Moka au bar sur les marches glis­santes à Borobudur

Avec Roger Vailland sur les marches de Borobudur

Je ne sais pas vrai­ment ce qu’il s’est pas­sé en 1957, je ne m’en sou­viens plus trop. Roger Vailland a obte­nu le prix Gon­court pour La loi. Je crois en fait qu’il ne s’est pas pas­sé grand-chose, que les jours ont pas­sé sans que per­sonne ne s’en aper­çoive, que les hommes étaient grands et secs, qu’ils por­taient des cos­tumes droits, des che­mises en crêpe de coton et des cra­vates étroites, des mocas­sins incon­for­tables et ils fumaient des brunes, des Gau­loises, comme mon père, des tiges de 8, voya­geaient dans des avions sans cou­leurs et qui por­taient des noms qui lais­saient rêveur (Cara­velle, Constel­la­tion, SNCASE SE 2010 Arma­gnac…) sur des com­pa­gnies qui n’existent plus, comme la TAI (Trans­ports Aériens Inter­con­ti­nen­taux, qui pou­vait relier Paris à Hanoï en pas­sant par Tunis, Damas, Kara­chi, Bang­kok et Saï­gon) ou UTA (Union des Trans­ports Aériens).

J’ai ren­con­tré Roger Vailland par hasard, dans les rayon­nages d’une librai­rie. Quant à savoir ce que je fai­sais dans les parages, je ne m’en sou­viens pas plus que la rai­son pour laquelle je suis tom­bé sur son livre. Lui-même ne sait pas trop ce qu’il fai­sait là ; c’est en tout cas l’im­pres­sion assez nette qui s’est révé­lée à moi. La pile de livres étaient qua­si­ment sur le sol, proche de la moquette, et en me rele­vant avec le livre à la main, mon regard est tom­bé sur la paire de jambes bron­zées d’une jolie bonde flot­tant dans une robe légère au motif envoû­tant ; ce qui m’a cer­tai­ne­ment déci­dé à ache­ter le livre, d’au­tant qu’elle cher­chait visi­ble­ment un guide tou­ris­tique sur le Cam­bodge. Pas banal.

Je ne connais­sais pas Roger Vailland, pas plus que l’an­née 57 que j’ai tra­ver­sée comme une étoile filante, à moins que je ne fus pas encore né. Après m’être ren­sei­gné, le per­son­nage ne m’in­té­resse pas plus que cela, mais le titre avait tout pour me plaire d’emblée : Boro­bou­dour, Voyage à Bali, Java et autres îles. Il n’en fal­lait pas plus pour exci­ter ma curio­si­té. Curieuse aus­si cette ortho­graphe de Boro­bu­dur que je n’a­vais jamais vue ins­crite de cette manière ; on la croi­rait tout droit sor­tie elle aus­si des années 50, à l’é­poque où l’on écri­vait ces mots venus de l’é­tran­ger comme il se pro­non­çaient. L’es­pace de quelques jours, je suis repar­ti en Indo­né­sie sur les traces d’un homme qui y a mis les pieds après un voyage d’une dizaine de jours en fai­sant des sauts de puces sur les conti­nents, en 1950 alors que l’In­do­né­sie sor­tait d’une période trou­blée à l’is­sue de laquelle elle a repris son indé­pen­dance aux Pays-Bas avec la pre­mière pré­si­dence de Soekarno.

© CEpho­to, Uwe Ara­nas

SNCASE SE 2010 Armagnac
Le pré­sident Soe­kar­no, né Koes­no Sos­ro­di­hard­jo (1901–1970)
“J’ai rêvé des ber­gères deve­nues reines en train de jouer sur les ter­rasses de Boroboudour.”

Sur les ter­rasses du sanc­tuaire de Boro­bou­dour, où la légende veut que soit enter­ré le der­nier des rois de Mata­ram, mort de plai­sir après s’être fait “murer dans son palais avec ses dix mille concu­bines”, Vailland s’é­tait pris à rêver d’un jour où les habi­tants de la val­lée se seraient libé­rés de toutes les sortes de ser­vi­tude : “j’ai rêvé des ber­gères deve­nues reines en train de jouer sur les ter­rasses de Boro­bou­dour, et c’é­taient bien des reines que je voyais, cha­cune aus­si sin­gu­lière que seule la reine pou­vait l’être, autant de varié­tés, d’espèces, de familles, de genres de reines qu’il y a de créa­tures humaines, des reines aus­si dif­fé­rentes des reines du pas­sé que la licorne de tous les ani­maux sau­vages ou domes­tiques, connus ou incon­nus, crées ou ima­gi­nés.” La sin­gu­la­ri­té de l’in­di­vi­du dans la socié­té, une socié­té faite d’in­di­vi­dus libres ou sou­ve­rains, où nul ne domine l’autre : c’est le monde à venir, la socié­té sans classes, l’i­déale socié­té com­mu­niste hors de laquelle il n’est point de pos­si­bi­li­té de bon­heur, dont Vailland ne ces­se­ra jamais de rêver.

