Kecak à Ubud, chœurs, danse du feu et transe (car­net de voyage sonore)

Kecak à Ubud, chœurs, danse du feu et transe (car­net de voyage sonore)

Ubud…
Je me fait abor­der par un type à la peau noire buri­née, por­tant sarong rouge et blanc et che­mise à manche courte, tan­dis que je sors du Pura Taman Kemu­da Saras­wa­ti, un peu per­du dans cette ville dans laquelle je n’ar­rive pas à me repé­rer. Il me dit que ce soir il y a un spec­tacle de kecak, « fire dance ». Tou­jours un peu sur la défen­sive, je regarde sa bro­chure et lui demande un peu en quoi ça consiste, mais il ne me dit que « fire dance ». J’ai lu avant de par­tir qu’il ne fal­lait pas venir à Ubud sans voir au moins un de ces fabu­leux spec­tacle de danse ou de chant bali­nais. Évi­dem­ment, ce sont les tou­ristes qui pro­fitent essen­tiel­le­ment de ces exhi­bi­tions, mais en y regar­dant de plus près, on voit à quel point les Bali­nais sont fiers de per­pé­tuer une tra­di­tion ancienne et pour ceux qui font par­tie des troupes de dan­seurs et de chan­teurs, c’est une véri­table pas­sion qu’ils par­tagent géné­ra­le­ment avec un autre emploi la jour­née. J’ai pris un taxi le len­de­main du spec­tacle et le chauf­feur, lors­qu’il m’a deman­dé ce que j’a­vais fait la veille, m’a dit qu’il fai­sait par­tie de la troupe dont j’a­vais assis­té à la repré­sen­ta­tion. J’en ai pro­fi­té pour lui deman­der pour­quoi il fai­sait par­tie de cette troupe et il s’est mon­tré inta­ris­sable sur le sujet.
Le coquin réus­sit à me vendre un ticket pour m’y rendre. Il m’ex­plique vague­ment com­ment trou­ver le temple. Le soir venu, je m’y rends en pen­sant être large sur l’ho­raire, mais c’é­tait sans comp­ter que les esti­ma­tions de dis­tance qu’il m’a­vait four­ni s’a­vé­raient un peu opti­miste. Je finis par cava­ler un peu pour ne pas rater le début. Je finis par deman­der mon che­min, pas très cer­tain de l’en­droit où je me trouve. Tout le monde ici connaît le kecak qu’on ne joue qu’au Pura Dalem Taman Kaja.

Voir un spec­tacle de Kecak est une expé­rience hors du com­mun. S’ins­pi­rant des textes du Ramaya­na, ces ensembles ne sont com­po­sés que de chan­teurs, une cen­taine envi­ron, scan­dant des chants enivrants où le thème prin­ci­pal est chan­té au rythme des “tcha­kat­cha­kat­cha­kak” qui ont don­né le nom au genre. Il y est ques­tion de singes enga­gés dans une lutte contre un démon, tout cela autour d’une colonne où sont allu­més des feux. Comme dans toutes les céré­mo­nies, un prêtre vient bénir les chan­teurs avant de com­men­cer. Tan­dis qu’ils chantent, les hommes exé­cutent des mou­ve­ments sac­ca­dés, tan­tôt assis, tan­tôt allon­gés. Dans un pro­chain billet accom­pa­gné de vidéos, je par­le­rai plus pré­ci­sé­ment du dérou­lé du spectacle.

C’est le seul type de repré­sen­ta­tion dans lequel il n’y a aucun ins­tru­ment, et éton­nam­ment, je me suis ren­du compte que cer­tains spec­ta­teurs sont sor­tis avant la fin. Au début, je me suis dit que cela ne devait pas être à leur goût, mais je me suis ren­du compte que les ritour­nelles agissent for­te­ment sur l’é­tat de conscience et que cer­tains des chan­teurs étaient en transe. La ryth­mique répé­ti­tive est un des élé­ments qui per­met de modi­fier l’é­tat de conscience dans les rituels cha­ma­niques et j’i­ma­gine par­fai­te­ment que cer­taines per­sonnes puissent être irri­tées par les chants, comme on peut l’être par­fois au son répé­ti­tif d’une percussion.

Voi­ci ici qua­si­ment l’in­té­gra­li­té du spec­tacle à l’é­coute pour s’im­pré­gner de cette ambiance si par­ti­cu­lière à la lumière de quelques torches, par une belle soi­rée nuit balinaise.

