Pre­mière pipe d’o­pium. On devrait tous lire — ou relire — Saint Augus­tin d’Hip­pone, le célèbre auteur des Confessions.

Il est des choses qui ne sont pas des choses et d’autres qui sont aus­si des signes […] Par­mi ces signes, cer­tains sont seule­ment des signaux, d’autres sont des marques ou des attri­buts, d’autres encore sont des symboles.

Vit­tore Car­pac­cio dans la cha­pelle San Gior­gio degli Schia­vo­ni, Venise — Saint Augustin

Dans les pre­mières années du XVIè siècle, les anciens de la guilde de San Gior­gio degli Schia­vo­ni, com­man­dèrent à l’ar­tiste Vit­tore Car­pac­cio une série de scènes illus­trant la vie de saint Jérôme, ce grand éru­dit et lec­teur du IVè siècle. Le der­nier tableau, peint en haut et à droite quand on entre dans la petite salle obs­cure, ne repré­sente pas saint Jérôme mais saint Augus­tin, son contem­po­rain. Une tra­di­tion répan­due au Moyen Âge raconte que, saint Augus­tin s’é­tant assis devant son bureau pour écrire à saint Jérôme afin de lui deman­der son opi­nion sur la ques­tion de la béa­ti­tude éter­nelle, la pièce fut emplie de lumière et Augus­tin enten­dit une voix qui lui annon­çait que l’âme de Jérôme était mon­tée au ciel.

Alber­to Man­guel, in L’or­di­na­teur de saint Augustin
tra­duit de l’an­glais par Chris­tine Le Bœuf, Actes Sud, 1997

Deuxième pipe d’o­pium. Naf­tule Brand­wein. Les ama­teurs de klez­mer connaissent for­cé­ment Naf­tule, Yom lui-même y fait sou­vent réfé­rence comme était le maître de la cla­ri­nette klez­mer. L’homme reste peu connu, peu de docu­ments attestent de sa vie, et le peu qu’on sait de lui c’est qu’il fut un musi­cien très deman­dé notam­ment dans les mariages juifs. Après une courte car­rière dis­co­gra­phique, il finit sa vie dans une misère et un ano­ny­mat par­fait, entou­ré des brumes de l’al­cool qu’il consom­mait en plus grande quan­ti­té que le musique. On sait aus­si de lui qu’il ne connais­sait rien à la musique écrite et qu’il ne par­lait que yid­dish, mais éga­le­ment que cela ne lui posait pas de pro­blème d’é­thique de jouer pour des concerts pri­vés pour Mur­der Inc., la célèbre mafia de la Yid­dish Corporation.

Troi­sième pipe d’o­pium. Anto­nio Cor­ra­di­ni, l’or­fèvre du marbre. C’est un artiste qu’on connaît peu mais qui réa­li­sa nombre d’œuvres sculp­tu­rales à l’as­pect très aérien, affu­blés de voiles, dans une des pierres les plus dures qui soit, le marbre. Comme un point d’orgue à sa car­rière, Cor­ra­di­ni sculpte à la fin de sa vie, en 1751, une sta­tue, œuvre allé­go­rique repré­sen­tant la Pudi­ci­té, pour le tom­beau de Céci­lia Gae­ta­ni à l’in­té­rieur de la cha­pelle San­se­ve­ro de Naples. Évi­dem­ment, la tech­nique de Cor­ra­di­ni consis­tant à rendre pré­sente l’ex­trême légè­re­té d’un tis­su trans­pa­rent posé sur la peau, il faut pour cela que le marbre soit poli avec une cer­taine patience pour arri­ver à ce résul­tat si fin. Le résul­tat est épous­tou­flant de beau­té, mais le sujet cen­sé repré­sen­ter la pudi­ci­té, est pour le coup tout sauf pudique. La femme a les yeux mi-clos sous son voile qui laisse devi­ner la forme avan­ta­geuse de sa poi­trine qu’elle porte fiè­re­ment bom­bée en avant. On aurait vou­lu tor­tu­rer un peu plus l’âme cha­grine d’un croyant que le sculp­teur n’au­ra pas pu s’y prendre autre­ment, et c’est cer­tai­ne­ment en cela que réside le génie de Corradini.

