Pour moi, pour plus tard, pour ceux qui y voient de l’intérêt…

Le Christ au tombeau, Hans Holbein dit Holbein Le Jeune, 1522

Le Christ au tom­beau, Hans Hol­bein dit Hol­bein Le Jeune, 1522

DOS­TOÏEVS­KI EST FRAP­PÉ D’UNE CRISE D’É­PI­LEP­SIE dans le musée de Bâle, devant le Christ mort de Hol­bein. La pein­ture occi­den­tale, de Grü­ne­wald à Goya, de Gre­co à Van Gogh et à Munch, ne manque pas, il me semble, d’œuvres sus­cep­tibles de déclen­cher de sem­blables acci­dents dans des orga­nismes hyper­sen­sibles. En revanche, il serait incon­ce­vable, par défi­ni­tion même, qu’une pein­ture chi­noise pro­dui­sît pareil effet — même la vio­lence d’un Xu Wei ou l’in­quié­tante bizar­re­rie d’un Wu Bin ou d’un Cheng Hong­shou ne sau­raient vrai­ment infir­mer cette obser­va­tion. Une seule excep­tion cepen­dant : l’an­gois­sant Gong Xian de la col­lec­tion Dre­no­watz (Mille pics et dix mille ravins, musée Rit­berg, Zurich) : pein­ture si dense, que nul air n’y cir­cule — le seul pay­sage suf­fo­cant que je connaisse.

CE QUI CIMENTE UN GROUPE SOCIAL, armé de tous les rites et ins­tru­ments du pou­voir et de la reli­gion, c’est moins une néces­si­té éco­no­mique qu’un sen­ti­ment de ter­reur devant le mys­tère du monde et la menace des choses. Au fond, Lord of the Flies (Sa Majes­té des mouches), de William Gol­ding, est une sorte de para­phrase du pro­pos d’A­lain : « La socié­té n’est pas fille de la faim, mais de la peur. »

Ça, c’est pour l’air du temps…

Au temps des Royaumes Com­bat­tants, la cava­le­rie avait une grande impor­tance mili­taire, et aus­si les divers sou­ve­rains employaient-ils des experts pour leur pro­cu­rer de bons che­vaux. On pri­sait par-des­sus tout le « super-che­val » (qian mi la), une mon­ture capable de galo­per mille lieues en un jour sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne sou­lèvent de pous­sière. Pareils che­vaux étaient très recher­chés, mais ils étaient aus­si exces­si­ve­ment rares, et dif­fi­ciles à iden­ti­fier — d’où le besoin de recou­rir aux ser­vices de connais­seurs spé­cia­li­sés. Le plus célèbre de ces experts était un homme appe­lé Bole, et il était employé par le duc de Qin. Bole étant deve­nu fina­le­ment trop âgé pour pour­suivre ses pros­pec­tions aux quatre coins du pays, le duc lui demande s’il ne pou­vait pas lui recom­man­der un expert capable de le rem­pla­cer. « Si, lui répon­dit Bole, j’ai un ami, un col­por­teur qui vend des fagots au mar­ché ; c’est un bon connais­seur de che­vaux. » Sur les conseils de Bole , le duc char­gea donc l’in­di­vi­du en ques­tion de se mettre en recherche d’un super-che­val. Trois mois plus tard, l’homme était de retour et annon­ça au duc : « J’ai trou­vé votre ani­mal dans tel vil­lage : c’est une jument brune. » Le duc envoya aus­si­tôt ses gens, qui ne trou­vèrent là qu’un éta­lon noir. Fort mécon­tent, le duc convo­qua Bole : « Il n’est pas très com­pé­tent, votre ami ! Il ne sait même pas dis­tin­guer cor­rec­te­ment la cou­leur et le sexe d’un che­val ! » En enten­dant ces mots, Bole s’ex­cla­ma, stu­pé­fait : « For­mi­dable ! Il est encore plus fort que je ne pen­sais — il me sur­passe cent et mille fois ! Ce qu’il détecte, c’est la nature interne de l’a­ni­mal. Il recherche et voit seule­ment ce qu’il a besoin de voir, et il ignore tout le reste. Sans se lais­ser dis­traire par les appa­rences externes, il va droit à l’es­sence inté­rieure. La façon dont il juge ce che­val montre qu’il serait qua­li­fié pour juger des choses plus impor­tantes que des che­vaux ! » Et, inutile de l’a­jou­ter, l’a­ni­mal en ques­tion se révé­la être un super-che­val capable de galo­per mille lieues en un jour, sans que ses sabots ne laissent de trace ni ne sou­lèvent de poussière.

千里马 - Qian li ma

Les trois cita­tions sont extraites de Le bon­heur des petits pois­sons, de Simon Leys.

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