Pura Taman Kemuda Saraswati - Kecak

Béné­dic­tion des chan­teurs par le prêtre

Pura Taman Kemuda Saraswati - Kecak - Danseuses

Dan­seuses

Pura Taman Kemuda Saraswati - Kecak - Maître de cérémonie

Danse du démon. Le maître de céré­mo­nie est juste à gauche de la colonne de feu

Pura Taman Kemuda Saraswati - Kecak - Chanteurs

Lorsque le démon passe, les hommes s’al­longent, sym­bo­li­sant la mort des singes

Pura dalem taman kaja (localisation)

Loca­li­sa­tion du Pura Dalem Taman Kaja sur Google Maps

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Yma Sumac, diva inca du mambo

J’ai connu Yma Sumac par un heu­reux hasard, en lisant un article sur Ber­nard Lavilliers (que je n’ap­pré­cie que moyen­ne­ment). J’ai appris éga­le­ment que Vanes­sa Para­dis en par­lait dans son tube inter­pla­né­taire Jo le Taxi (et dire que j’ai man­qué ça ! ).
Yma Sumac, de son vrai nom Zoi­la Augus­ta Empe­ra­triz Chá­var­ri del Cas­tillo était une femme hors du com­mun. Des­cen­dante directe d’Ata­hual­pa, der­nier empe­reur inca assas­si­né gar­rot­té par les Espa­gnols en 1553, elle chan­tait de sa voix de mez­zo-sopra­no sur plus de quatre octaves, ce qui est incroya­ble­ment rare. Per­son­na­li­té exu­bé­rante, véri­table diva, elle met­tait sa voix au ser­vice de chants tra­di­tion­nels inca, mais aus­si du mam­bo, qu’elle contri­bua à faire connaître à par­tir des années 50. Véri­table porte-parole de son peuple, elle était adu­lée au Pérou, mais a vite conquis une renom­mée inter­na­tio­nale lors­qu’elle arri­va sur New-York pour s’y pro­duire. En véri­table diva, elle a long­temps refu­sé qu’on filme ses pres­ta­tions vocales, pré­fé­rant la scène.
Aujourd’­hui encore, on entend quelques uns de ses plus grands tubes dans les jingles télé ou radio. Deux exemples de ce qu’elle faisait : 

Chun­cho (The Forest Crea­tures) : le mor­ceau sur lequel elle étend sa voix sur 4 octaves 1/8

[audio:chuncho.xol]

Bo mam­bo

[audio:bomambo.xol]

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Ceux qui ornaient les parois de cavernes d’a­ni­maux, les cha­manes de la préhistoire

La peau dure des préjugés

Pieter Brueghel l'ancien, les MoissonneursL’art parié­tal, bien qu’il soit plus éloi­gné de nous sur notre frise chro­no­lo­gique que le Titien, Brue­ghel l’An­cien, et les papy­rus de l’É­gypte Ancienne et mal­gré son appa­rente sim­pli­ci­té imma­nente, consti­tue un mys­tère que nous sommes encore bien loin d’a­voir tota­le­ment éclair­ci. Car der­rière les gra­vures des livres d’é­cole et les pon­cifs que l’on peut lire habi­tuel­le­ment se cache une des der­nières parts de mys­tère de notre humanité.
Pour voir ce qu’en disait une his­toire de l’art (la mienne est celle de Horst Wol­de­mar Jan­son — j’au­rais pré­fé­ré pou­voir citer celle d’Ernst Gom­brich, mais on a les réfé­rences qu’on peut), je me suis donc plon­gé dans les pre­miers cha­pitres de ce gros livre. Ce qui m’a tout de suite éton­né c’est l’af­fir­ma­tion presque gra­tuite qui y est faite:

Les hommes de l’Âge de Pierre ne dis­tin­guaient pas clai­re­ment l’i­mage de la réa­li­té ; pour eux, peindre un ani­mal signi­fiait l’a­me­ner à leur por­tée ; en «tuant» l’i­mage, ils pen­saient avoir tué l’es­prit vital de l’animal.

Je crois que je n’ar­rive encore pas à m’en remettre, la ficelle est un peu grosse.
Ce qui pose sim­ple­ment ques­tion, c’est le pour­quoi du des­sin et de la pein­ture sur les parois à une époque où — on peut aisé­ment l’i­ma­gi­ner — les pré­oc­cu­pa­tions devaient être prin­ci­pa­le­ment tour­nées vers la quête de nour­ri­ture et la sur­vie dans un monde pas­sa­ble­ment hos­tile. Pre­mier cli­ché à détruire ; l’homme pré­his­to­rique n’est pas qu’un chas­seur et passe plus de temps à rêvas­ser et dor­mir que cher­cher sa nour­ri­ture, que déjà, il com­mence à sto­cker et conser­ver. Il a donc du temps de cer­veau dis­po­nible — une cible par­faite pour les annon­ceurs — pour s’a­don­ner à des loi­sirs ou des acti­vi­tés de l’es­prit. Après tout, s’il est arri­vé jusque là, ce n’est pas sans rai­son, c’est parce que son esprit a déjà com­men­cé à évo­luer. Second cli­ché qu’on éva­cue d’en­trée de jeu: les hommes qui ont fait ces pein­tures sont des hommes de Cro-Magnon, des êtres évo­lués qui ont vécu au pire 40 000 ans av J.-C. Ce sont donc des homi­ni­dés modernes, des homo sapiens pour la plupart…