Anto­nio Cor­ra­di­ni — la pudi­ci­té (Pudi­ci­zia Vela­ta) 1751 — Cha­pelle San­se­ve­ro — Naples

Qua­trième pipe d’o­pium. Le chris­tia­nisme, reli­gion de l’ou­bli. Le chris­tia­nisme ne sait même pas d’où il vient, il s’i­ma­gine être né à Rome et ne racon­ter qu’une vague his­toire d’hommes cru­ci­fiés sur une col­line dans un monde loin­tain, alors qu’il est est né dans le désert, bien loin des marbres de Rome.

Le chris­tia­nisme est depuis long­temps asso­cié à la Médi­ter­ra­née et à l’Eu­rope occi­den­tale. Cela résulte en par­tie de l’emplacement du gou­ver­ne­ment de l’Église, les prin­ci­pales figures des Églises catho­liques, angli­canes et ortho­doxes se trou­vant res­pec­ti­ve­ment à Rome, Can­ter­bu­ry et Constan­ti­nople (la moderne Istam­bul). Or en réa­li­té, dans tous ses aspect, la pre­mière chré­tien­té fut asia­tique. Son point focal géo­gra­phique était bien sûr Jéru­sa­lem, ain­si que les autres sites liés à la nais­sance, à la vie et à la cru­ci­fixion de Jésus ; sa langue ori­gi­nelle était l’a­ra­méen, l’une des langues sémi­tiques ori­gi­naires du Proche-Orient ; son arrière-plan théo­lo­gique et sa trame spi­ri­tuelle étaient four­nis par le judaïsme, for­mé en Israël puis durant les exils égyp­tien et baby­lo­nien ; ses his­toires étaient mode­lées par des déserts, des crues, des séche­resses et des famines mécon­nues de l’Europe.

Peter Fran­ko­pan, Les routes de la soie, tra­duit de l’an­glais par Guillaume Villeneuve
Edi­tions Nevi­ca­ta, 2015

Cin­quième pipe d’o­pium. 萨顶顶. Sa Ding­ding. Elle est belle comme tout, elle est Chi­noise, née en Mon­go­lie et de culture han et mon­gole et chante en tibé­tain ou en sans­krit. A l’heure où la Chine fait du Tibet une for­te­resse accul­tu­rée, on peut dire qu’elle a un sacré culot. 

Sixième pipe d’o­pium. Mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et dans sa vie par la même occa­sion. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques lignes à bou­ger. Faire le vide, reprendre les quelques outils habi­tuels avec les­quels on fait les choses d’or­di­naires, du papier et des sty­los, jeter ce qui ne sert à rien. Si on ne touche pas à un objet pen­dant plus d’un mois, c’est qu’il ne sert à rien, autant ne pas le gar­der, se dépos­sé­der de tout ce qui encombre. Fer­mer les yeux et se concen­trer sur un sou­ve­nir qu’on a tout fait pour fixer comme étant hors du temps pour revivre des sen­sa­tions agréables. Éva­cuer les sou­ve­nirs dou­lou­reux. Ima­gi­ner toutes les vies qu’on n’a pas pu vivre est une forme de souf­france à ne sur­tout pas gar­der niché au creux de soi, un poi­son à faire sor­tir. Il n’y aura peut-être plus de pipes d’o­pium pour s’en­dor­mir dans les rêves de dra­gons, dans les volutes de cette fumée blanche qui n’est qu’un écran mas­quant les vrais souf­frances qu’il suf­fit de cher­cher à évi­ter, et puis on fini­ra bien par se réveiller un matin, les yeux un peu gon­flés, les muscles engour­dis et l’ha­leine pâteuse, pour se rendre compte qu’on a mar­ché trop long­temps et qu’on aurait mieux fait de s’ar­rê­ter pour prendre un peu le temps.

Fumeurs d'opium en 1880

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