Pré­face de Marie-Noël Rio

De tous les pays du monde, il en est un si par­ti­cu­lier, tout en déme­sure, tout en lon­gueur et en îles, en reli­gions et en mil­lions d’ha­bi­tants, où règne une atmo­sphère qu’on ne peut vivre nulle part ailleurs.

C’est la sai­son des pluies, et les masures des kam­pang baignent dans l’eau. Mais il y a encore davan­tage d’eau en sus­pen­sion dans l’air que dans la boue des rues et dans le marais d’où émerge la ville ; la peau est per­pé­tuel­le­ment moite ; un bra­ce­let-montre en cuir a pour­ri sur mon bras en moins d’une semaine.

L’é­cri­ture de Vailland est très char­nelle, très orga­nique, elle fait appel à des sen­ti­ments assez variés et des émo­tions fortes, très sexuelles, qui n’est pas sans lien avec cer­taines des images qu’on peut retrou­ver chez Nico­las Bou­vier, jus­qu’à dans la mise en rela­tion d’élé­ments lointains.

Au jar­din bota­nique de Bogor, cer­tains arbres se gonflent comme des muscles, se cre­vassent comme des enge­lures, se dressent comme des phal­lus, s’ex­co­rient comme des plaies, puent comme des cha­rognes, rayonnent symé­tri­que­ment comme des osten­soirs, et dans l’é­chan­crure d’un petit lac, toutes les formes de la vie se sont offertes à moi, dans leurs incar­na­tions végé­tales, la racine-larve, la feuille-fœtus, la tige-ven­touse, et la fleur-œil, plus noire que le regard de la jeteuse de sort de Bologne…

Les pas­sages les plus intimes de ces récits de voyages sont éton­nants, éton­nants d’a­na­lo­gie com­plexes qui en disent long sur son édu­ca­tion et son pas­sé, peut-être aus­si sa san­té qu’il avait pré­caire. Il mour­ra d’un can­cer du pou­mon à 57 ans.

C’est d’un âge déjà loin­tain de ma vie, cette com­plai­sance au déme­su­ré dans la nature et dans l’homme. Fils d’in­tel­lec­tuel et de jan­sé­niste, l’é­du­ca­tion que j’a­vais reçue m’a­vait pri­vé de mon corps, que je n’a­vais retrou­vé plus tard qu’à la limite d’un usage exces­sif de cer­taines de ses pos­si­bi­li­tés. Un prin­temps, après plu­sieurs années d’un som­meil plus tor­pide que celui des ani­maux hiber­nants, je m’é­tais réveillé dans une cli­nique, au flanc de la plus haute mon­tagne d’Eu­rope. La débâcle des glaces eut lieu le même jour, dans le tor­rent, sous ma fenêtre, et dans mes artères ; et pen­dant toute une semaine, la mon­tagne et moi, nous avons hur­lé de dou­leur à cause de cette mul­ti­tude de gla­çons et de rocs, que le jeune flot rou­lait dans tout notre corps et jus­qu’au plus fines extré­mi­tés de nos membres. Plus mon corps et la terre ruis­se­lèrent en même temps d’hu­meurs et de sèves, et je retrou­vai les odeurs et les par­fums, et le goût de tou­cher, et le plai­sir de pal­per, dans le même temps que les névés se chan­gèrent en une prai­rie tendre et par­fu­mée. Vers ce temps-là, je fus han­té par la paren­té du corps humain et de l’u­ni­vers, et me pen­sais volon­tiers avec des nébu­leuses dans la tête, l’é­corce ter­restre comme sque­lette, et le feu cen­tral à la place du sexe. Vers cette époque, je fis un voyage en Égypte ; j’al­lais voir le tom­beau du bœuf Apis : c’est un énorme bloc de basalte brut, enfoui dans les pro­fon­deurs de la terre : c’é­tait mon ventre. Quant à ma peau, je me plai­sais à la faire suer, c’é­tait encore une façon de la pos­sé­der, par des marches exté­nuantes dans le désert. A cet age-là, j’eusse aimé Boro­bou­dour à l’ex­clu­sion de tout autre lieu, et nul sort ne m’eut paru plus digne d’en­vie que celui du der­nier roi de Mataram.

S’il est un moment du voyage de Vailland en Indo­né­sie qui le marque pro­fon­dé­ment, c’est lors de son pas­sage à Bali, cer­tai­ne­ment à Ubud, sa ren­contre avec la céré­mo­nie du kecak, la transe tra­di­tion­nelle racon­tant un pas­sage du Ramaya­na. Il sait par­fai­te­ment que ce n’est plus qu’un spec­tacle et en rien une céré­mo­nie vivante ; il n’en reste pas moins qu’on res­sort d’un kecak com­plè­te­ment son­né parce qui se passe et la transe dans laquelle, sans s’en rendre compte, on a vécu ces quelques minutes.

