Pipes d’o­pium #2

Pipes d’o­pium #2

Où il est ques­tion d’un vieillard, d’un jeune Amé­ri­cain aga­çant qui se trouve dans le péri­née du temps, d’un sol­dat à qui est dédi­ca­cé le Petit prince qui se retrouve en Cochin­chine, d’une roue de cha­riot sur laquelle urine un voleur, d’un Cana­dien dans une Asie dis­pa­rue, d’un Fran­çais en Azer­baïd­jan, d’une carte pos­tale écrite à l’en­vers et de deux Anna­mites bien non­cha­lants… les bougres…

Pre­mière pipe d’o­pium. Me voi­ci entou­ré de mes bou­quins, que je n’ar­rive pas à lire… C’est comme une épine dans le pied, quelque chose dont on ne sait pas pour­quoi elle nous empêche de mar­cher — quelque chose qu’on ne voit pas à l’œil nu. Et puis du jour au len­de­main, la spé­cia­liste des yeux vous demande si vous voyez bien les petits carac­tères de près, je lui réponds oui évi­dem­ment, vous êtes sûr, ben oui pour­quoi cette ques­tion, c’est juste que les fabri­cants écrivent de plus en plus petit sur les éti­quettes — non Mon­sieur, votre vue baisse — ah — et puis l’op­ti­cien vous fait essayer des lunettes, vous voyez bien de loin là ? oui évi­dem­ment — et de près là — oui bien sûr — nor­ma­le­ment vous arri­vez à lire les tout petits carac­tères en bas — oui évi­dem­ment, pour­quoi je n’y arri­ve­rais pas — et main­te­nant reti­rez les lunettes et là… je ne vois plus rien — le cou­pe­ret tombe, je suis atteint de pres­by­tie (mot qui vient du grec πρέσβυς et qui signi­fie vieil homme) et en plus de ça c’est l’au­tomne, comme si ça ne suf­fi­sait pas. Ce sont les pre­miers froids, les pre­mières jour­nées fraîches de l’an­née, sous un soleil jaune d’or et une clar­té telle qu’on n’en trouve qu’en octobre. Moment pri­vi­lé­gié dans l’an­née, ins­tant de jonc­tion entre le froid et le soleil, où se répand par­tout une odeur de bois fumé et de terre humide. Les radia­teurs en fonte exhalent cette odeur typique de métal chauf­fé — flotte une légère odeur de cerise et de par­quet en chêne.

Por­trait de Ben­ja­min Frank­lin chaus­sant des lunettes, peint par le peintre amé­ri­cain David Mar­tin en 1797, dans le salon vert de la Mai­son Blanche. Face à lui se trouve le buste d’I­saac New­ton (détail, cli­quez sur l’i­mage pour voir le tableau dans son ensemble).

Deuxième pipe d’o­pium. L’au­teur est aga­çant. Encore jeune, plu­tôt pas mal de sa per­sonne, il col­lec­tionne les prix lit­té­raires depuis 2016. Prix Edgar Allan Poe du pre­mier roman en 2016, Prix Pulit­zer 2016 de la fic­tion… Né en 1971 à Buôn Ma Thuột, non loin de Nha Trang, il a fait par­tie de ces popu­la­tions arri­vées aux États-Unis pour fuir la guerre du Viet­nam. Son roman Le sym­pa­thi­sant est l’his­toire d’un double qui aurait quelques années de plus que lui, qui se serait enfui du Viet­nam parce que Sud-Viet­na­mien, et agent-double com­mu­niste. Une longue fresque peinte sur les reliques d’un pays encore endo­lo­ri par une guerre qui a fait des mil­liers des morts (je parle du Viet­nam, pas des Etats-Unis). Lec­ture minu­tieuse dont je fais durer le plai­sir depuis près d’un mois (pen­dant ce temps-là, je conti­nue d’ac­cu­mu­ler les livres qui attendent).

