Racon­ter une mis­sion aus­si spec­ta­cu­laire que celle qui a emme­né trois hommes sur la lune par une très chaude jour­née de l’é­té 1969 n’é­tait pas à la por­tée de n’im­porte qui et il fal­lait a mini­ma l’ex­pé­rience d’un ingé­nieur en aéro­nau­tique, la plume d’un double Prix Pulit­zer et l’in­so­lence d’un des plus grands écri­vains amé­ri­cains, décé­dé en 2007, Nor­man Mai­ler. L’in­tel­li­gence de Mai­ler réside à mon sens sur­tout dans cette façon qu’il a de subli­mer un évé­ne­ment dont on connait peu les des­sous. En effet, l’ex­ploit final a quelque peu mas­qué toute l’éner­gie qu’il a fal­lu dépen­ser, dans une course folle — pour ne pas dire schi­zo­phrène —, à coups de mil­liards de dol­lars et après un tra­vail de sape pro­fond sur les men­ta­li­tés américaines.

Ce qui repo­sait sur le suc­cès du vol, c’é­tait rien de moins que de voir dimi­nuer la crainte chez les tech­ni­ciens dont les libi­dos étaient pri­son­nières de tout le réseau ser­ré des chiffres.

Saturn V

Tout l’in­té­rêt du récit de Mai­ler se trouve conden­sé dans ce qu’il nous apprend du réseau d’éner­gies ; éner­gie ciné­tique lors­qu’il nous décrit avec pré­ci­sion de poids de cha­cun des modules et la psy­cho­lo­gie des machines, le poids d’une fusée abso­lu­ment énorme — j’ai appris avec une cer­taine joie que la pous­sée n’est pas la pous­sée sur la terre, mais une force qui va à l’en­contre du poids des pro­pul­seurs — , éner­gies sociales lors­qu’un demi-mil­lion d’A­mé­ri­cains se retrouvent aux abords de Hous­ton pour suivre le lan­ce­ment de Saturn V en direct, éner­gies ther­miques lors­qu’il nous dit pour­quoi la cap­sule est recou­verte de tuiles réfrac­taires, et les com­bi­nai­sons de maté­riau des­ti­nés à évi­ter les col­li­sions avec des micro-météo­rites, éner­gies sexuelles lors­qu’il com­pare la fusée au phal­lus de l’A­mé­ri­cain moyen et la cap­sule à sa semence…

lune

La phy­sique était une étude de l’ordre, du raf­fi­ne­ment, de la splen­deur et du stu­pé­fiant mys­tère des lois qui régis­saient la nature, une contem­pla­tion des forces qui l’a­ni­maient ; la construc­tion méca­nique c’é­tait l’im­mer­sion dans le coef­fi­cient de glis­se­ment de l’adhé­sif appli­qué à l’é­crou qui main­te­nait le bou­lon d’un dix mil­lio­nième de la concep­tion totale incar­née dans une machine, cette concep­tion tra­cée tout d’a­bord au tableau noir par un phy­si­cien. D’un coup de craie ! « Ici, nous aurons l’in­ter­face. Les étages se sépa­re­ront. »  La phy­sique était donc l’a­mour et la construc­tion méca­nique le mariage. La phy­sique, c’é­tait le sexe, la concep­tion et la com­mu­nion de la famille ; la construc­tion méca­nique c’é­tait faire sor­tir les œufs à temps. La phy­sique c’é­tait remar­quer tran­quille­ment : « Don­nez à un objet une vitesse de onze kilo­mètres par seconde et il par­vien­dra à échap­per au champ d’at­trac­tion de la Terre. » La construc­tion méca­nique, c’é­tait les cin­quante ans de fusées creu­sant des sillons dans les champs de maïs et pre­nant feu sur leur aire de lan­ce­ment à cause des sou­papes qui n’é­taient pas étanches. La construc­tion méca­nique, c’é­tait les cinq cent mille hommes qui avaient brû­lé leur libi­do et tri­mé pen­dant des années comme des esclaves pour ras­sem­bler un effort col­lec­tif suf­fi­sant pour ame­ner un vais­seau spa­tial pesant deux mille neuf cents tonnes à se sou­le­ver et à acqué­rir une vitesse assez grande pour échap­per aux deux mille neuf cents tonnes d’at­trac­tion que le champ de gra­vi­ta­tion de la Terre fai­saient peser sur cet astronef.

Mais mieux que par­tout ailleurs, Mai­ler joue son rôle de gêneur, de tru­blion en jetant sur le pauvre Arm­strong son voile noir et pour­fend à coup de sar­casmes. Avec de longues phrases et cette sou­plesse dans les mots et leur arti­cu­la­tion, il démonte à l’é­poque déjà le rêve amé­ri­cain du ban­lieu­sard classe moyenne dans son sou­hait de stan­dar­di­sa­tion. Un grand moment.

La mai­son des Arm­strong était modeste, avec un toit poin­tu de bar­deaux bruns. C’é­tait une mai­son comme on en trou­vait un demi-mil­lion d’autres dans les ban­lieues, com­bi­nant le style moderne et le style tra­di­tion­nel tout neuf. On y per­ce­vait des traces de l’au­berge de cam­pagne anglaise, avec de petites fenêtres et de longues avan­cées. La mai­son pour­tant était située dans une rue dont la courbe ne devait rien aux déam­bu­la­tions d’une vache mais aux indices favo­rables sur des tableaux mon­trant le rap­port entre le reve­nu et le prix de revient pour des lotis­se­ments à rues droites. El Lago — c’é­tait le nom de cette ban­lieue, comme d’autres s’ap­pe­laient King­ston, Tim­ber Cove et Nas­sau Bay — était un tran­quille échi­quier de petites ave­nues aux virages soi­gneu­se­ment cal­cu­lés qui cou­paient sui­vant des angles droits rai­son­na­ble­ment approxi­ma­tifs d’autres ave­nues pavées, une impasse par-ci par là, une rue qui décri­vait un cercle com­plet. L’or­di­na­teur de l’a­gence immo­bi­lière qui avait four­ni le plan, dans sa sage façon de dis­tri­buer sui­vant un savant hasard la cour­bure des allées, avait conçu la logique de cet ensemble avec un tel sou­ci de prendre en consi­dé­ra­tion la varié­té des sou­haits expri­més par les groupes de clients-rési­dents situés à ce niveau pré­cis de reve­nus-pou­voir d’a­chat, que l’ef­fet géné­ral — quel coup pour la bonne volon­té de l’ar­chi­tecte qui avait déci­dé sans doute pour une fois : fai­sons quelque chose de mieux ! — était aus­si agréable et sté­rile pour l’œil qu’un living-room modèle de grand maga­sin pour jeunes mariés ache­tant à cré­dit avec un bud­get moyen­ne­ment élevé.

norman_mailer

Pho­to © Chris Gul­ker

Main­te­nant, je me demande sim­ple­ment ce que je vais lire…

Bivouac sur la lune, Nor­man Mailer,
Edi­tion Robert Laf­font, col­lec­tion Pavillons poche.

Tags de cet article: , , , , ,