Où il est ques­tion d’un poète indien, d’une femme chi­noise qui n’a jamais exis­té, des paroles du Boud­dha et d’une chan­teuse islan­daise qui chante à la manière des scaldes.

Pre­mière pipe d’o­pium. Rabin­dra­nath Tha­kur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর), prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1913. Des mots trou­vés au hasard dans les pages d’Élodie Ber­nard, que je ramène dans mon giron, des mots attra­pés au vol, pour ne pas les perdre. On ne connait pas assez ces auteurs asiatiques…

J’es­saie avec toute mon âme alté­rée d’une soif inapai­sable de péné­trer ce mince mais inson­dable mys­tère, comme ces étoiles qui épuisent les heures, nuit après nuit, espoir de per­cer le mys­tère de la sombre nuit avec leur regard bais­sé qui ne dort pas et ne cli­gnote pas.

Rabin­dra­nath Tagore, Gitan­ja­li, l’of­frande lyrique
Gal­li­mard, 1971

 

Deuxième pipe d’o­pium. Tăng Tuyết Minh (Zēng Xuěmíng), la femme qui n’a­vait jamais exis­té. Dans la longue réécri­ture de l’his­toire à laquelle s’est adon­née le peuple viet­na­mien pen­dant de longues années d’er­rances com­mu­nistes (n’en est-on pas encore là aujourd’­hui ?), il existe une his­toire que j’ai décou­verte cet été tan­dis que je m’ap­prê­tais à rendre visite à la dépouille immor­telle de l’oncle Hồ… Celui qui fut le grand révo­lu­tion­naire, encore adu­lé aujourd’­hui, d’un Viet­nam frac­tu­ré par une guerre civile qui laisse encore des traces de nos jours, fut marié dès 1926 à une jeune fille chi­noise et catho­lique de Guangz­hou mais il furent sépa­rés six mois plus tard tan­dis que Hồ Chí Minh pris la fuite suite au coup d’é­tat des natio­na­listes mené par Tchang Kaï-chek. Mal­gré des ten­ta­tives nom­breuses de l’une et de l’autre, les époux ne furent jamais réunis et tan­dis que Hồ s’é­tei­gnit en 1969, Tăng Tuyết Minh mou­rut en 1991 à l’âge de 86 ans. A ce jour, le gou­ver­ne­ment viet­na­mien fait tou­jours son pos­sible pour que cette his­toire d’a­mour ne figure pas au titre de l’his­toire offi­cielle, de la même manière qu’il est jeté un voile sombre sur les rela­tions sexuelles qu’en­tre­te­nait le lea­der avec des jeunes filles à peine pubères… D’ailleurs, c’est bien simple, Tăng Tuyết Minh n’a jamais existé… 

Troi­sième pipe d’o­pium. Le Boud­dha Sha­kya­mu­ni a dit Celui qui inter­roge se trompe. Celui qui répond se trompe. Alors je ne m’in­ter­roge plus, je laisse faire, mais devant l’im­pas­si­bi­li­té du boud­dhiste qui, pris dans le Mahāyā­na, a cette fâcheuse ten­dance à ne pas vou­loir déro­ger à l’ordre du monde éta­bli et finit par tom­ber dans une sorte de fata­lisme qui ne me convient pas, je cherche jour après jour à sor­tir du saṃsā­ra. Est-ce que ça compte vrai­ment si c’est soi-même qu’on inter­roge ? Et puis après tout, quel mal y a‑t-il à vou­loir sor­tir des cadres, sur­tout s’il est ques­tion de reli­gion ? Je suis dans un état tran­si­toire, pris entre l’en­vie de par­tir pour retrou­ver les sen­sa­tions à pré­sent dis­pa­rues et l’en­vie de res­ter et de construire quelque chose ici, tou­jours dans un écart inso­luble, alors je tente de retrou­ver au tra­vers de mes car­nets de voyage les lieux et les sen­sa­tions, je recons­truis, je rééla­bore le voyage en ima­gi­nant ce qu’il aurait pu être. Je me sou­viens de mon troi­sième voyage en Tur­quie, en pleines émeutes du parc Gezi, der­nière fois où j’y ai mis les pieds — le manque —, je me sou­viens des heures chaudes dans le parc his­to­rique de Sukho­thai que je par­cou­rais à vélo le long des larges ave­nues vides et entre les murs du Wat Si Chum — le manque —, je me sou­viens de Hanoï avec ses rues bruyantes et les ven­deurs de rue assou­pis sur le trot­toir pen­dant que je me repo­sais sur les bords du lac de l’é­pée res­ti­tuée, je me sou­viens de la moi­teur du matin à Chiang Mai quand je sor­tais de ma chambre d’hô­tel en même temps que les moines du Wat Che­di Luang et les chiens errants, au temps où dor­mir était une option inef­fi­cace — le manque. Mon corps a goû­té les plai­sirs de cette chair qui reste ancrée en moi comme le nom de Chu­la­long­korn.

Wat Sri Chum. Fan­tas­tique Boud­dha de 14 mètres de haut dont la seule main est plus haute qu’un homme

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Qua­trième pipe d’o­pium. Björk. Un amour de jeu­nesse qui m’ac­com­pagne depuis 1996 tan­dis que je décou­vrais avec un peu de retard l’al­bum Debut. Jus­qu’au jour où vous vous ren­dez compte que le nom de celle que vous appe­liez de la même manière qu’une marque de pro­duits ali­men­taires bio doit fina­le­ment se pro­non­cer Beyerk

Björk c’est avant tout la ríma (rímur au plu­riel), cette poé­sie scal­dique venue d’Is­lande et qui se base sur une ver­si­fi­ca­tion alli­té­ra­tive, comme le sont les plus anciens textes anglo-saxons comme Beo­wulf par exemple. La manière de réci­ter les rímur consiste à bien décol­ler les syl­labes pour une com­pré­hen­sion aisée. Dans les chan­sons de Björk, on retrouve exac­te­ment cet art et cette dic­tion toute par­ti­cu­lière (on l’en­tend par­ti­cu­liè­re­ment bien dans cet extrait d’une émis­sion de télé­vi­sion islan­daise où elle chante Unra­vel, sim­ple­ment accom­pa­gnée d’une épi­nette), avec son anglais tein­té d’un accent islan­dais dont elle n’ar­ri­ve­ra jamais, et c’est tant mieux, à se départir.

Nous sommes le 21 jan­vier 2018, les arbres nus dégou­linent d’une pluie qui s’in­si­nue par­tout et le soleil semble avoir dis­pa­ru pour tou­jours. Cela me rap­pelle la lec­ture d’un livre somp­tueux mais triste, datant de 1937 et écrit par l’é­cri­vain hel­vète Charles-Fer­di­nand Ramuz, Si le soleil ne reve­nait pas. Mais il revien­dra, c’est écrit dans les livres. Per­sonne n’a dit que ce sera facile, mais il reviendra.

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