Je me réveillai dans le péri­née du temps, entre les toutes der­nières heures de la nuit et les toutes pre­mières du matin, avec une éponge immonde dans la bouche, effa­ré sou­dain par la tête cou­pée d’un insecte géant ouvrant sa grande gueule. Je m’a­per­çus que c’é­tait sim­ple­ment le meuble de la télé­vi­sion en bois dont les antennes jumelles s’af­fais­saient. L’hymne natio­nal reten­tis­sait, la ban­nière étoile s’a­gi­tait et se fon­dait dans des plans pano­ra­miques de majes­tueuses mon­tagnes vio­lettes et d’a­vions de chasse en vol. Lorsque le rideau de neige finit par tom­ber sur l’é­cran, je me traî­nai  jus­qu’à la cuvette mous­sue des toi­lettes, puis jus­qu’au plus bas des deux lits super­po­sés, dans notre petite chambre. Bon s’é­tait déjà his­sé sur le lit d’en haut. Je m’al­lon­geai et m’i­ma­gi­nai que nous rou­pil­lions comme des sol­dats, alors que le seul endroit proche de Chi­na­town où l’on pou­vait ache­ter des lits super­po­sés était le dépar­te­ment enfants de ces hor­ribles maga­sins de meubles tenus par des Mexi­cains, ou des gens qui avaient des têtes de Mexi­cains. J’é­tais inca­pable de voir les dif­fé­rences entre les gens ordi­naires d’A­mé­rique du Sud, mais ils n’a­vaient l’air de le prendre trop mal dans la mesure ou eux-mêmes me trai­taient de chinetoque.

Viet Thanh Nguyen, Le sym­pa­thi­sant
Bel­fond, 2017

Viet Thanh Nguyen (Cré­dit LA Times)

Troi­sième pipe d’o­pium. Petite digres­sion mati­nale en pas­sant par l’an­cienne Cochin­chine et les pages écrites par le roman­cier et jour­na­liste anti­mi­li­ta­riste (mais sol­dat des tran­chées) Léon Werth (1878 † 1955), à qui Le petit prince de Saint-Exu­pé­ry est dédicacé.

« À Léon Werth.

Je demande par­don aux enfants d’a­voir dédié ce livre à une grande per­sonne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande per­sonne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande per­sonne peut tout com­prendre, même les livres pour enfants. J’ai une troi­sième excuse : cette grande per­sonne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d’être conso­lée. Si toutes ces excuses ne suf­fisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’en­fant qu’a été autre­fois cette grande per­sonne. Toutes les grandes per­sonnes ont d’a­bord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en sou­viennent.) Je cor­rige donc ma dédicace :

À Léon Werth quand il était petit garçon »

1925, il part en Cochin­chine, à l’é­poque appen­dice de la France, et se laisse com­plè­te­ment enve­lop­per par un pays dont l’étran­gè­re­té remet en cause chez lui les plus élé­men­taires concep­tions de la notion d’é­tran­ger. Une lec­ture rare sur laquelle il faut s’ar­rê­ter quelques instants.
Le nom de Cochin­chine dérive de l’u­sage par les Por­tu­gais de la ville de Cochin pour dési­gner l’Inde (d’où, plus tard, la déno­mi­na­tion Indo­chine) : les navi­ga­teurs occi­den­taux dési­gnent alors du nom de Cochin­chine la région de Đà Nẵng. Au XVIe siècle, d’autres déno­mi­na­tions telles que Chi­ne­co­chin ou Cham­pa­chine sont attes­tées. La déno­mi­na­tion se rat­tache ensuite à toute la par­tie méri­dio­nale de l’ac­tuel Viêt Nam. (Wiki­pé­dia)

Phan Thiết.

La route de Saï­gon à Phan-Thiet, la route entre deux brousses. Les grands arbres dont les noms donnent un effet d’exo­tisme et consacrent la répu­ta­tion d’un voya­geur. Le bar­be­lé des bam­bous et des lianes. On com­prend enfin le mot inex­tri­cable. Nature sans ména­ge­ments et sans réserve. Sans inti­mi­té non plus. Elle répète, renou­velle et mul­ti­plie ses pous­sées ver­ti­cales, ses formes sèches, ses arêtes, ses géo­mé­triques décou­pages. Elle y ajoute ses enche­vê­tre­ments cir­cu­laires et ses spi­rales de lianes.
C’est la sai­son sèche. La végé­ta­tion est sans exu­bé­rance. (Je crois qu’il faut un cer­tain cou­rage pour oser dire que la végé­ta­tion n’est pas luxu­riante. La végé­ta­tion luxu­riante étant un des dogmes du voya­geur au départ d’Eu­rope, pour­quoi aban­don­ne­rait-il, au retour, ce dogme commode ?)
On voit donc les tiges des lianes. Cela fait un extra­or­di­naire sque­lette proliférant.
A droite, à gauche, sur des cents kilo­mètres, la forêt conti­nue. Elle pro­cède par addi­tion. Elle méprise de s’or­ga­ni­ser en cathé­drale. Une cathé­drale c’est trop petit. Pour­quoi pas en cai-nhà ?
Main­te­nant la forêt brûle. Qu’im­porte ! Elle repous­se­ra. Elle brûle si bien qu’un arbre est tom­bé au tra­vers de la route et que l’au­to ne peut pas­ser. Nous appor­tons des branches au milieu de la route, nous les entas­sons contre l’arbre et allu­mons un bra­sier. Quand l’arbre aura brû­lé ou que nous pour­rons dépla­cer un mor­ceau du tronc, nous pas­se­rons. Heu­reu­se­ment, l’arbre est lent à brû­ler. L’au­to me don­nait le sen­ti­ment d’un voyage ciné­ma­to­gra­phique. Nous voi­ci pour une heure au moins au centre de la forêt, au centre de ses bruits. Et la nuit va tomber.

