L’œuvre ter­ri­fiante : l’A­po­ca­lypse de Saint-Jean par Albrecht Dürer

L’œuvre ter­ri­fiante : l’A­po­ca­lypse de Saint-Jean par Albrecht Dürer

1498, il se passe quelque chose de peu com­mun en Alle­magne, dans la ville de Nurem­berg. L’ar­tiste Albrecht Dürer, fils d’or­fèvre, peintre et gra­veur de son état, est en train de révo­lu­tion­ner quelque chose : il vient de ter­mi­ner une série de 15 gra­vures (16 si l’on compte la page de garde) illus­trant l’A­po­ca­lypse rédi­gée par l’é­van­gé­liste Saint-Jean et il s’ap­prête à les publier sous forme de livre, c’est-à-dire en uti­li­sant la tech­nique de dif­fu­sion la plus moderne pour son époque ; l’im­pri­me­rie. Dürer est sur le point d’être le pre­mier artiste publiant un livre. Une révo­lu­tion dans le monde de l’art. L’A­po­ca­lypse gra­vée par Albrecht Dürer : une œuvre magis­trale conçue comme un par­cours minia­ture dans l’i­ma­gi­naire col­lec­tif autour de ce texte hal­lu­ci­né, puis­sante par son pou­voir d’é­vo­ca­tion, ter­ri­fiante dans ce qui est pré­sa­gé si tant est qu’on veuille y croire… Visite gui­dée. (more…)

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Le chant d’Ul­li­kum­mi, la pierre de Rome et Armil­lus, l’Antéchrist

Le chant d’Ul­li­kum­mi, la pierre de Rome et Armil­lus, l’Antéchrist

Le clergé catholique au service de l’Antéchrist (« Unterscheid zwischen der waren Religion Christi und falschen Abgöttischenlehr des Antichrists in den fürnemsten Stücken ») Gravure sur bois en deux parties de Lucas Cranach l’Ancien (1472 – 1553), 1ère moitié du XVIe siècle (reproduit dans : The German Single-Leaf Woodcut : 1550 – 1600, ed. Max Geisberg, New-York, 1974, vol. 2, p. 619)

Le cler­gé catho­lique au ser­vice de l’Antéchrist (« Unter­scheid zwi­schen der waren Reli­gion Chris­ti und fal­schen Abgöt­ti­schen­lehr des Anti­christs in den für­nem­sten Stü­cken »)
Gra­vure sur bois en deux par­ties de Lucas Cra­nach l’Ancien (1472 – 1553), 1ère moi­tié du XVIe siècle (repro­duit dans : The Ger­man Single-Leaf Wood­cut : 1550 – 1600, ed. Max Geis­berg, New-York, 1974, vol. 2, p. 619)

J’ai trou­vé dans le livre de Fatih Cimok (Ana­to­lie Biblique, de la Genèse aux Conciles) une légende fai­sant appel à la fois au Déluge, aux peuples Hour­rites et à un des mythes de la Bible les plus inquié­tant ; celui de l’Antéchrist.
Dans la légende du Déluge, que ce soit celui des Chré­tiens ou celui dont j’ai déjà par­lé lors­qu’il était ques­tion du Mont Ara­rat, il est ques­tion au tra­vers de cette épi­pha­nie d’un moment de puri­fi­ca­tion du mal sur Terre par l’eau, ce que l’on peut tra­duire dans une cer­taine mesure comme une méta­phore à une dif­fé­rente échelle du bap­tême. Mais après le déluge ? Non, il n’est pas ques­tion ici de l’a­pho­risme de Madame de Pom­pa­dour, « Après moi, le déluge… » mais bel et bien de ce qui s’est pas­sé après que la Terre fut enva­hie par l’eau, que Noé se retrou­va per­ché sur Ara­rat et qu’il repeu­pla la terre par sa pro­gé­ni­ture (Table des Nations) en la per­sonne de ses fils, Sem, Cham et Japhet et de leurs enfants.