On peut ima­gi­ner que l’art parié­tal — un autre pré­ju­gé, on l’a déjà appe­lé «art», il est déjà typé — fasse par­tie de ces loi­sirs et que la pein­ture est une acti­vi­té diver­tis­sante, au même titre que la lec­ture ou la culture des orchi­dées à notre époque. Dans ce cas, pre­mière ques­tion, pour­quoi cette pein­ture qu’on a sou­vent typé comme étant de l’art (ne pas oublier que la défi­ni­tion de l’art est l’ex­pres­sion d’un idéal esthé­tique) s’est retrou­vée confi­née dans des endroits incroyables, inac­ces­sibles, dans des diver­ti­cules ou des cou­loirs étroits si sa voca­tion était décorative ?
Autre pré­ju­gé, les pein­tures parié­tales n’ont pas été pro­duites que dans des grottes ou cavernes, mais éga­le­ment sur des parois exté­rieures, mais elles n’ont mal­heu­reu­se­ment pas aus­si bien résis­té à l’u­sure du temps et ne sont par­ve­nues jus­qu’à nous que de manière frag­men­taire au tra­vers de ce qu’on appelle les «abris» . On n’ar­rête pas de se contre­dire dans cette histoire.

Refor­mu­lons. Pre­nons l’exemple de cette grotte de Rouf­fi­gnac qui m’a tant ému. Pour­quoi donc les hommes se sont enfon­cés sous terre dans cette cavi­té qui les a mené à plus de deux kilo­mètres de l’en­trée, dans l’obs­cu­ri­té la plus par­faite et dans un lieu répu­té dan­ge­reux, où les ours avaient l’ha­bi­tude d’hi­ber­ner, où les pires dan­gers étaient à pré­voir et sur­tout, loin du regard de tous ?

L’art et le sacré

Châsse de Saint-Yves Hélory de Kermartin dans la Cathédrale de TréguierCe qu’on peut objec­ter immé­dia­te­ment au fait de dire que c’est de l’«art» parié­tal, c’est que la fonc­tion artis­tique n’a pas pour voca­tion d’être cachée mais au contraire mon­trée à la face du monde. C’est en tout cas comme ça qu’on peut la voir dans toute l’his­toire de l’hu­ma­ni­té ; les fron­tis­pices des temples égyp­tiens d’Edfou, Esna, Kôm Ombo sont visibles à des kilo­mètres à la ronde, les pein­tures des pri­mi­tifs Fla­mands ou Ita­liens ont pour voca­tion de dire avec des images ce que le peuple ne peut lire en latin, à des fins de pro­sé­ly­tisme, l’ar­chi­tec­ture des Cathé­drales doit impo­ser, etc. L’art n’a pas son essence dans la dis­cré­tion et la confidentialité.

En revanche, ce qui l’est, c’est le litur­gique, le sacré, un autre pan de l’es­prit humain : le sacré. Chez les Égyp­tiens de l’An­ti­qui­té, ce qui est sacré est enfer­mé au cœur du naos, inac­ces­sible au com­mun des mor­tels — on ne sait d’ailleurs pas vrai­ment ce qu’on pou­vait y trou­ver puisque seul Pha­raon y avait accès. Dans nos églises et cathé­drales, on conserve des reliques — ce qui me vient immé­dia­te­ment en tête, c’est la châsse conte­nant le crâne de Saint-Yves Hélo­ry de Ker­mar­tin dans la cathé­drale de Tré­guier, qu’on ne sort que lors du par­don, le 19 mai —, on peint des retables et des trip­tyques qu’on ferme, qu’on sous­trait aux yeux de la plèbe comme celui de l’Agneau Mys­tique par Jan Van Eyck qui reste fer­mé et ne montre guère l’in­té­rieur. Tout sys­tème de pen­sée a en lui un pan de sacré.