Léon Werth, Cochin­chine (1926)
Edi­tions Viviane Hamy, 1997

Qua­trième pipe d’o­pium. La lune de Pejeng. C’est un tam­bour en bronze immense, dans la tra­di­tion des tam­bours fon­dus par la civi­li­sa­tion Đông Sơn, civi­li­sa­tion com­mer­çante basée dans la pénin­sule indo­chi­noise qui eut des échanges com­mer­ciaux jus­qu’en Indo­né­sie. La preuve en est, le plus grand de ces objets (dia­mètre 1,60 mètre, hau­teur 1,86 mètre), la Lune de Pejeng, se trouve expo­sé dans le Pura Pena­ta­ran Sasih dans le petit vil­lage de Pejeng sur l’île de Bali ; datant du IIIe siècle av. J.-C, il a été fon­du d’une seule pièce et consti­tue le plus grand exem­plaire de ce type d’ob­jet au monde.
Son nom pro­vient de la légende atta­chée à sa créa­tion. Selon celle-ci, une roue du cha­riot qui sup­por­tait la lune se serait déta­chée et serait tom­bée dans un arbre à Pejeng. Un voleur du lieu, effrayé par la lueur qu’elle déga­geait, aurait uri­né pour essayer de l’é­teindre. La lune aurait alors explo­sé dans un bruit de ton­nerre, tuant le voleur et tom­bant à terre sous sa forme actuelle. (Wiki­pé­dia)

Jeune dan­seuse bali­naise de Legong © Ste­fan Magdalinski 

Cin­quième pipe d’o­pium. Greg Girard. Drôle de per­son­nage, pho­to­graphe de son état, Cana­dien acces­soi­re­ment et sur­tout scru­ta­teur d’une Asie en pleine trans­for­ma­tion pen­dant ces trois der­nières décen­nies. Ses ter­rains de jeu sont Hong-Kong et son quar­tier de Kow­loon, qui a été rasé depuis, Shan­ghai ou Hanoï ; il y décrit sans conces­sion un monde qui se trans­forme, qui devient de plus en plus dur pour cer­tains. On pour­ra aus­si le décou­vrir au Japon ou à Van­cou­ver au tra­vers de son site. Mor­ceaux choisis.

Et au même moment, Fabienne me fait décou­vrir les pho­tos de Liam Wong, des images trai­tées comme des planches extraites d’un film. Une belle découverte.

Sixième pipe d’o­pium. Patrick Deville dont il me reste encore quelques car­touches de La ten­ta­tion des armes à feu. Une lec­ture qui reste comme le goût amour d’une viande trop cuite, carbonisée.

J’ai­me­rais encore te dire ceci, mon amour, avant ton fan­tôme lui-même ne s’es­tompe : jamais comme cette nuit, seul dans cette gar­gote de Yanar dag, je n’au­rai autant aimé souf­frir de ton absence hor­rible et délicieuse.
Car de loin en loin nous avons ain­si ren­dez-vous et tu l’i­gnores, dans un res­tau­rant de Con Con au Chi­li au-des­sus des phoques neu­ras­thé­niques de la falaise ou dans une gar­gote de la pres­qu’île d’Ap­ché­ron devant la mon­tagne enflam­mée, des lieux où il me semble pou­voir te consa­crer la nuit, peut-être même t’é­crire une lettre… Des ouvriers de la com­pa­gnie gazière ou des mou­jiks boivent en silence. Un poêle en faïence extrait une vapeur légère du plan­cher mouillé.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Sep­tième pipe d’o­pium. Quand l’In­do­chine était fran­çaise et que le Ton­kin exis­tait encore, quand on envoyait des cartes pos­tales repré­sen­tant des fumeurs d’o­pium, que les timbres étaient les mêmes qu’en France sauf qu’il était écrit Indo­chine, qu’on écri­vait sur le côté impri­mé, que Char­lotte lui tour­nait la tête, qu’on ne se dou­tait pas que… et quand on… et…