Monstres nés du Déluge, Chroniques de Nuremberg, 1493

Dans les croyances popu­laires, des monstres sont nés du déluge, comme en témoignent les Chro­niques de Nurem­berg écrites en 1493 par l’hu­ma­niste Hart­mann Sche­del. Il est d’autre part ques­tion dans l’An­cien Tes­ta­ment, d’un pas­sage peu connu (l’An­cien Tes­ta­ment est de toute façon trop peu connu, les Chré­tiens pré­fé­rant s’ex­ta­sier sur la vie par­faite et tra­gique du Christ) du Livre des Nombres. Dans ce livre, il est ques­tion d’une race de géants appe­lés les Nephi­lim (הנּפלים: géant) :

27 Voi­ci ce qu’ils [les chefs des douze tri­bus envoyés par Moïse en mis­sion de repé­rage] racon­tèrent à Moïse : « Nous sommes allés dans le pays où tu nous as envoyés. À la véri­té, c’est un pays où coulent le lait et le miel, et en voi­ci les fruits.
28 Mais le peuple qui habite ce pays est puis­sant, les villes sont for­ti­fiées, très grandes ; nous y avons vu des enfants d’Anak.
29 Les Ama­lé­cites habitent la contrée du midi ; les Héthiens, les Jébu­séens et les Amo­réens habitent la mon­tagne ; et les Cana­néens habitent près de la mer et le long du Jourdain. »
30 Caleb fit taire le peuple, qui mur­mu­rait contre Moïse. Il dit : « Mon­tons, empa­rons-nous du pays, nous y serons vainqueurs ! »
31 Mais les hommes qui y étaient allés avec lui dirent : « Nous ne pou­vons pas mon­ter contre ce peuple, car il est plus fort que nous. »
32 Et ils décrièrent devant les enfants d’Is­raël le pays qu’ils avaient explo­ré. Ils dirent : « Le pays que nous avons par­cou­ru, pour l’ex­plo­rer, est un pays qui dévore ses habi­tants ; tous ceux que nous y avons vus sont des hommes d’une haute taille ;
33 et nous y avons vu les nephi­lim, enfants d’A­nak, de la race des nephi­lim : nous étions à nos yeux et aux leurs comme des sauterelles.

Nombres, 13, 27–33

Albrecht Dürer - Révélation de Saint-Jean (12) Le monstre des mers et la Bête à cornes d'agneau

Albrecht Dürer — Révé­la­tion de Saint-Jean (12) Le monstre des mers et la Bête à cornes d’agneau

Les Nephi­lim, per­son­nages pour le moins mys­té­rieux ont été assi­mi­lés, dans cer­taines inter­pré­ta­tions, à des anges déchus, que le pas­sage du Déluge aurait eu pour mis­sion d’ex­ter­mi­ner en tant que tel. L’hé­breu nephel désigne qui celui qui tombe (ליפול). Dans cette ambiance inquié­tante appa­rait un per­son­nage qu’on retrouve dans nombres de récits éso­té­riques et escha­to­lo­giques, sou­vent inté­gré aux théo­ries com­plo­tistes ; l’Anté­christ. Ce per­son­nage est consi­dé­ré comme un double néfaste du Christ, ayant pour fonc­tion de détour­ner l’œuvre chris­tique et par son impos­ture d’in­flé­chir la marche de l’his­toire pour que celle-ci prenne un mau­vais tour­nant. Je me gar­de­rai bien ici de com­men­ter quoi que ce soit sur cette his­toire que les Chré­tiens connaissent à la lec­ture des Épîtres de Jean et qu’on retrouve aus­si dans la mytho­lo­gie juive sous le nom d’an­ti-mes­sie et dans les hadîth musul­mans sous le nom de Masih ad-Daj­jâl (le faux mes­sie). L’o­ri­gine de ce type de figure peut tou­jours paraître un peu obs­cure, mais il faut regar­der dans la longue his­toire de la reli­gion juive pour en retrou­ver des traces et c’est ici qu’in­ter­vient un autre per­son­nage ; Armi­lus ou Armil­lus, ארמילוס‎ (Armi­los) en hébreu. L’o­ri­gine de ce nom est incon­nue, bien qu’on en retrouve des traces dans le Sefer Zerub­ba­bel, dans l’Apo­ca­lypse du pseu­do-Méthode ain­si que dans le Midrash Vayo­sha où il appa­raît sous la forme d’un roi qui ver­ra son avè­ne­ment à la fin des temps. La plu­part des sources qui citent Armil­lus prennent leurs sources dans des textes méso­po­ta­miens ou syriaques, et pour cause, puis­qu’on sup­pose qu’il est un double d’une autre his­toire, plus ancienne encore et c’est dans cette niche qu’in­ter­vient le mythe de Teshup (Teshub) au sein du Chant d’Ul­li­ku­mi, un chant pro­ve­nant de la civi­li­sa­tion hit­tite (cen­trée sur l’A­na­to­lie), qui s’est elle-même réap­pro­prié une vieille légende hourrite. 

