et emploieront à outrance cette marque distinctive des lettres et édits impériaux et native, semble-t-il des traditions Seldjoukides d’Anatolie. On trouve par exemple un exemple de cette belle signature sur une lettre adressée par Süleyman au Roi de France François Ier en 1536.
Tuğra de Süleyman Ier Kanuni
Photo © Tezhip Sanatı
La signification exacte de la Tuğra de Süleyman est : Suleyman shah bin Selim shah han el-muzaffer daima, Süleyman, sultan, fils du sultan Selim, toujours victorieux. L’écriture située dans la bulle sur la droite est le pseudonyme du Sultan, en l’occurrence Kanuni, le Législateur.
Pour en savoir plus, visitez le site Tugra.org pour découvrir les Tuğras de tous les sultans et leur mode de fabrication.
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Nov 22, 2012 | Passerelle |
Pour ne pas se laisser gagner par l’ombre, pour ne pas sombrer dans la froidure de l’hiver, pour ne pas finir sec à l’intérieur, pour ne pas subir la mort de l’émotion, pour ne pas céder à la facilité, pour ne pas continuer à souffrir de la solitude, pour enterrer ceux qui nous ont blessé, pour ne plus rester au vent froid qui glace les os, pour continuer à écouter les petites voix qui nous parlent dans l’obscurité, pour continuer à s’émerveiller chaque matin au lever du soleil, pour continuer à tenter d’attraper au vol le bruissement d’aile d’un papillon et s’oublier dans les couleurs de son parement, j’ai décidé de me remettre à écrire…
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Sep 18, 2012 | Livres et carnets |
Les arbres sont des alphabets, disaient les Grecs. Parmi tous les arbres-lettres, le palmier est le plus beau. De l’écriture, profuse et distincte comme le jet de ses palmes, il possède l’effet majeur : la retombée.
Roland Barthes in
Roland Barthes par Roland Barthes
Photo © Cobalt123
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Feb 26, 2011 | Arts, Livres et carnets |
Dans les collections permanentes de l’Institut du monde arabe se trouve un objet tout à fait extraordinaire. De loin, on croirait un tissu fin, une sorte d’étole décorative sur laquelle sont dessinées des lettres avec une grâce subtile. En se rapprochant, on s’aperçoit vite que des mots sont enchâssés dans des cartouches. On apprend que ces mots sont les chapitres des sourates du Coran. En s’approchant jusqu’à avoir le nez collé sur la vitre qui le protège, on peut lire les textes des sourates à l’intérieur de ce qu’on prenait pour les motifs abstraits reproduits tout au long du rouleau, une écriture tellement petite qu’on ne peut la déchiffrer qu’à quelques centimètres, une micrographie surprenante de régularité et s’intégrant parfaitement aux motifs non-figuratifs. Un travail de titan répété sur 6,5 mètres, sur un rouleau d’à peine douze centimètres de large, un travail d’une élégance étourdissante…
L’origine de cette écriture est détaillée par Annie Vernay-Nouri dans un texte sur les manuscrits arabes calligraphiés.
L’utilisation des figures en micrographie peut être replacée dans le cadre d’une culture où l’écriture et sa réalisation artistique, la calligraphie, ont occupé une place fondamentale dans l’art. Instrument de matérialisation de la parole divine, l’écriture arabe a été dès sa naissance à la recherche d’un véritable accomplissement esthétique et décoratif. L’énonciation de règles de formation des lettres par Ibn Muqla et la formalisation en six styles classiques a correspondu à la volonté de normaliser des pratiques existantes et de codifier des écritures parfois mal définies. L’écriture ghubârî (de l’arabe ghubâr, qui signifie poussière) ne constitue pas à proprement parler un style spécifique mais désigne tout type d’écriture minuscule dont la taille varie entre 1,3 et 3 mm. Elle peut s’employer avec tous les genres d’écriture mais était surtout utilisée avec le naskhî et le riqâ’. Selon Shihâb al-Dîn al-Qalqashandî, mort en 821/1418, secrétaire de chancellerie sous les Mamluks et auteur d’un manuel de chancellerie al-Subh al‑a‘shâ fî Sinâ‘at alinshâ’, le ghubârî était à l’origine destiné aux messages urgents qu’on attachait à l’aile des pigeons.
En dehors de cette fonction réservée à la poste (barîd), cette écriture était surtout utilisée pour les petits corans, en forme de codex ou en rouleaux, ainsi qu’aux écrits à caractère talismanique. La confection de rouleaux, dont on a de nombreux exemples, est attestée dès les périodes mamluke et ilkhanide, mais elle leur est certainement antérieure et resta vivante en Iran et en Turquie au moins jusqu’au XIXe siècle. On y recopiait des versets coraniques connus pour leur pouvoir protecteur, comme le verset du trône dans la sourate al-Baqâra (II, 255). Dans deux rouleaux conservés à la BNF, (Arabe 571 et 5102) les versets se déploient en un large thuluth dans lequel s’inscrit en caractères minuscules le texte coranique ou bien à l’inverse, les mots se détachent en blanc, sur un fonds rempli d’écriture. Ce caractère magique et protecteur de l’écriture est aussi présent dans les corans de format miniature (parfois octogonal) destinés à être glissés dans les vêtements. De la même manière, on copiait vers et dessins prophylactiques sur les chemises talismaniques qu’on portait à même la peau sous les armures pour se protéger au combat.
L’emploi de cette écriture a perduré dans des compositions calligraphiques exécutées principalement en Turquie (Safwat, 1996) au XIXe siècle, où des maîtres comme Mehmet Nuri Sivasi se sont illustrés. Un autre usage plus anecdotique existe encore en Afghanistan : c’est celui de graver sur des œufs ou des grains de riz l’une des sourates les plus courtes du Coran.
Marges, gloses et décor dans une série de manuscrits arabes.
Annie Vernay-Nouri, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée
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