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Les jours passent. Il serait trom­peur de croire que le chan­ge­ment arrive avec le temps. Rien n’ad­vient seul, rien n’est pro­vo­qué par la lon­gueur et l’en­chaî­ne­ment des jours et des heures, rien n’est le fruit du hasard. Tout est his­toire de cor­res­pon­dances et de consé­quences logiques de nos actes. Pour autant, le chan­ge­ment n’est pas for­cé­ment contrô­lable, des tonnes de décon­ve­nues peuvent venir bou­le­ver­ser le champ des possibles.
Hey, mais fran­che­ment… On s’en fout non ?

Fumeurs d’o­pium à Saï­gon, Émile Gsell

Pho­to d’en-tête © Bosen Yan (Vil­lage Xijiang de Mille Familles de Miao)

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Pipes d’o­pium #1

Pipes d’o­pium #1

Pre­mière pipe d’o­pium. Ce qui est dif­fi­cile dans l’ap­pren­tis­sage d’une langue, ce ne sont pas tant les règles de gram­maire, qui pour un esprit nor­ma­le­ment consti­tué, ne sont que des règles par­mi tant d’autres, à apprendre, à mémo­ri­ser, à faire siennes, à retrans­crire, à appli­quer, comme un jeu de construc­tion, comme sa propre langue, non ce n’est pas ça. Ce n’est pas non plus la pro­non­cia­tion, ceci n’est qu’une affaire de com­pré­hen­sion ; on écoute, on se fond dans la langue et on s’en­traîne à dire. Non, c’est le voca­bu­laire qui consti­tue la plus grande dif­fi­cul­té, avec ses nuances de sens, et si la langue est méta­pho­rique comme le fran­çais, nous voi­là dans de beaux draps. C’est le tra­vail de toute une vie. Et quand on y ajoute des règles spé­ci­fiques comme ces hor­ribles articles clas­si­fiants qu’on trouve en viet­na­mien, voi­là de quoi se pré­pa­rer de belles migraines. Il existe un article pour ne dési­gner que les évé­ne­ments en cours (việc) et un autre pour les objets fins en papier (tờ), un autre encore pour les objets sucrés ou salés (bánh). Lorsque deux mots acco­lés prennent un autre sens, voi­ci une dif­fi­cul­té de plus. Il est à vrai dire assez facile de prendre la déci­sion de ne pas apprendre, la ten­ta­tion est grande. Autant s’y appli­quer. N’en faire qu’à sa tête. Pipe d’o­pium : ống thuốc phiện. On aurait pu don­ner ce titre à cette histoire.

Deuxième pipe d’o­pium. L’homme est facé­tieux. Tous en géné­ral mais celui-ci en par­ti­cu­lier. Auguste Fran­çois, né en 1857 à Luné­ville, ville elle-même facé­tieuse, et mort en 1935 à Bel­li­gné, ville de Loire-Atlan­tique de 1844 habi­tants (si ça ce n’est pas de la facé­tie, je mange mon cha­peau). Pour un type qui a pas­sé le plus clair de son temps à ten­ter de construire une ligne de che­min-de-fer au Yun­nan et qui se fai­sait appe­ler 方苏雅 (Fang Su Ya, autant dire Fran­çois) et dont aujourd’­hui on retrouve le nom sur les pan­neaux d’un parc public en plein cœur de la capi­tale du Yun­nan, Kun­ming, mou­rir à Bel­li­gné est en soi une facé­tie. On avait déjà par­lé du bon­homme, acces­soi­re­ment Consul de France à Guangxi puis Consul Géné­ral du Yun­nan, dans deux articles (Les lettres de Mon­sieur le Consul ont tou­jours le teint frais et le verbe haut #1 et #2), les­quelles démon­traient à quel point l’homme pou­vait déro­ger aux conve­nances à une époque qui les tenaient pour plus impor­tantes qu’une vie humaine. Auguste Fran­çois méri­te­rait qu’on passe une vie à écrire sur son par­cours, mais arrê­tons-nous quelques ins­tants sur une pho­to­gra­phie de lui prise en 1896 à Guangxi où l’on peut le voir assis en tailleur, le bras posé sur un gué­ri­don et sur un fond de ten­ture tis­sée. Il est habillé à la chi­noise, por­tant fausse natte et calot, ain­si que les épaisses lunettes opaques des fumeurs d’o­pium (pour se lais­ser intoxi­quer par la mor­phine, autant ne pas voir la lumière pour faire adve­nir les démons). Celui qui parais­sait si soi­gné sur les pho­tos offi­cielles porte ici sa légen­daire mous­tache à l’im­pé­riale mais éga­le­ment la barbe, une barbe négli­gée lui man­geant les joues jus­qu’à la nais­sance du col. Tête reje­tée en arrière, il n’est déjà plus là. Por­trait de l’homme en fumeur d’opium.