Le peuple des Hour­rites trouve son ori­gine deux mil­lé­naires av. J.-C. dans le bas­sin méso­po­ta­mien et par­lait une langue répu­tée être la plus ancienne langue indo-euro­péenne connue. C’est dans ce recoin de l’his­toire que prend forme la légende d’Ar­mil­lus auprès d’un per­son­nage nom­mé Teshup, roi des dieux du pan­théon hour­rite qui com­plote pour prendre la place de son père, le dieu Kumar­bi, dont le chant épo­nyme a été repris en par­tie par Hésiode dans sa Théo­go­nie. C’est dans cet acte de vou­loir prendre la place de entre le père et le fils bila­té­ra­le­ment que le paral­lèle se fait entre les deux légendes et se forge dans le temps jus­qu’à nos mythes fon­da­teurs au tra­vers d’un phé­no­mène étrange ; la sub­stan­tia­tion dans la pierre et la véné­ra­tion des pierres, comme on peut le voir dans les reli­gions anté-isla­miques. Voi­ci ce qu’en dit Fatih Cimok :

La légende escha­to­lo­gique juive de Armil­lus, l’An­té­christ semble avoir été ins­pi­rée par l’é­po­pée hour­rite du « Chant d’Ul­li­kum­mi ». Le sujet de ce mythe hour­rite est la ten­ta­tive du dieu de l’o­rage, Kumar­bi, de détrô­ner son fils Teshup, qui l’a­vait lui-même évin­cé. Kumar­bi fécon­da « le som­met d’une grande mon­tagne » qui enfan­ta Ulli­kum­mi, un monstre aveugle et sourd fait de dio­rite. Teshup grim­pa au som­met du mont Haz­zi, à l’embouchure de l’O­ronte pour obser­ver ce monstre de pierre pous­sé hors de la mer, aujourd’­hui le golfe d’İsk­end­er­un. A la fin de l’his­toire, les dieux entrèrent en guerre contre le monstre et sem­blèrent l’a­voir vain­cu. Le thème de la nais­sance à par­tir de la roche semble avoir été rap­por­té par les Hour­rites du Nord-Est de la Méso­po­ta­mie. Cette idée était fami­lière aux Sémites occi­den­taux qui révé­raient des rochers ani­més, pou­vant êtres consi­dé­ré comme les mères sym­bo­liques des êtres humains. Ain­si Jéré­mie (2:27) reproche à ses com­pa­triotes de suivre des étran­gers qui disent au bois : « Tu es mon père ! » et à la pierre : « Toi, tu m’as enfan­té ! ». On ren­contre ce concept plu­sieurs fois dans la Bible, par exemple dans Isaïe (51:1–2), Abra­ham et Sarah sont com­pa­rés à des rochers qui ont don­né nais­sance au peuple d’Is­raël : « Regar­dez le rocher d’où l’on vous a tirés… Regar­dez Abra­ham votre père et Sarah qui vous a enfan­tés ». De même on retrouve cette image dans l’é­van­gile selon Saint Mat­thieu (3:9) lorsque Jean le Bap­tiste dit « Dieu peut, des pierres [de l’hé­breu aba­nim] que voi­ci, faire sur­gir des enfants [de l’hé­breu banim] à Abra­ham », et répé­tée dans l’é­van­gile selon Saint Luc (3:8). Selon la légende de Armillus :

Il existe à Rome une pierre de marbre, et elle a la forme d’une jolie fille. Elle fut créée durant les six jours de la Créa­tion. Des gens sans valeur venus des nations viennent et l’a­busent et elle devint enceinte et à la fin des neuf mois elle éclate et un enfant mâle en sort de la forme d’un homme dont la hau­teur est de douze cubes et dont la lar­geur est de deux cubes. Ses yeux sont rouges et tors, les che­veux de sa tête sont rouges comme de l’or, et les empreintes de ses pieds sont vertes et il a deux crânes. Ils l’ap­pellent Armillus.

