Ça com­mence comme une longue plainte et le livre s’ouvre tout dou­ce­ment. Salaam Lon­don (Salaam Brick Lane en anglais, allez savoir pour­quoi les édi­teurs veulent tou­jours tra­duire les titres…) est un livre qui s’en­tend d’a­bord comme un livre de l’an­goisse, de la dif­fi­cul­té de son auteur, Lon­do­nien de nais­sance, à retour­ner dans sa ville après avoir vécu quelques temps en Inde et sur­tout de s’y retrou­ver. Ce récit du retour dou­lou­reux, de l’at­tente dans laquelle le jour­na­liste Tar­quin Hall s’ins­talle, dans l’es­poir de faire venir la femme qu’il aime dans la méga­pole est un récit qui avance à tâtons dans le brouillard de Brick Lane. Les loyers ont flam­bé lors­qu’il retourne chez lui et il n’y a que dans l’East End que l’au­teur peut s’ins­tal­ler à nou­veau sans trop s’ex­cen­trer et c’est à contre-cœur qu’il loue une man­sarde miteuse à un Ban­gla­dais cyclo­thy­mique et alcoo­lique. C’est alors toute une palette de per­son­nages et de lieux aty­piques qu’on découvre sous sa plume ; le livre prend un tour­nure étrange puis­qu’il devient le récit de voyage d’un Lon­do­nien dans sa propre ville, une ville dans la ville, un quar­tier ten­du comme un élas­tique et pris dans ses pro­blé­ma­tiques de diver­si­té cultu­relle : cock­neys, skin­heads, Ban­gla­dais, Juifs, Irlan­dais, Ben­ga­lis, reje­tons de l’empire bri­tan­nique en décom­po­si­tion, tous se côtoient sans pour autant se mélan­ger, dans la droite ligne du grand récit d’in­ves­ti­ga­tion de Jack Lon­don, Le peuple d’en-bas et sur fond de réha­bi­li­ta­tion du tris­te­ment célèbre quar­tier de Whi­te­cha­pel. En dépit des ami­tiés impro­bables que Tar­quin Hall noue dans le quar­tier, il cherche tout de même à en sor­tir, même s’il y découvre une vie insoup­çon­née. C’est à mon sens un beau récit, tendre et sans conces­sion, un récit qui prend aux tripes parce qu’on y res­sent toute l’af­fec­tion qui s’empare de lui pour ce quar­tier en déshé­rence mais tout de même vic­time de l’i­né­vi­table gen­tri­fi­ca­tion, ces dents creuses, mais aus­si le rejet com­pré­hen­sible qui le pousse à en sor­tir. C’est le récit de l’é­tran­gè­re­té, du déra­ci­ne­ment de soi chez soi, de la condi­tion de l’é­tran­ger de l’in­té­rieur, un récit qui fait écho à la condi­tion nomade, à la décons­truc­tion per­pé­tuelle de soi dans l’ab­sence de repé­rage et de volon­té de res­ter. Toute l’es­sence de ce récit de l’ombre tient en ces quelques phrases de l’auteur :

Je pus jeter ici un bref coup d’oeil sur les par­quets lui­sants et les murs de brique nus des lofts réno­vés. Mais on voyait sur­tout des mai­sons mitoyennes déla­brées datant du règne de la reine Vic­to­ria, par les fenêtres noir­cies des­quelles on aper­ce­vait des cui­sines minus­cules. Dans des cen­taines d’im­meubles minables, des immi­grants comme le Grand Sasa et Mrs Abdul-Haq pré­pa­raient leur dîner en rêvant d’a­voir une mai­son à eux et en s’ef­for­çant de tirer le meilleur par­ti d’une vie misé­rable. Même au XXIè siècle, l’East End mon­trait peu de signes de chan­ge­ment et contrai­gnait des gens de cultures radi­ca­le­ment dif­fé­rentes à vivre côte à côte et à s’a­dap­ter les uns aux autres.
« Entrez affa­mé, sor­tez bran­ché », pro­cla­mait un pan­neau que j’a­vais repé­ré ce matin-là à Brick Lane, sur la vitrine d’un nou­veau café à la mode. Mieux que tout le reste, ce slo­gan parais­sait résu­mer l’ex­pé­rience que fai­saient les immi­grants de l’East End — et que j’a­vais faite aussi.
Brick Lane m’a­vait for­cé à m’ac­com­mo­der d’un Londres que je n’a­vais jamais connu et m’a­vait aidé à com­prendre que Barnes n’é­tait plus pour moi. Je me sen­tais à pré­sent plus en accord avec mon envi­ron­ne­ment que je ne l’a­vais été lorsque je vivais en étran­ger immer­gé dans d’autres cultures. Et pour cela, je res­sen­tais une immense gra­ti­tude. Mais au moment où le train pas­sait devant les immeubles ruti­lants de Cana­ry Wharf et entrait dans un bruit de fer­raille en gare de Liver­pool Street, je me deman­dais si je me sen­ti­rais de nou­veau tout à fait chez moi à Londres, si je serais encore capable de vivre déten­du , d’as­su­mer confor­ta­ble­ment mon sta­tut d’Anglais.
Peut-être res­te­rais-je tou­jours un peu étran­ger ? Peut-être n’é­tait-ce pas le pire sta­tut qui soit ?

Tar­quin Hall, Salaam Lon­don
Folio col­lec­tion Voyages
Gal­li­mard 2007

Pho­to d’en-tête © Richer Fischer (Mor­ning in Whitechapel)

Tags de cet article: , ,