Auguste Fran­çois en fumeur d’o­pium, Guangxi, 1896

Troi­sième pipe d’o­pium. L’ombre et le soleil jouent à cache-cache de part et d’autre de ma mai­son — trop tôt le soleil a fichu le camp de la ter­rasse de devant où je pre­nais mon café en musar­dant — déjà il est pas­sé der­rière, bai­gnant mon salon d’une lumière crue qui me caresse tan­dis que j’é­cris dans le calme — quelques pages lues ce matin — pas vrai­ment eu envie de m’y attar­der — un grand verre d’eau pétillante — tou­jours pas rasé, le corps embau­mé des effluves de la douche — engon­cé dans un sweat-shirt trop grand, bien chaud, le soleil, rien d’autre. Pro­gramme éta­bli, ma jour­née com­mence bien — un der­nier café, une lan­gueur de plus, le corps déten­du — des pommes sur le plan de tra­vail pour en faire de petits chaus­sons. En fin d’a­près-midi, je fais un saut à la biblio­thèque dans laquelle je n’ai pas mis les pieds depuis près de huit ans… tou­jours la même odeur de vinyle, de sol plas­ti­fié, de pages jau­nies et de cou­ver­tures tri­po­tées par des cen­taines de mains — je retrouve des livres que j’ai lus il y a des années, et qui me replongent dans l’am­biance de cette époque, j’en découvre d’autres — avant que le soleil ne se couche, j’a­chète des pleu­rotes, des chan­te­relles, des poi­reaux et du jam­bon, du pain et de la sau­cisse de canard — il fait un temps superbe, des flammes roses dans le ciel — le vent char­gé des odeurs des arbres, les bou­leaux et les peu­pliers — le chat dépose comme une offrande le cadavre d’une sou­ris encore chaude sur les lames de plancher…

Qua­trième pipe d’o­pium. L’au­teur porte sur le visage le nombre des années. Quelque chose d’à la fois sédui­sant et un tan­ti­net aga­çant, railleur, hau­tain. Patrick Deville raconte comme per­sonne com­ment on s’y prend à deux pour s’a­ga­cer, pour toutes les mau­vaises réso­lu­tions qu’on a prises dans sa vie, les mau­vaises déci­sions, tous les ins­tants où l’on aurait mieux fait de ne pas réflé­chir plus de sept fois dans sa bouche et qu’il aurait mieux fal­lu pas­ser sous silence.

Cha­cun en vou­lait à l’autre de lui fusiller ain­si sa vie, de ne pas être à la hau­teur d’un amour qui nous broyait tous les deux, et je m’é­tais enfui.
Je l’a­vais aban­don­née en France, en plein été, pour aller me réfu­gier dans un hiver aus­tral qui sem­blait sus­cep­tible de me rafraî­chir les idées et de mieux conve­nir à mon humeur maus­sade. La veille de mon départ, nous pris un der­nier verre ensemble au casi­no de L’O­céan, et je m’é­tais enga­gé à ne plus lui don­ner aucune nou­velle avant l’au­tomne dans l’hé­mi­sphère Nord, ni lettre, ni télé­phone, et alors nous verrions.
Il va sans dire que debout dans mon man­teau d’hi­ver et les mains au fond de mes poches, au-des­sus des eaux froides de l’ar­royo de Migue­lete, dans les­quelles je n’en­vi­sa­geais pas spé­cia­le­ment de me pré­ci­pi­ter, je regret­tais déjà cette réso­lu­tion. Et que j’au­rais peut-être offert une de mes mains pour pou­voir, de l’autre, cares­ser ses longs che­veux noirs et très lisses — presque asiatiques.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Cin­quième pipe d’o­pium. Ils étaient friands de chi­noi­se­ries, d’exo­tisme et s’en dégui­saient comme on accroche des boules sur un sapin de Noël. L’o­rien­ta­lisme dans les grandes lar­geurs était un luxe pour bour­geois qui s’en­ca­naillaient dans les ruelles sombres de Chi­na­town, par­tout dans le monde, par­tout où les Chi­nois avaient émi­gré et s’é­taient concen­trés pour recréer à l’a­bri du monde exté­rieur leur com­mu­nau­té. Sous les lam­pions rouges des échoppes confi­den­tielles, on repo­sait sur les nattes de jonc posées sur le sol, dans cette posi­tion carac­té­ris­tique du fumeur d’o­pium, allon­gé sur le côté, bras croi­sés, pipe d’o­pium encras­sée à proxi­mi­té tan­dis que le som­meil agi­té et pro­fond empor­tait les Amé­ri­cains bien-pen­sants dans leurs songes démo­niaques et démo­cra­tiques, comme autre­fois les Anglais à Hong-Kong. Au cœur des ténèbres tenues par des Chi­nois en habits traditionnels.