Fatih Cimok, Ana­to­lie biblique, de la Genèse aux Conciles
A Turizm Yayın­ları, İst­anb­ul, 2010

Une his­toire tout à fait sur­pre­nante qui fait appel aux mys­tères ori­gi­nels de la Créa­tion et aux mythes de la Des­truc­tion. L’Α et l’Ω en somme.

Je suis l’al­pha et l’o­mé­ga, dit le Sei­gneur Dieu, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout Puissant.
Εγώ ειμι το Αλφα και το Ωμεγα, λέγει κύριος ο θεός, ο ων και ο ην και ο ερχόμενος, ο παντοκράτωρ.

Apo­ca­lypse 1:8

Chrisme

Sources :

Image d’en-tête : Ren­contre de la pro­ces­sion des dieux menés par le Dieu de l’O­rage du Hatti/Teshub (à gauche) et la pro­ces­sion des déesses menées par la Déesse-Soleil d’Arinna/Hebat (à droite). Des­sin d’un bas-relief de la Chambre A de Yazılı­kaya par Charles Texier.

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Toxiques (Cus­sac — Cue­va de Vil­la Luz — Mer noire)

La grotte qui res­te­ra dans l’ombre

En 2000, une grotte de grande impor­tance a été décou­verte — on dit inven­tée, et le décou­vreur devient inven­teur — entre Ber­ge­rac et Sar­lat-la-Cané­da, sur le com­mune de Le Buis­son-de-Cadouin. La grotte de Cus­sac ren­ferme plus de cent cin­quante gra­vures du Gra­vet­tien. L’âge des gra­vures — on y trouve éga­le­ment quelques rares traces de ponc­tua­tion de cou­leur — remonte à 25 000 ans et sa spé­ci­fi­ci­té consiste en l’as­so­cia­tion des gra­vures et de sépul­tures amé­na­gées dans les bauges à ours (cavi­tés de trois à quatre mètres de dia­mètre, creu­sées par les ours dans l’ar­gile meuble pour leur hiber­na­tion). Contrai­re­ment à d’autres grottes, l’ac­cès en aurait été com­blé après les inhu­ma­tions, ce qui étaie l’i­dée que ce lieu était une sépul­ture ; la pré­sence de gra­vures sur les murs ren­force la pré­sup­po­si­tion que cette forme d’art est asso­ciée sinon à une reli­gion, au moins à des croyances cer­tai­ne­ment cha­ma­niques (voir Clottes et Lewis-Williams).
Cette grotte est encore sous sur­veillance scien­ti­fique car tous les rele­vés n’ont pas encore été effec­tués à ce jour. De plus, de fortes éma­na­tions de dioxyde de car­bone en inter­disent l’ac­cès et pour cette rai­son, ce chef-d’œuvre ne pour­ra cer­tai­ne­ment jamais être ouvert au public.

La ville de lumière

Non loin de la légen­daire pénin­sule du Yucatán, près de la petite ville de Tapi­ju­la­pa coule une rivière lai­teuse, d’une vague cou­leur tur­quoise, por­tant le nom pré­des­ti­né d’Azufre (souffre). Cette rivière pro­vient des confins de la terre et lors­qu’on en remonte le cours d’eau vers sa source, une affreuse odeur d’œuf pour­ri sai­sit à deux kilo­mètres à la ronde, à tel point qu’au­cune avan­cée n’est pos­sible sans masque à gaz. La rivière prend sa source dans une grotte nom­mée Vil­la Luz (ville de lumière), en rai­son des grandes cavi­tés qui lui confèrent une source lumi­neuse non négli­geable, et elle est ali­men­tée par une ving­taine de sources sul­fu­rées dont on ne connait pas l’o­ri­gine, puits pétro­li­fère ou proxi­mi­té avec le vol­can El Chi­chón…? Ici, la faune micro­bienne trans­forme l’hy­dro­gène sul­fu­ré en acide sul­fu­rique et se nour­rit de cet envi­ron­ne­ment par­ti­cu­liè­re­ment hos­tile. D’af­freuses bac­té­ries blanches col­lées aux parois pen­douillent en se repais­sant de cet air par­ti­cu­liè­re­ment nocif qui ne contient plus à cer­tains endroits que 9,6% d’oxy­gène. Ces concré­tions sont appe­lées pro­saï­que­ment « sta­lac­tites de morves » et contri­buent à l’ap­pel­la­tion d’une des caves de « para­dis de morve ».  La pré­sence de lumière dans cette grotte à l’at­mo­sphère par­ti­cu­liè­re­ment irres­pi­rable (les cavi­tés à l’air libre ont été creu­sées par le gaz, aug­men­tant rapi­de­ment le volume de la grotte) est à l’o­ri­gine de cette vie étrange qui s’est déve­lop­pée ici, comme par exemple Poe­ci­lia Mexi­ca­na, une sorte de Mol­ly qui prend une colo­ra­tion rouge vif en rai­son du fort taux d’hé­mo­glo­bine lui per­met­tant de cap­tu­rer le peu d’oxy­gène des lieux, ou une espèce de diptère chi­ro­no­mide, enva­his­sant la grotte à rai­son de dix indi­vi­dus par cen­ti­mètre car­ré. L’es­pèce adulte ne se nour­rit pas, pui­sant ses réserves accu­mu­lées à l’é­tat lar­vaire. Une par­tie de la popu­la­tion est de cou­leur verte, l’autre de cou­leur rouge, sans rai­son appa­rente, ou connue en tout cas. D’autre part, fait étrange, deux cou­loirs inac­ces­sibles four­millent d’un bour­don­ne­ment intense, et on ima­gine que c’est le diptère qui en est à l’o­ri­gine, mais à l’en­droit où on peut l’ob­ser­ver, il reste silencieux.