Deux fous contre tous

Si donc l’«art» parié­tal n’est pas de l’art puis­qu’il n’a pas voca­tion à être l’ex­pres­sion d’un idéal esthé­tique, qui plus est mon­trable à tous, que sont ces pein­tures ? Loin de tout ce qu’on a cru savoir pen­dant des années, depuis la décou­verte de la grotte d’Alta­mi­ra en 1879, depuis Las­caux, depuis Chau­vet et Cos­quer, un livre écrit en 1996 par deux hommes a bous­cu­lé l’ordre des choses en abor­dant le pro­blème sous un angle peu com­mun. Le pre­mier est Jean Clottes, pré­his­to­rien, conser­va­teur géné­ral du Patri­moine. Le second est David Lewis-Williams, archéo­logue et doc­teur en anthro­po­lo­gie sociale, spé­cia­liste de l’art des San. Ensemble, ils ont éla­bo­ré une théo­rie fai­sant entrer en scène une dimen­sion de l’es­prit à peu près incon­nue jusque là dans le domaine des études pré­his­to­riques ; la neu­ro­psy­cho­lo­gie. Il va sans dire que ces deux indi­vi­dus passent pour des fous, des ori­gi­naux, qui, au sein-même de leur com­mu­nau­té ont essuyé raille­ries et quo­li­bets, mais au bout du compte, ils apportent un éclai­rage nou­veau à ce que nous avons pris pour acquis pen­dant des années.

Gravure de chamane toungouse, Musée de l'Homme

Le pos­tu­lat de Clottes et Lewis-Williams n’est pas d’af­fir­mer que l’art parié­tal n’est pas de l’art, mais serait plu­tôt un des stades de l’ex­pres­sion d’une culture par­ti­cu­lière, de rituels spi­ri­tuels qui feraient inter­ve­nir dif­fé­rents niveaux de conscience. Pour cela, ils nous expliquent que ce sont par exemple les sys­tèmes de pen­sée des plus anciennes socié­tés cha­ma­niques connues ; les popu­la­tions d’A­sie cen­trale et sep­ten­trio­nale; Tun­gus, Evènes, Saa­mi, Télen­ghites ou Tou­vas.

États de conscience modi­fiée ou altérée

Le per­son­nage du cha­mane est direc­te­ment issu de la culture sibérienne:

Sam est une racine altaïque signi­fiant « s’a­gi­ter en remuant les membres pos­té­rieurs ». Saman est un mot de la langue even­ki qui signi­fie “dan­ser, bon­dir, remuer, s’a­gi­ter”. Dans les dia­lectes évènes, « sha­man » se dit xamān ou samān. Chez les Bou­riates, boo mur­gel signi­fie « encor­ne­ment (ou affron­te­ment) de chamane ».
L’i­dée géné­rale est celle d’i­mi­ta­tion des espèces ani­males, notam­ment celles qui sont pri­sées à la chasse : les cer­vi­dés et les gal­li­na­cés. Source Wiki­pé­dia.

Chaman Saami et son tambour rituel

Ce qu’on apprend bien vite, c’est que même si le terme de cha­mane est inexo­ra­ble­ment lié aux socié­tés pri­mi­tives et à un pen­chant un peu new-age de nos socié­tés modernes qui tentent de pui­ser dans les socié­tés amé­rin­diennes du sud et du nord — on ne peut pas s’empêcher de pen­ser à Pierre Clastres pour l’eth­no­lo­gie ou à Car­los Cas­ta­ne­da pour les années 70 — des modèles de vie basés sur des connais­sances sup­po­sées éle­vés, il a quelque chose d’universel:

De fait, la capa­ci­té de pas­ser, volon­tai­re­ment ou pas, d’un état de conscience à un autre fait uni­ver­sel­le­ment par­tie du sys­tème ner­veux humain. […] Les états de transe sont cau­sés par toutes sortes de fac­teurs. Cer­taines condi­tions patho­lo­giques, telles que l’é­pi­lep­sie du lobe tem­po­ral, la migraine et la schi­zo­phré­nie, se carac­té­risent par des hal­lu­ci­na­tions. […] L’ab­sorp­tion de drogues psy­cho­tropes, telles que la cocaïne ou le LSD, est la méthode d’é­va­sion volon­taire la plus connue en Occi­dent, sur­tout depuis les années soixante, lorsque l’u­sage des drogues fut qua­si­ment sacra­li­sé par beau­coup de jeunes. D’autres condi­tions sus­cep­tibles d’in­duire des états de conscience alté­rée sont tout aus­si impor­tants pour notre enquête. Elles incluent la dépri­va­tion sen­so­rielle (absence de lumière, de bruit et de sti­mu­la­tion phy­sique), l’i­so­le­ment social pro­lon­gé, la dou­leur intense, la danse exté­nuante et des sons insis­tants et ryth­miques, comme le tam­bour et les chants psalmodiés.