Fume­rie d’o­pium aux Etats-Unis dans un quar­tier chinois

Fume­rie d’o­pium aux Etats-Unis dans un quar­tier chinois

Sixième pipe d’o­pium. C’est une jour­née d’au­tomne comme une autre, ven­teuse, odo­rante — l’au­tomne est une sta­tue odo­rante (par oppo­si­tion à une sta­tue qui pue), une jour­née pour écou­ter Agnès Obel, une jour­née pour évi­ter le dis­cours du pati­nage (j’au­rais dû pas­ser par là… j’au­rais dû évi­ter de dire cette conne­rie… comme si dire ces phrases pati­neuses pou­vaient chan­ger quelque chose à ce qui s’est pas­sé), une jour­née pour se sou­ve­nir d’un moment tout par­ti­cu­lier, avec une odeur par­ti­cu­lière, dans un lieu par­ti­cu­lier, loin d’i­ci, der­rière la récep­tion d’un hôtel de Bang­kok, dans une petite salle odo­rante où tintent des cloches boud­dhistes, une jour­née pour lire ou pour se sou­ve­nir des lec­tures pas­sées, de tout cet embou­qui­nage, ou pour se fondre dans les yeux d’une femme, d’une cou­leur noi­sette claire et inconnue…

Je m’é­tais deman­dé, dans le cas où on retrou­ve­rait le len­de­main matin mon cadavre, per­cé d’une balle, dans cette chambre d’un hôtel du quar­tier Los Condes de San­tia­go du Chi­li, qui pour­rait bien ache­ter les livres de ma biblio­thèque, épar­pillés sur les trot­toirs, et pour les empor­ter où. Les mêler à quelle nou­velle his­toire. Comme si tous ces livres ali­gnés, par­mi les­quels figure aujourd’­hui Après le feu d’ar­ti­fice, atten­dait ma mort pour choi­sir leur nou­veau pro­prié­taire et bou­le­ver­ser sa vie.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Sep­tième pipe d’o­pium. Il y a une belle fille qui habite là-bas. Une fille que connaît Cor­to Mal­tese et qu’il n’a pas revue depuis une quin­zaine d’an­nées, dans les bas quar­tiers de Bue­nos Aires. C’est Esme­ral­da, la fille tatouée aux quatre cou­leurs du jeu de carte sur la joue droite.

Hugo Pratt — Tan­go — 1987

Mais la belle fille a pris quelques années et n’est plus aus­si belle que dans ton sou­ve­nir. Elle a vieilli et les rides marquent son visage — et toi ? A quoi res­sembles-tu ? Qu’es-tu deve­nu ? Tu n’as pas vieilli toi aus­si ? Vieux men­teur ! Lâche ! Toi aus­si tu as vieilli et tu refuses de voir que les autres, tous les visages que tu as croi­sés ne vieillissent qu’à ton propre rythme. Les autres ne vieillissent que parce que toi aus­si tu vieillis.

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Inter­lope : Emprun­té à l’anglais inter­lo­per, lui-même déri­vé du verbe to inter­lope com­po­sé de inter- (idem en fran­çais) et de lope, qui serait une forme dia­lec­tale de to leap (« cou­rir, sau­ter »). To inter­lope signi­fie­rait alors cou­rir entre deux par­ties et recueillir l’avantage que l’une devrait prendre sur l’autre, d’où le sens de s’introduire, de tra­fi­quer dans un domaine réser­vé à d’autres que l’expression a pris ensuite. (Wiki­pe­dia).

Et main­te­nant, tu fais quoi ? Tu repren­dras bien un autre pipe d’opium ?

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