Une civi­li­sa­tion révé­lée grâce au poison

En 1996, Robert Duane Bal­lard, le décou­vreur des épaves du Tita­nic et du Bis­mark, se lance dans un pro­jet qui consiste à com­prendre les ori­gines de la Mer Noire. On savait depuis que cer­tains rele­vés avaient été faits dans le bas­sin que plu­sieurs couches d’eau dif­fé­rentes se super­po­saient. La pre­mière plon­geant à 200 mètres est une couche oxy­gé­née. Le seconde, entre ‑200 et ‑600 mètres est une couche mixte fluc­tuante. La troi­sième sous 600 mètres est tota­le­ment anoxique (pri­vé d’oxy­gène). Il y a des mil­liers d’an­nées, la Mer Noire était un lac d’eau douce fai­sant envi­ron les deux tiers de sa taille actuelle, une oasis féconde entou­rée par un pay­sage de steppes sèches. Avec les images satel­lites, on voit bien la limite de l’an­cien lac. Il y a envi­ron 12000 ans, la fin de la période gla­ciaire fait mon­ter le niveau des océans.  La Mer de Mar­ma­ra se forme et il y a envi­ron 7500 ans, ouvre une brèche dans une langue de terre qu’on appelle le Bos­phore. En 1998, deux scien­ti­fiques, William Ryan et Wal­ter Pit­man découvrent, après avoir trou­vé des restes de coquillages d’eau douce que le phé­no­mène n’a pas été gra­duel mais au contraire d’une rare vio­lence. Une cas­cade impé­tueuse se met alors en branle et déverse l’eau salée dans la cuvette avec un débit esti­mé à deux cents fois celui des chutes du Nia­ga­ra. Le niveau de l’eau aurait mon­té de 15 cm/jour et aurait refou­lé les rive­rains des rivages d’un kilo­mètre par jour jus­qu’à ce que le niveau de l’eau monte jus­qu’à 180 mètres au-des­sus du niveau initial.
Les rési­dus trou­vés sur les rivages par l’ex­pé­di­tion Bal­lard ont mis en évi­dence qu’une acti­vi­té com­mer­ciale a fleu­ri sur ces rives pen­dant 3000 ou 4000 ans. Des restes d’ha­bi­ta­tions de bois et de boue ont été décou­verts en dehors de la zone anoxique sul­fu­rée, à quelques cen­taines de mètres du rivage, ce qui indique clai­re­ment que la nappe se déplace, tuant les pois­sons et noir­cis­sant les filets des pêcheurs. La par­ti­cu­la­ri­té de cette couche empê­chant la pro­li­fé­ra­tion de la vie et notam­ment des espèces per­ceuses de bois comme le taret, est qu’elle per­met la conser­va­tion des matières orga­niques et donc du bois. L’ex­pé­di­tion a pu ain­si mettre à jour les restes de navires datant de l’empire romain et de l’empire byzan­tin datant de 1500 ans. Aucun autre milieu n’au­rait pu ame­ner jus­qu’à notre époque de tels vestiges.