Chaman Telenghite (http://ch.stepanoff.free.fr/images_anciennes.html)

La modi­fi­ca­tion de la conscience menant à l’hal­lu­ci­na­tion est un che­mi­ne­ment dont les prin­ci­pales carac­té­ris­tiques sont connues, iden­ti­fiées et uni­ver­selles (il est admis que l’hal­lu­ci­na­tion est un phé­no­mène «yeux ouverts») :
Stade 1, la per­cep­tion sans objet d’i­dées et de formes: Le sujet voit des figures géo­mé­triques, des cercles, des vagues, des lignes, des grilles.
Stade 2, ratio­na­li­sa­tion: Le sujet ratio­na­lise l’ob­jet de sa vision et assi­mile la forme à une forme connue, il trans­forme l’ob­jet en signi­fiant au niveau reli­gieux ou émotionnel.
Stade 3, tran­si­tion: Le sujet voit un tun­nel, un gouffre, un tour­billon, un vor­tex tour­noyant ayant pour fonc­tion de syn­thé­ti­ser les visions pré­cé­dentes dans un treillis déco­ré d’i­mages géo­mé­triques. Le bout du tun­nel donne accès à un uni­vers peu­plé d’a­ni­maux, de per­son­nages, de monstres.
Der­nier stade, hal­lu­ci­na­tion : Le sujet est syn­thé­ti­sé avec l’a­ni­mal, on hal­lu­cine. Ce stade comme le second est condi­tion­né par le socle cultu­rel et social. Cer­tains cha­manes savent que cet état n’est faci­le­ment attei­gnable et par­fois la prise de drogues per­met en der­nier recours d’y parvenir.
Pour bien com­prendre ce qui peux se pas­ser, voi­ci com­ment peut sur­ve­nir l’é­tat de conscience modi­fié: on com­mence par per­ce­voir des figures géo­mé­triques, des vagues ou des points. Le stade 2 for­ma­lise ces figures en ani­maux par exemple, les vagues en ser­pents, les points en mouches, etc. Le stade 3 est un tour­billon dans lequel le treillis est for­mé des motifs de la peau d’un ser­pent et de points bour­don­nants et le stade 4 est l’hal­lu­ci­na­tion, on se voit inté­grer un autre sujet, un ani­mal par essence sym­bole de puis­sance (lion, tigre, bœuf), dont même la pos­ture a son impor­tance (accou­che­ment, charge, com­bat, etc.)

Chaman Tungus avec ses andouillers

Les socié­tés des chas­seurs-col­lec­teurs pensent habi­tuel­le­ment que les effets et les hal­lu­ci­na­tions du der­nier stade de la transe résultent d’une perte de l’âme, c’est-à-dire que l’es­prit du cha­mane quitte son corps. La perte d’âme est fré­quem­ment res­sen­tie comme un envol ou comme un voyage sous terre.

Dans la cos­mo­go­nie du cha­mane, la rela­tion entre l’âme, les esprits et le monde sou­ter­rain est en prise directe avec le réel. Le cha­ma­nisme n’a rien d’une lubie dans ces socié­tés dans les­quelles le cha­mane est un être de savoir, le cha­ma­nisme n’est pas un com­plé­ment tri­vial, c’est un mode de vie et de pen­sée qui embrasse tout.

Cha­ma­nisme et ani­ma­li­té ; la fonc­tion de la grotte

Mais alors, quel rap­port entre les lieux choi­sis pour l’ex­pres­sion des pein­tures et les états de conscience modi­fiés ? L’é­tat d’hal­lu­ci­na­tions néces­site des condi­tions par­ti­cu­lières que le cha­mane va rechercher:

Il choi­si­ra fré­quem­ment un site d’art rupestre, consi­dé­ré comme un lieu adé­quat pour la recherche de visions. Le cri­tère essen­tiel du lieu rete­nu est son iso­le­ment. Loin des humains et de l’aide de sa com­mu­nau­té, il va jeû­ner et médi­ter. Ses souf­frances seront par­fois exa­cer­bées par la fla­gel­la­tion qu’il s’in­flige. Fina­le­ment, la faim, la dou­leur, la concen­tra­tion intense et l’i­so­le­ment social se com­binent pour le faire entrer en transe.

