Il est des matins lumi­neux, même lorsque dehors le ciel n’est qu’un amas de cendres qui ne dit rien. Le goût encore sec du hel­va (Antep Fıstıklı) dans la bouche, copieu­se­ment arro­sé de rakı, j’ai fini par me replon­ger dans le livre pro­fond du Liba­nais Cha­rif Maj­da­la­ni, His­toire de la Grande Mai­son, sur lequel j’é­tais en panne. Une bonne cen­taine de pages ava­lées sans boire un coup et puis l’en­vie sou­daine de replon­ger dans des livres déjà lus et qui sont peut-être res­tés un peu en sus­pens, comme si quelque chose ne s’é­tait pas accom­pli au bon moment. Mes lec­tures tombent rare­ment comme un che­veu sur la soupe, elles font sens à mes yeux, suivent un par­cours, une route tra­cée dans la neige juste avant mon pas­sage, et je n’ai plus alors qu’à mettre mes pas dans ceux des anciens qui sont pas­sés avant moi. Je reprends l’Éloge du voyage de Sébas­tien de Cour­tois, celui par lequel j’ai décou­vert ce très beau livre de Romain Gary, les tré­sors de la mer Rouge, deux livres qui ne sont fina­le­ment qu’une longue trame qu’il suf­fit de dérou­ler comme une pelote. Encore engon­cé dans la nuit, j’é­coute la lita­nie de Gary et je ferme les yeux en ten­tant une fois de plus de perdre le contrôle…

A Passing Moment ~ Shibam, Yemen

Pho­to © Mar­tin Sojka

Je suis res­té ain­si cinq ou six jours, peut-être davan­tage. Je n’é­tais atten­du nulle part et — pour­quoi ne pas l’a­vouer ? — j’é­prou­vais un étrange sou­la­ge­ment, mêlé à une sorte d’eu­pho­rie d’é­va­sion et presque de conquête, pour avoir ain­si atteint la forme d’exis­tence la plus simple et la plus élé­men­taire, celle d’un vaga­bond assis au bord de la route. Les sol­dats ont par­ta­gé avec moi leur pain plat au goût de glaise et leur kasha de millet noyé de graisse.
J’ai dor­mi avec eux, près du feu, cepen­dant que les trou­peaux noc­turnes et leurs ber­gers aux cha­peaux de bam­bou pas­saient en ombres chi­noises sur la route, avec leurs ânes char­gés de kat. La lune était grasse, jouant la Maja cou­chée de Goya sur ses cous­sins vapo­reux. J’ai regar­dé le soleil se lever sur les champs de millet géant qui tombent en ter­rasses vers les oasis, au fond des gorges obs­cures, par­mi les forêts de figuiers.
Autour de moi, tout était dou­ceur. Ce pays que les anciens appe­laient l’« Ara­bie heu­reuse », est un sou­rire fait terre. Dans les fermes aux hautes tours assaillies par l’in­fan­te­rie rageuse des cac­tus et des épi­neux, tours pareilles à d’im­menses mou­lins à vent sans ailes, j’ai écou­té les enfants jouer de ces airs des temps oubliés qui se trans­mettent de pipeau à pipeau depuis la Conquête et où se marient la prière arabe et le fla­men­co de Grenade.
Le troi­sième jour — ou le cin­quième — je me suis débar­ras­sé de mes frusques et j’ai revê­tu une jupe fou­ta et le fer­mier m’a ceint le front d’un ban­deau blanc. Et savait-il lui-même que c’est un signe ancien d’in­tou­cha­bi­li­té, une pro­cla­ma­tion d’hos­pi­ta­li­té accor­dée ?… Jamais encore je n’a­vais éprou­vé à ce point le sen­ti­ment de n’être per­sonne, c’est-à-dire enfin quel­qu’un… L’ha­bi­tude de n’être soi-même finit par nous pri­ver tota­le­ment du reste du monde, de tous les autres ; « je », c’est la fin des pos­si­bi­li­tés… Je me mets à exis­ter enfin hors de moi, dans un monde si entiè­re­ment dépour­vu de ce carac­tère fami­lier qui vous rend à vous-même, vous ren­voie à vos petits foyers d’in­fec­tion… J’a­vais enfin réus­si ma transhumance.
Assis de l’aube à la nuit au bord de la route, j’ai été ce vaga­bond yémé­nite que les rares voya­geurs en auto regar­daient avec curio­si­té et avec le sen­ti­ment récon­for­tant d’a­voir échap­pé en nais­sant « bien » à cette sau­va­ge­rie et ce dénue­ment… J’ai eu droit ain­si, du fond de ma pouille­rie, au regard de l’am­bas­sa­deur des États-Unis qui pas­sait dans sa voi­ture et je suis heu­reux d’a­voir pu enri­chir l’ex­pé­rience yémé­nite de ce fonc­tion­naire chi­nois qui s’est arrê­té pour prendre une pho­to de moi, ce qui me pro­cu­ra un mer­veilleux sen­ti­ment d’authenticité.
J’é­tais plus fort que Hou­di­ni : enfer­mé pieds et poings liés, comme nous tous, au fond de moi-même et haïs­sant les limites ain­si impo­sées à mon appé­tit de vie ou plu­tôt des vies, j’é­tais par­ve­nu, une chique de haschisch aidant, à m’en­fuir de cette colo­nie péni­ten­tiaire qui condamne à n’être que soi-même.
Un groupe de jeunes gens sovié­tiques, infir­mières et méde­cins de l’hô­pi­tal russe de Sanaa, des­cendent le che­min qui mène vers les gorges, et la plus belle des jeunes filles, au petit nez retrous­sé de toutes les Katin­ka de mes rêves blonds, paye au pas­sage un tou­chant com­pli­ment à mon authen­ti­ci­té. Après m’a­voir lan­cé un regard pru­dent, elle dit à ses com­pa­gnons, d’un ton tran­chant et définitif :
Oujas­naïa mor­da !
Ce qui, libre­ment tra­duit, signi­fie : « une gueule abso­lu­ment abominable… »
Je sen­tis que j’a­vais enfin réus­si ma vie. Une de mes vies, je veux dire : celle qui n’a duré que quelques ins­tants au bord d’une route d’A­ra­bie, par­mi les cac­tus et les figuiers, et qui doit orner en ce moment de son pit­to­resque bien yémé­nite l’al­bum de pho­tos d’un com­mu­niste chinois…
Le ser­gent revint de son congé le len­de­main et récu­pé­rai mes papiers d’i­den­ti­té, avec une cer­taine tris­tesse. J’é­tais ren­du à moi-même…

Romain Gary, Les tré­sors de la mer Rouge
Gal­li­mard, 1971

D’autres mots de Romain Gary sur La val­lée des rubis

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