Pho­to © Cau­cas
Rivages de la Mer Noire à Sinop, Turquie

Ce déluge d’eau salée a balayé des popu­la­tions vers de nou­velles terres, expul­sant des mil­liers de per­sonnes en étoile qui auraient col­por­té le récit de cette inva­sion d’eau. C’est très cer­tai­ne­ment de là que viennent les récits bibliques du Déluge (le Mont Ara­rat ne se trouve qu’à 200 kilo­mètres des rives de la Mer Noire), mais éga­le­ment le pas­sage du Déluge de l’Épo­pée de Gil­ga­mesh ou encore le mythe de l’Atlantide.

Loca­li­sa­tion Google Maps de la grotte de Cus­sac, de Vil­la Luz et du lieu des recherches de l’ex­pé­di­tion Bal­lard.

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Les méha­rées de vieux Théodore

L’a­ven­ture de Théo­dore Monod dans le Saha­ra, celle qui donne nais­sance au célèbre livre Méha­rées est avant tout une aven­ture scien­ti­fique. En cours de lec­ture, on se rend compte que l’in­ten­tion n’est pas d’é­crire un trai­té sur le désert, ni même un roman épique, et encore moins un livre qui serait le témoin d’une époque ou d’un exploit. C’est en fait un recueil de notes, une col­lec­tion ordon­née d’une équi­pée scien­ti­fique dans un des milieux les plus hos­tiles qui soit sur Terre ; le style en est sou­vent enle­vé, d’une pré­ci­sion et d’une rapi­di­té abso­lu­ment efficace.

3,11 m x 1,60 m, soit 5m² ; une cel­lule d’a­na­cho­rète marin, à bord du Grim­sby 877, en août 1923. Par­tout coquillages, étoiles de mer, bocaux, tubes, fla­cons, cuvette, tout un bric-à-brac océa­no­gra­phique, auquel viennent fra­ter­nel­le­ment se mêler, aux coups de rou­lis, quand on vient en tra­vers pour filer ou virer le cha­lut, des livres mouillés, des pape­rasses gluantes, de l’eau de mer sale et des bottes en caoutchouc.

Canyon du Tas­si­li — Pho­to © Josef Giral

Avec un lan­gage d’une par­faite clar­té, il dépeint ces pay­sages for­mant son quo­ti­dien, avec une cer­taine poé­sie confi­nant au mys­ti­cisme. Ses des­crip­tions sont poi­gnantes et plongent au cœur de ce milieu éton­nant qui contrai­re­ment aux idées reçues n’est pas fait que de sables et n’est pas tou­jours écra­sé par la cha­leur impla­cable d’un soleil au zénith.

Sinistre pays. Le pre­mier arbre — un petit aca­cia — est à qua­rante-cinq kilo­mètres d’i­ci. La terre net­toyée, déchar­née jus­qu’à l’os, pul­vé­ri­sée au souffle des siècles, est morte. Le vent, qui siffle sur les dunes cou­ron­nées d’une légère buée de pous­sière, chante un cycle révo­lu et le repos défi­ni­tif d’un sol qui ne connaî­tra plus la pluie.

Mais lorsque le soleil est là, il est l’élé­ment domi­nant, ver­sant sans consis­tance face à l’autre pro­blé­ma­tique de la vie dans le désert ; le besoin d’eau. On en trans­pi­re­rait presque à l’autre bout des pages.…

Au milieu du jour, la four­naise flam­boie ; le ciel est tout déco­lo­ré tant il est lumi­neux ; la cha­leur, tor­ride, s’a­bat d’un soleil ver­ti­cal en nappes brû­lantes ; elle monte du sable incan­des­cent et des pier­railles sur­chauf­fées. Impos­sible alors de poser le pied nu par terre, quand le sol peut atteindre 80°C. Ma gan­dou­ra sent le brû­lé, le linge où vient de se pro­me­ner le fer de la repas­seuse. Nulle ombre sur l’ho­ri­zon, inva­ria­ble­ment plat et mono­tone, où l’air chaud pal­pite et où le mirage étale les flaques d’im­pos­sibles et déce­vantes lagunes.

Saha­ra — Pho­to © LOPE

Sur­tout, mal­gré une répu­ta­tion d’homme aus­tère et peu cau­sant, l’ar­ché­type imbé­cile du pro­tes­tant aride, il nous appa­raît au tra­vers de son texte sua­ve­ment drôle et cabot, un tan­ti­net sar­cas­tique, mais tou­jours d’un esprit d’à-pro­pos très bien amené.

