— Et com­ment per­sua­dez-vous Kali de pos­sé­der la per­sonne ? demandai-je.
— Oh, c’est très facile. Nous lui don­nons à boire douze bas­sines pleines de sang.

Artiste de Kathakali

Artiste de Katha­ka­li — Pho­to © Jogesh S

Repar­tons en Inde, dans le sud de l’Inde exac­te­ment, à Kochi dans le Kera­la (l’an­cienne Cochin), le temps de se faire un peu peur dans la sau­va­ge­rie d’un temple où un liquide rouge stagne dans des bas­sines en cuivre, une solu­tion de jus citron et de tein­ture qui, il y a peu, n’é­tait pas aus­si sym­bo­lique ; on rem­plis­sait autre­fois ces bas­sines de sang d’a­ni­maux (ou peut-être d’une autre espèce…) sacrifiés.
Kali (काली), déesse mère, des­truc­trice, reine du temps, de la mort et de la déli­vrance, déesse matrone à la peau noire, Kali veut dire le temps, donc la mort. Elle est la femme de Shi­va et danse sur le corps blanc de son mari qui réclame son indul­gence, gri­ma­çante, tirant la langue et mon­trant outra­geu­se­ment ses lèvres rouges retour­nées comme les babines d’un ani­mal cour­rou­cé ou les lèvres d’un sexe béant. La voca­tion de Kali est de faire peur, comme le temps et la mort doivent faire peur. Mais les Hin­dous ne sont pas si naïfs, car Kali est celle qui les emmène vers la déli­vrance des réin­car­na­tions, même si cela doit pas­ser par une longue période sans morale. La déesse dont parle Dal­rymple est en réa­li­té un ava­tar d’une autre déesse plus large, Para­shak­ti Kali, mais j’a­voue avoir du mal à sai­sir la nuance.
Plon­gée dans une séance  tour­men­tée de gué­ri­son cha­ma­nique. Pour un peu, on tom­be­rait bien, nous aus­si, en transe.

Le temple de Kali était brillam­ment éclai­ré par un halo de torches fuli­gi­neuses à l’o­deur âcre. Pen­dant que le flot des fidèles y péné­trait, deux prêtres à demi nous allu­mèrent les der­nières mèches d’un grand pla­teau de cierges dont les flammes trem­blo­taient. Les prêtres ouvrirent les portes et les pèle­rins s’in­cli­nèrent devant la sta­tue aux nom­breux bras de Kali.
J’es­sayais de m’ap­pro­cher pour mieux la voir, à la lumière vacillante des torches. La déesse était repré­sen­tée comme une hideuse vieille sor­cière au visage noir bar­bouillé de sang, les lèvres retrous­sées, tirant la langue. Elle était nue et ne por­tait qu’une guir­lande de crânes et une cein­ture de têtes cou­pées ; un lacet de thug pen­dant à cette dernière.
Bien­tôt d’autres brah­manes à demi nus appa­rurent. Leur chair mouillée de sueur lui­sait à la lueur des lampes ; ils enton­nèrent des man­tras en sans­krit. Tan­dis qu’ils chan­taient, leur chef s’as­sit en lotus sur le sol, et je remar­quai pour la pre­mière fois les grandes bas­sines de cuivre dis­po­sées en rangs, dans l’ombre, aux pieds des prêtres.
Puis on intro­dui­sit les pos­sé­dées : douze ou treize jeunes filles, en majo­ri­té des ado­les­centes, et un seul homme qui devait appro­cher la tren­taine. On les ins­tal­la en arc de cercle autour de l’au­tel et, durant quelques minutes, tous res­tèrent immo­biles et silen­cieux pen­dant que les brah­manes conti­nuaient à chan­ter leurs man­tras. Puis le chef des prêtres fit un signe de tête aux cym­ba­liers, et la musique reprit.
D’a­bord les cym­bales se conten­tèrent de gar­der le tem­po des man­tras, puis les joueurs de conques et de trom­pettes se mirent de la par­tie, aux­quels se joi­gnirent quatre tam­bou­ri­neurs qui tenaient cha­cun un grand tabla de bois. Bien­tôt les man­tras furent com­plè­te­ment étouf­fés par le rythme ances­tral des musi­ciens du temple.
Dans l’ombre, je vis le chef de la com­mu­nau­té asper­ger le sanc­tuaire de liquide san­glant en pui­sant dans les bas­sines avec ses mains en coupe, si bien qu’en atter­ris­sant, le jus rouge écla­bous­sait les autres prêtres avant de cou­ler dans un conduit qui l’a­me­nait vers les racines de l’arbre du Démon.
Le rythme des tam­bours s’ac­cé­lé­ra, les conques beu­glèrent ; puis sou­dain, quelque chose de très étrange se pro­dui­sit. L’une des pos­sé­dées se mit à trem­bler, comme prise d’une forte fièvre. Ses yeux étaient ouverts, mais elle sem­blait com­plè­te­ment déso­rien­tée. À côté d’elle, les autres jeunes filles com­men­cèrent aus­si à oscil­ler ; la transe se trans­met­tait de l’une à l’autre telle une contagion.
— Regar­dez ! chu­chot­ta Venu­go­pal. Voyez comme notre déesse est puis­sante ! Elle fait dan­ser les esprits. Bien­tôt peut-être vont-ils capituler.
Une jeune fille en sari bleu secouait sa longue che­ve­lure d’a­vant en arrière, comme en proie à d’im­pos­sibles convul­sions. Der­rière elle, une femme — sans doute sa mère — ten­tait de s’as­su­rer que son sari, en se dérou­lant, n’en­frein­drait pas les règles de la pudeur indienne. De temps à autres, les mains de la jeune fille s’é­le­vaient dans les airs, son vête­ment s’en­trou­vrait et sa mère se pré­ci­pi­tait pour remettre le tis­su en place.
Trois autres jeunes filles se tor­daient main­te­nant sur le sol, comme en proie à la dou­leur ; une qua­trième tour­noyaient telle une tou­pie en pous­sant des cris aigus. C’é­tait un spec­tacle extra­or­di­naire. J’a­vais l’im­pres­sion d’a­voir recu­lé de plu­sieurs mil­lé­naires et d’as­sis­ter à quelque rituel drui­dique. Pour­tant per­sonne sauf moi ne sem­blait sur­pris et par­mi les enfants qui étaient pré­sents, deux sem­blaient s’en­nuyer fer­me­ment. Un jouait même avec deux billes de verre, les fai­sant rou­ler d’une main à l’autre, igno­rant com­plè­te­ment l’a­gi­ta­tion mal­saine qui régnait autour de lui.
Au bout d’en­vi­ron cinq minutes — bien que cela ait paru durer plus long­temps — la musique attei­gnit son paroxysme. Devant le lieu saint, le chef des prêtres, las de ver­ser la solu­tion à pleines mains, se mit à retour­ner les bas­sines dont le liquide rouge vint cla­po­ter autour des corps pros­trés des femmes. Les tam­bours bat­taient de plus en plus vite, les cym­bales s’en­tre­cho­quaient bruyam­ment, de plus en plus de pos­sé­dées tom­baient par terre en se convulsant.
Quand la der­nière s’é­crou­la, une conque émit une note grave et deux prêtres allèrent fer­mer les portes du sanc­tuaire. Les tam­bours se turent sou­dain. C’é­tait fini.

William Dal­rymple, L’âge de Kali
A la ren­contre du sous-conti­nent indien
Libret­to, 1998

Pho­to d’en-tête © Thaths

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