Chaman Evenk, Musée de l'Homme

La fonc­tion de la grotte appa­rait. Son iso­le­ment, sa pro­fon­deur jouent un rôle dans la pro­vo­ca­tion des hal­lu­ci­na­tions. Tou­te­fois, il sem­ble­rait que dans la cos­mo­go­nie cha­ma­nique, elle ait éga­le­ment une autre fonc­tion. Dans ce sys­tème de repré­sen­ta­tion du monde, il existe deux mondes prin­ci­paux, le monde du réel et le monde des esprits, cha­cun ayant plu­sieurs strates géné­ra­le­ment symé­triques, chaque strate pou­vant repré­sen­ter indi­vi­duel­le­ment un des stades de la modi­fi­ca­tion de conscience et à l’in­ter­face de ces deux mondes, sym­bo­li­que­ment, on retrouve… la pierre, ou plus pré­ci­sé­ment, la sur­face de la pierre. En effet, et c’est d’au­tant plus fla­grant à Rouf­fi­gnac que la sur­face de la paroi est faite de moel­lons de silex inclus dans une argile très molle, très friable, la sur­face de la pierre fait office de mem­brane entre les deux mondes.

Rien d’é­ton­nant à ce qu’ils aient cru que les grottes menaient à cet étage sou­ter­rain du cos­mos. Parois, voûtes et sols n’é­taient que de fines mem­branes qui les sépa­raient des créa­tures et des évé­ne­ments du monde infé­rieur. Ceux qui se ren­daient dans les cavernes les consi­dé­raient comme des lieux redou­tables, limi­naux, qui, à pro­pre­ment par­ler, les ame­naient dans un autre uni­vers. Peut-être devrait-on dire en consti­tuaient les entrailles.

chamane_equatorien

Cha­mane équa­to­rien en trans­for­ma­tion. Il est per­son­ni­fié sous les traits carac­té­ris­tiques du dieu du renou­veau, à tête de jaguar mon­trant les crocs, esprit de la nuit et sous les traits emplu­més de l’Oiseau Soleil, esprit du jour.

Il y a un étrange rap­port orga­nique entre le miné­ral et cette mem­brane char­nelle. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir dans ces grottes ornées des motifs en forme de vulve. La boucle se boucle…
La pierre, l’élé­ment cen­tral, devient d’au­tant plus vivant lorsque les hasards de ses anfrac­tuo­si­tés servent de sup­port, dans un pre­mier temps à la forme des ani­maux dessinés…

[…] Le reste du corps demeure caché der­rière la sur­face. Ces figures ne sont pas seule­ment peintes sur ces sur­faces ; elles deviennent par­tie inté­grante des parois de la caverne, en même temps qu’elle les inter­prètent. Plus impor­tant encore, elles paraissent sor­tir du fin fond de la roche.

Dans un second temps à la signi­fiance éso­té­rique des représentations…

Dans le diver­ti­cule [des félins, dans la grotte de Las­caux], huit de ces lignes affectent le dos d’un félin. […] Il est pos­sible que ce soit exac­te­ment cela: des inci­sions — non aléa­toires cepen­dant — faites dans la mem­brane rocheuse pour lais­ser pas­ser les ani­maux et le pou­voir sur­na­tu­rels, ou pour éta­blir une sorte de rap­port, dont le sens de jours nous échappe, entre leur réa­li­sa­teur et le monde de l’au-delà que l’on croyait exis­ter der­rière la sur­face. Autre­ment dit avec ces inci­sions, ils agis­saient sur les sur­faces sou­ter­raines d’une façon qui dif­fé­rait de la réa­li­sa­tion des figures mais en était complémentaire.

Les grottes sont comme les anti­chambres des mondes infé­rieurs dans une cos­mo­go­nie qui nous est for­cé­ment éloi­gnée, et à la lumière de l’hal­lu­ci­na­tion créée par l’é­tat de conscience modi­fié, on com­mence à com­prendre ce qui lie le monde sou­ter­rain à un sys­tème de croyance élaboré.

Couloir de la grotte de Lascaux, Dordogne

Le tour­billon créé des sen­sa­tions d’obs­cu­ri­té, de res­ser­re­ment et par­fois des dif­fi­cul­tés à res­pi­rer. La péné­tra­tion dans un véri­table trou du sol ou dans une grotte repro­duit et maté­ria­lise phy­si­que­ment cette expé­rience neu­ro­psy­chique. […] Mais l’en­trée dans une grotte ne fait pas que repro­duire le tour­billon ; elle peut éga­le­ment induire des états de conscience alté­rée. […] Les hal­lu­ci­na­tions engen­drées par la péné­tra­tion dans une grotte et par l’i­so­le­ment se com­bi­naient pro­ba­ble­ment avec les images qui se trou­vaient déjà sur les parois pour y créer un monde spi­ri­tuel riche et ani­mé. Le lien étroit entre grottes et états de conscience alté­rée paraît irréfutable.

