Les petites his­toires font par­fois les grandes et lors­qu’elles arrivent jus­qu’à nos oreilles chastes et cré­dules, elles prennent par­fois la cou­leur des légendes. Nic­colò Nic­co­li, un éru­dit flo­ren­tin qu’on peut dire huma­niste, est connu pour avoir fon­dé une des plus grandes col­lec­tions de livres sous forme de biblio­thèque publique qui a ali­men­té la très célèbre Biblio­thèque Lau­ren­tienne de Flo­rence mais éga­le­ment pour être à l’o­ri­gine de l’é­cri­ture cur­sive répu­tée sous le nom d’« ita­lique de la Can­cel­la­res­ca » ou « ita­lique de la Chan­cel­le­rie ». On trouve dans un livre édi­té en 1859 à Flo­rence (Vite de uomi­ni illus­tri del seco­lo XV, Fio­ren­ti­no Ves­pa­sia­no da Bis­tic­ci) un épi­sode qui revêt une colo­ra­tion toute par­ti­cu­lière, illus­trant la trans­mis­sion du patri­moine à tra­vers les âges.

Repla­çons tout ceci dans le contexte. Rome, au début de la Renais­sance, n’est encore qu’une petite ville pro­vin­ciale mal famée. Comp­tant 1 200 000 habi­tants en 260 après J.-C., on ne trouve plus que 30 000 habi­tants au VIIIè siècle. Sa gran­deur pas­sée n’est plus qu’un songe, qui ne se reflète plus que dans les ruines à demi-enter­rées d’une ville fan­tôme. Les rares habi­ta­tions sont faites à par­tir de pierres de rem­ploi, de celles qui jadis fai­saient la majes­té de ses rues pavées et de ses mai­sons cos­sues. Des bustes antiques affleurent sous quelques cen­ti­mètres de terre, des cha­pi­teaux de colonnes et des rin­ceaux gisent au milieu des métopes et des tym­pans bri­sés ; toute une ville attend qu’on la découvre et les gamins jouent dans un vaste ter­rain vague, autre­fois capi­tale d’un empire s’é­ten­dant de l’Écosse aux cata­ractes du Nil et des contre­forts du Por­tu­gal au Golfe Persique…

Ami du grand huma­niste Le Pogge qui fut à l’o­ri­gine de la redé­cou­verte du long poème de Lucrèce, de rerum natu­ra, Nic­colò Nic­co­li est décrit en pleine chasse au tré­sor bien involontaire :

« Un jour, alors que Nic­colò sor­tait de chez lui, il vit un gar­çon qui por­tait autour du cou une cal­cé­doine dans laquelle était gra­vé un por­trait de la main de Poly­clète. Une œuvre remar­quable. Il s’en­quit du nom du père du gar­çon et, l’ayant appris, envoya quel­qu’un lui deman­der s’il accep­te­rait de lui vendre la pierre : le père y consen­tit volon­tiers, comme s’il ne savait pas ce que c’é­tait et n’y était pas atta­ché. Nic­colò lui fit por­ter cinq flo­rins en échange, et le bon­homme esti­ma qu’il en avait reti­ré le double de sa valeur. » Dans ce cas, au moins, la dépense se révé­la un très bon inves­tis­se­ment. « Du temps du pape Eugène vivait à Flo­rence un cer­tain Maes­tro Lui­gi le Patriarche, qui s’in­té­res­sait beau­coup à ce genre d’ob­jet, et il deman­da à Nic­colò la per­mis­sion de voir la cal­cé­doine. Ce der­nier la lui fit par­ve­nir, et elle lui plut tant qu’il la gar­da, et envoya à Nic­colò deux cents ducats d’or. Il insis­ta tel­le­ment que Nic­colò, n’é­tant pas un homme riche, la lui céda. Après la mort de ce patriarche, la pierre pas­sa au pape Paul, puis à Laurent de Médicis. »

Ste­phen Green­blatt, Quat­tro­cen­to
Flam­ma­rion, 2013
Note pp.345–346

Et voi­là comme une petite pièce réus­sit à tra­ver­ser les âges, grâce au bon goût d’un petit gar­çon et de son père, qui, un peu igno­rant, ne se dou­tait pas qu’il était assis sur un bon tas d’or…

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