Un autre spec­tacle à la mode est le ket­chak, qui dérive des lita­nies et des danses magiques, par les­quelles les vil­la­geois inci­taient la jeune fille sang-hyang, c’est-à-dire, la jeune-fille-qui-a-le-don-d’en­trer-en-transe, à se mettre en contact avec les forces de la nature et à les bien dis­po­ser envers la com­mu­nau­té.
J’ai assis­té à un ket­chak, qui grou­pait plus de deux cents exé­cu­tants venus direc­te­ment des rizières, à la tom­bée de la nuit, en cos­tume de tra­vail, tous des hommes (la seule jeune fille est la sang-hyang), qui s’as­soient en cercle concen­triques autour d’un mat qui porte des flam­beaux, et qui deviennent tour à tout cho­ristes et dan­seurs. La jeune fille danse : une sorte de vibra­tion sur place, au centre, au pied des flam­beaux. Le chœur mêle jus­qu’à quatre groupes de voix. Les solos et les duos s’é­lèvent sur un fond de cla­que­ments de mains, ou d’un souf­fle­ment rauque pro­duit avec une accé­lé­ra­tion pro­gres­sive, jus­qu’à épui­se­ment ; cer­tains pas­sages évoquent les chœurs des pay­sans russes, d’autres le chant gré­go­rien. La danse est rela­ti­ve­ment sta­tique. Tan­tôt les cho­ristes se ren­versent en arrière et les deux cents corps s’en­che­vêtrent, tan­tôt les bras s’é­lèvent tous ensemble vers le ciel, et fré­missent en pro­dui­sant, je n’ai pas com­pris par quel pro­cé­dé, un bruis­se­ment ana­logue à celui d’un feuillage dans un vent d’o­rage. Vers la fin, le cercle se scinde par moi­tié, et les deux par­ties s’af­frontent, l’une debout, l’autre rever­sée en arrière, comme ter­ras­sée par une ter­reur feinte ; puis les vain­cus se relèvent les deux camps s’en­tre­croisent à plu­sieurs reprises, dans un com­bat simu­lé ; cha­cun se retrouve fina­le­ment dans la posi­tion de départ, pour ter­mi­ner sur un chœur qui s’ac­cé­lère jus­qu’à la fré­né­sie, et s’in­ter­rompt net pour lais­ser toute l’at­ten­tion se concen­trer sur la dan­seuse ; c’est l’heure de la transe.

Pura Taman Kemuda Saraswati - Kecak
Céré­mo­nie du kecak à Ubud, Bali, au Pura Taman Kemu­da Saras­wa­ti. 22 février 2014

On ne res­sort pas vivant de la lec­ture, on en sort pire que ça ; la vie nous passe par-des­sus, elle nous conjugue plus qu’elle nous sub­jugue, et tout est fait pour qu’on y com­prenne plus rien. Sou­ve­nez-vous, en 2014, je reve­nais de Bali, des sauts de puces dans le Paci­fique ; Jakar­ta, Den­pa­sar, Ubud, un choc après bien d’autres chocs, l’A­sie en pleine face, et main­te­nant l’O­céa­nie, un pays musul­man comme aucun autre dans le monde, d’un islam qu’on disait modé­ré — ce n’est peut-être plus vrai­ment le cas aujourd’­hui -, des mil­liers d’îles dis­sé­mi­nées dans le Paci­fique, l’ar­chi­pel des petites îles de la Sonde (Kepu­lauan Nusa Teng­ga­ra). Et tout à coup, Roger Vailland appa­raît dans les rayons d’une librai­rie, à deux pas des jambes d’une belle femme ; étran­ge­ment je retiens son par­fum, l’as­so­cie au livre, au kecak, je tisse des liens impro­bables, me demande si je ne suis pas synes­thète, ou peut-être pseu­do-synes­thète, si tou­te­fois ça a réel­le­ment une impor­tance. Quoi qu’il en soit, les sens se déve­loppent avec la lit­té­ra­ture et les voyages ; le monde vit d’une autre manière. On se prend des gifles dans la figure, mais ça n’a jamais empê­ché qui que ce soit de vivre. Au contraire.

Au bout de la nuit, il ne reste que les che­mins de Bali, fai­ble­ment éclai­rés par la lune enchan­tée par les cris des crapauds.

Les routes innom­brables sont des allées mous­sues qui s’en­foncent sous le cou­vert d’arbres géants dans une ombre lumi­neuse, et que bordent à l’in­fi­ni les temples cham­pêtres et les sta­tues des dieux fami­liers. Un soir, j’y ai croi­sé une troupe de petites dan­seuses sacrées qui reve­naient d’une repré­sen­ta­tion, deux par deux, en se tenant par la main, éclai­rées par un vieillard qui mar­chait en serre-file et tenait une lampe-tempête.

Roger Vailland, Boro­bou­dour : Voyage à Bali, Java et autres îles
Pré­face de Marie-Noël Rio, Edi­tions du son­neur, 1951, 2008

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