Figures géométriques et cervidés, grotte de Lascaux, Dordogne

La théo­rie de Clottes et Lewis-Williams prend tout son sens et sur­tout apporte un éclai­rage nou­veau à une vision par­fois un peu trop sim­pliste d’hommes pei­gnant dans des cavernes dans un but artis­tique ou déco­ra­tif. On est vrai­sem­bla­ble­ment face à un com­por­te­ment uti­li­ta­riste qui prend toute son ori­gine dans une méta­phore dont le signi­fiant prend corps au tra­vers d’un médium inattendu.

Repré­sen­ta­tions animales

Que sont ces ani­maux ? On a vu que dans le pro­ces­sus de l’hal­lu­ci­na­tion, l’a­ni­mal appa­rait à plu­sieurs niveaux ; dans le stade de ratio­na­li­sa­tion puis dans le stade final. Il semble éga­le­ment que l’a­ni­mal ait une fonc­tion sym­bo­lique à l’in­té­rieur de la cos­mo­go­nie chamanique.
En effet, les détails par­fois pré­cis des ani­maux peints per­met de ren­sei­gner l’œil aver­ti sur sa signi­fi­ca­tion ; on peut recon­naître le sexe, l’âge, l’at­ti­tude ou l’ac­tion liée. Tout indique que ceci n’ait aucune valeur sym­bo­lique géné­rale. En revanche, la plu­part des pein­tures ont des constantes qu’on retrouve d’un lieu à l’autre.

  • Cou­leurs : seuls le noir et le rouge sont uti­li­sés alors que les autres cou­leurs existent dans la nature et sont dis­po­nibles (bleu, jaune, blanc, etc.)
  • Échelle : sou­vent les rap­ports d’é­chelle ne sont pas res­pec­tés, cela indique clai­re­ment que nous ne sommes déjà plus dans le figuratif.
  • Pos­ture : le sol n’est jamais repré­sen­té, les ani­maux flottent la plu­part du temps dans l’air ou sont comme vus en plongée.
  • Sup­ports : la plu­part du temps, il est choi­si en fonc­tion du fait qu’il est pré­ser­vé des dépré­da­tions natu­relles. De la même manière, il est tou­jours en rela­tion, entre ses aspé­ri­tés et ses fis­sures avec le sujet dessiné.
  • Déli­ca­tesse : des ani­maux esquis­sés en côtoient sou­vent d’autres repré­sen­tés avec une pré­ci­sion infi­nie ; ceci écarte d’emblée l’i­dée d’une fonc­tion décorative.
  • On se rend compte éga­le­ment que la dis­tri­bu­tion des ani­maux sou­vent mêlés (les rhi­no­cé­ros lai­neux côtoient les che­vaux, les aurochs et les mam­mouths), si elle semble sou­vent chao­tique ou pour le moins hasar­deuse, il n’en est en fait rien. Chaque dis­po­si­tion a un sens et chaque anfrac­tuo­si­té est uti­li­sée et même le sens de cir­cu­la­tion de la grotte fait sens.

Selon Bar­rière, la grotte de Rouf­fi­gnac — et sans doute d’autres cavernes — aurait une valeur femelle et elle «serait sym­bo­li­que­ment source de vie et de mort», avec des ani­maux qui vont vers les pro­fon­deurs et dis­pa­raissent dans l’hi­ver et la mort, tan­dis que ceux qui paraissent sor­tir des «bouches d’ombre» tra­dui­raient la renais­sance de la vie à la belle saison.

Une ques­tion demeure. Que sont ces ani­maux ? A quoi cor­res­pondent-ils ? Leur fonc­tion n’est pas claire, et la repré­sen­ta­tion qu’on en a dans sa diver­si­té indique une chose. Nous ne sommes en pré­sence de vrais ani­maux, ni même de repré­sen­ta­tions de vrais ani­maux. Ce que nous voyons, ce sont les nou­velles iden­ti­tés des chamanes.

On com­mence alors à se deman­der com­bien des ani­maux pré­su­més réa­listes ne sont pas des ani­maux au sens où nous l’en­ten­dons mais des ani­maux-esprits ou des cha­manes dont la trans­for­ma­tion est complète.

Nous y sommes. Les pein­tures repré­sen­tant ces ani­maux, figurent en réa­li­té des hommes transfigurés.