Pas de lit, bien enten­du. C’est un engin d’air non agi­té — celui de la chambre, ou de la tente — pas de plein vent. Je sais qu’il existe des lits pliants, dits de camp (“Modèle ren­for­cé pour les Explo­ra­teurs”, spé­ci­fie le cata­logue), mais ce sont de pauvres fer­railles : a‑t-on idée d’une affaire comme ça dres­sée sur un reg ?
Cas spé­ciaux : 1. Le sol inon­dé ? C’est bien rare et le lit-esca­lade, voire le lit flot­tant, ne sont pas d’u­sage cou­rant. 2. Le cram-cram ? Oui à l’oc­ca­sion, mais alors, ce n’est plus vrai­ment le Saha­ra. 3. Les bêtes ? — Quelles bêtes ? — Mais les “méchantes” (sic). — Inutile, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui dorment, ils le font au Saha­ra, à même le sol. Nous ferons comme eux.
Dans le sable, c’est déli­cieux,  bien que la matière ne soit nul­le­ment com­pres­sible et qu’il faille pré­voir le loge­ment de la tête du fémur et de la tête iliaque. Dans le reg dur, ou dans les cailloux, c’est par­fois moins voluptueux.

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Dans ce livre, les réfé­rences bibliques sont légions, comme autant de points d’orgues venant appor­tant un éclai­rage nou­veau à l’ex­pé­di­tion scien­ti­fique de la méha­rée, et colorent le texte d’in­for­ma­tions qui se téles­copent avec la réa­li­té. Ça don­ne­rait presque envie de plon­ger dans l’An­cien Testament.

L’Ah­met est chaud en été. Il est aus­si aéré. Vents de sable, re-vents de sable, re-re-vents de sable et ain­si de suite. Cela manque déci­dé­ment de fan­tai­sie : un vent de sucre en poudre, d’é­cailles de harengs, de pépins de cor­ni­chons, à la bonne heure, mais tou­jours et seule­ment de grains de quartz à la longue, cela se fait monotone.
Fin du monde ou début ? Genèse ou Apo­ca­lypse ? La terre, radeau ivre, plonge dans un chaos décoloré.

De l’é­ru­di­tion à en perdre la tête, et de l’hu­mour, toujours…

[…] Je viens de décou­vrir dans la falaise une vaste grotte aux parois abon­dam­ment illus­trées par des artistes pré­his­to­riques ; des sil­houettes d’a­ni­maux, des corps fémi­nins stéa­to­pyges, comme disent les eth­no­logues, ou, pour par­ler avec Jean Tem­po­ral, “ayant les par­ties du der­rière pleines et moufflètes” […]

Si le livre de Monod est une ode à la joie du désert né d’un fort esprit scien­ti­fique, c’est avant tout un livre qui réha­bi­lite les longues éten­dues de sable et cherche à balayer les pré­ju­gés. S’il trouve des copro­lithes de cro­co­diles et des hame­çons dans les amas de ruines de cer­tains oueds, c’est pour prou­ver que la consti­tu­tion géo­lo­gique de l’en­droit a un jour été qua­si­ment iden­tique à cer­tains lieux euro­péens. S’il parle du sel en grande quan­ti­té que l’on trouve sur cer­taines plaines, c’est pour mieux réfu­ter l’i­dée que le Saha­ra a un jour été une mer et rap­pe­ler que c’est le sel qui va à la mer et non la mer qui apporte le sel. Enfin, il dit que le désert n’est pas tou­jours chaud, que le sable gèle et que ses pieds prennent l’on­glée et ses talons se cre­vassent sous l’ef­fet du froid… On y apprend éga­le­ment, que les noyades dans le désert ne sont pas choses rares car les pluies y sont vio­lentes que les rares ravines ont tôt fait de se trans­for­mer en lit de tor­rents. Les sales bêtes ? Rares sont ceux qui meurent de mor­sures de ser­pent ou de piqûres de scorpion.
Au-delà de l’a­nec­dote, la thé­ma­tique qui sou­tient sou­vent le texte, c’est la seule chose avec laquelle il faut comp­ter, c’est l’eau. L’eau, source de vie, élé­ment indis­pen­sable, objet de tous les com­bats, mais aus­si sou­vent source de mort. Les puits sont sou­vent faits d’eau sale, crou­pie, souillée, affu­blée de nombre de qua­li­fi­ca­tifs aus­si bigar­rés que plai­sant, c’est sans par­ler de l’eau “piquante”, “pour­rie”, des puits souillés par les déjec­tions ani­males, quand ce n’est pas car­ré­ment de cadavres.