Illustration de la transformation chamanique, grotte des Trois-Frères, Ariège

Repré­sen­ta­tions humaines

L’art parié­tal, on le sait éga­le­ment parce qu’on l’a appris à l’é­cole, ne consiste pas uni­que­ment dans le repré­sen­ta­tion d’a­ni­maux, mais dans la figu­ra­tion de mains, en néga­tif ou en posi­tif, géné­ra­le­ment de cou­leur rouge ou noire. Éga­le­ment, on trouve par­fois des repré­sen­ta­tions d’êtres humains, mais là encore, on trouve des pré­ceptes tout à fait éton­nants. Tan­dis que les ani­maux sont tou­jours des­si­nés dans les cou­loirs, les humains, aus­si rares soient leurs repré­sen­ta­tions, ne figurent que dans les che­mi­nées des grottes, pour une rai­son qu’on ne s’ex­plique pas bien. A Rouf­fi­gnac par exemple, un visage d’homme est des­si­née en noir à l’in­té­rieur d’une che­mi­née pro­fonde de 6 mètres. Fait très excep­tion­nel, on trouve dans la grotte des Trois-Frères dans l’A­riège un per­son­nage mi-ani­mal mi-humain, por­tant des andouillers et à la mus­cu­la­ture aus­si déve­lop­pée que celle d’un félin. Très tôt on lui a don­né le nom de Sor­cier. Il semble qu’en ce qui concerne les pein­tures de mains, cela ait été beau­coup plus qu’une sorte de signa­ture de l’ar­tiste, mais bien plu­tôt un médium sur la mem­brane consti­tuée par la sur­face de pierre.

Il semble bien que le but n’é­tait pas de faire des «images» des mains. La pein­ture char­gée de pou­voir éta­blis­sait plu­tôt une sorte de lien entre la per­sonne, le voile rocheux et le monde des esprits qui bouillon­nait der­rière lui. Tou­cher avait autant d’im­por­tance que peindre, bien que sans doute un sens différent.

Représentation sommaire, L'homme blessé, Grotte de Chauvet

Ce serait l’acte de cou­vrir la main et les sur­faces immé­dia­te­ment adja­centes d’une pein­ture, sou­vent rouge mais par­fois noire, qui serait impor­tant. Ain­si les pro­ta­go­nistes aurait scel­lé dans la paroi leurs mains ou celles des autres, les fai­sant dis­pa­raître der­rière ce qui était pro­ba­ble­ment une sub­stance rituel­le­ment pré­pa­rée, sans doute char­gée de pou­voir, plu­tôt qu’une «pein­ture» dans notre accep­tion du terme. Ce qui impor­tait le plus alors, ce n’é­tait pas les empreintes lais­sées sur la paroi, mais l’ins­tant où les mains étaient «invi­sibles».

Mains négatives et points, grotte de Pech Merle

Une nou­velle vision des choses

Clottes et Levis-Williams passent en revue toutes les théo­ries pré­cé­dem­ment uti­li­sées en en reti­rant ce qu’elles avaient de bon pour les chas­ser les unes après les autres. Ils font une grande avan­cée en met­tant l’ac­cent taci­te­ment sur le fait que l’art parié­tal n’est fina­le­ment pas réel­le­ment un art puis­qu’il rem­plit une fonc­tion sym­bo­lique sacrée. Ce n’est pas non plus une célé­bra­tion rituelle pour favo­ri­ser la chasse ou un pas­sage des sai­sons (toté­misme et magie de la chasse). Nous ne sommes pas non plus dans le struc­tu­ra­lisme, lequel n’ex­plique en rien la dimen­sion sou­ter­raine des repré­sen­ta­tions. Mal­gré une pers­pi­ca­ci­té hors du com­mun de la part des deux hommes et une déter­mi­na­tion dans leur tra­vail, leurs conclu­sions ont cer­tai­ne­ment tou­ché leur but au vu du nombre de réac­tions néga­tives, dépré­cia­tives ou même insul­tantes de la part de leurs congé­nères dont ils font état à la fin du livre.

Dessin original du "Sorcier", grotte des Trois-Frères, Ariège

Reconstitution du Sorcier, grotte des Trois-Frères, Ariège

Ce qu’ils sou­lignent éga­le­ment, c’est que le cha­ma­nisme a eu ses heures de gloire pen­dant une période d’en­vi­ron 25 000 ans, disons qua­si­ment 40 000 si l’on consi­dère que ces croyances d’un autre âge (au sens lit­té­ral du terme) sont encore vivantes aujourd’­hui chez les Evènes ou les Saame et d’autres popu­la­tions d’A­sie cen­trale, c’est à dire sur une période entre 12 et 20 fois supé­rieure à la période pen­dant laquelle s’est répan­du… le christianisme.

Jean Clottes, David Lewis-Williams
Les cha­manes de la pré­his­toire, Transe et magie dans les grottes ornées
Texte inté­grale, polé­miques et réponses
Edi­tions La Mai­son des Roches
Col­lec­tion Points Histoire

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