Méha­rées, un grand livre qu’il faut prendre le temps de lire à l’ombre d’un pal­mier, sur le sable chaud, ou froid, selon l’en­vie du moment…

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Codex Argen­teus ou la Bible d’Argent

codex argenteus A par­tir de quel moment peut-on dire qu’un livre est une œuvre d’art ? Peut-on consi­dé­rer un livre comme un oeuvre lorsque son conte­nu est digne d’une créa­tion artis­tique ou lorsque l’ob­jet lui-même est une créa­tion ? Le Codex Argen­teus est un livre, et en plus d’être une oeuvre d’art pour l’ob­jet qu’il repré­sente, c’est le pre­mier témoi­gnage écrit d’une langue aujourd’­hui dis­pa­rue, le Goth. A mes yeux son prin­ci­pal inté­rêt réside dans la cou­leur de ses feuilles.

Le Codex Argen­teus, c’est ça:

Le Codex Argen­teus, qui contient les Évan­giles de Mat­thieu, Jean, Luc et Marc, dans cet ordre, a été pré­ser­vé sans alté­ra­tions. On pense que ce codex remar­quable a été rédi­gé dans le scrip­to­rium de Ravenne, au début du VIème siècle de notre ère. Son nom Codex Argen­teus signi­fie “Livre d’argent”, car l’encre uti­li­sée était d’argent. Les feuilles de par­che­min étaient teintes de pourpre, ce qui semble indi­quer que le manus­crit était des­ti­né à une per­son­na­li­té de la mai­son royale. Des lettres d’or agré­mentent les trois pre­mières lignes de chaque Évan­gile, ain­si que le début des dif­fé­rentes sec­tions. Les noms des rédac­teurs des Évan­giles appa­raissent aus­si en lettres dorées en haut des quatre “arches” paral­lèles des­si­nées à la base de chaque colonne de texte. On y trouve des réfé­rences à des ver­sets ana­logues des Évangiles.

Le pré­cieux Codex Argen­teus a dis­pa­ru après l’effondrement de la nation gothique. On l’a per­du de vue jusqu’au milieu du XVIème siècle, où il est retrou­vé dans le monas­tère de Wer­den, près de Cologne, en Alle­magne. Ce manus­crit a ensuite quit­té Wer­den pour figu­rer dans la col­lec­tion d’objets d’art de l’empereur, à Prague.

Cepen­dant, à la fin de la guerre de Trente ans, en 1648, les Sué­dois vic­to­rieux l’ont empor­té avec d’autres tré­sors. Depuis 1669, ce codex est conser­vé à la biblio­thèque de l’université d’Uppsala, en Suède. Le Codex Argen­teus était à l’origine com­po­sé de 336 feuilles, dont 187 se trouvent à Upp­sa­la. Une autre feuille, la der­nière de l’Évangile de Marc, a été décou­verte en 1970 à Spire, en Alle­magne. Depuis le jour où le codex a été retrou­vé, des phi­lo­logues se sont mis à étu­dier les textes pour com­prendre le gothique. À par­tir des autres manus­crits dis­po­nibles et grâce aux efforts qui avaient été faits pré­cé­dem­ment pour res­tau­rer le texte, le bibliste alle­mand Wil­helm Streit­berg a com­pi­lé et publié en 1908 le livre “Die gotische Bibel” (La Bible en gothique), qui pré­sente le texte grec en regard du gothique.

{Texte pro­ve­nant de ce site}

Le texte date du VIè siècle et contient la tra­duc­tion de l’ab­bé Wul­fi­la (petit loup) des Évan­giles, rédi­gée au IVè siècle, en langue gothique. La longue his­toire de son voyage est un périple qu’au­cun humain n’au­rait aimé vivre. Le texte entier a été scan­né et vous pour­rez retrou­ver l’inté­gra­li­té des feuillets sur ce site.

Codex Argenteus

Billet publié ini­tia­le­ment le 8 juillet 2005 sur brindilles.net

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