Nous voi­ci face à une œuvre d’une force consi­dé­rable. La Maes­tà (Vierge en majes­té) por­tant le nom de la cha­pelle de San­ta Maria Novel­la de Flo­rence dans laquelle elle a long­temps été expo­sée, jus­qu’en 1937, est en tout point conforme aux canons de la pein­ture byzan­tine. Le grand Sien­nois Duc­cio di Buo­nin­se­gna, Duc­cio pour les intimes, a réa­li­sé là ce que la reli­gion d’a­lors exi­geait d’un peintre en matière d’art, ni plus, ni moins. C’est en tout cas ce qu’on cer­tai­ne­ment crû les com­man­di­taires de ce tableau aux dimen­sions colos­sales (290x450 cm) puisque le tableau est long­temps res­té accro­ché dans l’église.

Duccio di Buoninsegna -  Madonne Rucellai - 1285 -  Galleria degli Uffizi - Florence

Fond doré, taille et posi­tion des deux per­son­nages prin­ci­paux, prin­cipe iso­mé­trique de la pers­pec­tive du trône, tout y est ; c’est une œuvre qui a voix au cha­pitre. Mais Duc­cio avait du génie et si l’on regarde ce tableau d’un peu plus près, on voit que le peintre n’a pas fait l’é­co­no­mie du par­ti pris esthé­tique. Évi­dem­ment, la Vierge est la plus belle des femmes, rien à redire là-des­sus, mais la Vierge de Duc­cio a le regard de biais, le regard tendre et atten­dri, elle n’a en aucun cas ce regard froid de bour­geoise qui toise le monde, et ses joues sont légè­re­ment rosies, son teint n’a rien à voir avec le teint cada­vé­rique des pein­tures d’an­tan… Voi­là enfin une Vierge à échelle humaine, même si ses dimen­sions la placent bien au-des­sus du com­mun des mor­tels. La Vierge est donc une femme, une vraie, avec des émo­tions, de la ten­dresse, sur­tout, elle est capable d’é­mo­tion, ce n’est pas qu’une pleu­reuse qui s’ef­fondre au pied de son fils cru­ci­fié. En voi­là une sacrée nou­velle ! Pour faire bonne mesure et ne pas trop en dire, Duc­cio a éga­le­ment légè­re­ment rosi les joues du pote­lé bam­bin futur Roi du Monde ain­si que celles des anges. Après tout, ce sont aus­si des per­son­nages d’es­sence divine…

Détail visage - Duccio di Buoninsegna -  Madonne Rucellai - 1285 -  Galleria degli Uffizi - Florence

A pré­sent, regar­dons un peu cet objet de plus près, dans les détails. La tra­di­tion byzan­tine, nous l’a­vons dit, est tou­jours très pré­sente. La pein­ture dépo­sée sur des pan­neaux de bois est en droite ligne avec cet héri­tage. Nous pou­vons voir éga­le­ment deux étoiles dorées, une sur le front, l’autre sur l’é­paule droite. Et là, c’est pro­blé­ma­tique. Oui, je sais, c’est étrange de dire cela, mais il y a un sou­ci. En fait, dans cette tra­di­tion héri­tée de Byzance, la Vierge Marie est ornée d’é­toiles dorées qui signi­fie son éter­nelle vir­gi­ni­té. Les trois étoiles signi­fient sa vir­gi­ni­té avant l’en­fan­te­ment, pen­dant et après. Le pro­blème c’est qu’il n’y a que deux étoiles. La troi­sième devrait se trou­ver sur l’é­paule gauche, mais il n’y en a pas trace ici, alors qu’est-elle deve­nue ? Pour­quoi le peintre ne l’a pas repré­sen­tée ? Il aurait pu en faire l’é­co­no­mie, mais il a appa­rem­ment tenu à les repré­sen­ter, sauf une… Quel mes­sage Duc­cio a‑t-il vou­lu faire pas­ser ? On peut se dire que la tête de l’en­fant la masque, mais les peintres ne sont pas man­chots, ils usent d’ar­ti­fice lorsque le besoin s’en fait sen­tir et il aurait pu déca­ler les étoiles pour les faire appa­raître toutes les trois. En fait, il n’y a pas de réponse à cela.

Regar­dons les autres détails qui eux, posent moins de ques­tions. La pre­mière chose qui sur­prend — la sur­prise reste mesu­rée et mesu­rable — c’est la très large palette de cou­leurs pour un tableau aus­si ancien. On y voit du bleu pro­fond, du rose, du pourpre, des ors, du vert ; c’est une pein­ture réel­le­ment riche. Il y a ensuite ce superbe dra­pé fait de figures géo­mé­triques aux cou­leurs pro­fondes : le rouge, le doré et le vert. En regar­dant bien, il appa­raît une chose. Ce dra­pé n’est abso­lu­ment pas pro­bable. Le motif ne suit pas la courbe du dra­pé, il reste abso­lu­ment plat et c’est ce qui fait sa beau­té. C’est un motif d’une rare éla­bo­ra­tion dans un tableau de cette époque.

Regar­dons main­te­nant le lise­ré doré du man­teau de la vierge. Il ser­pente magni­fi­que­ment depuis le front de la Vierge jus­qu’à ses pieds en créant un modèle qui se conçoit comme n’é­tant qu’un ; un remar­quable exemple de ten­ta­tive d’u­ni­té mul­tiple (Cf. Les prin­cipes fon­da­men­taux de l’his­toire de l’art, Hein­rich Wölf­flin), ce qu’on peut consi­dé­rer comme un par­fait ana­chro­nisme. Ce lise­ré a une autre fonc­tion, c’est un rap­pel incon­tes­table d’un autre motif : celui du lise­ré du drap ten­du der­rière elle. En ce qui concerne les cou­leurs, on peut voir aus­si un rouge pro­fond à deux reprises. Le rouge, dans le sym­bo­lisme de la pein­ture rap­pelle la pas­sion du Christ et ce n’est pas un hasard si on le retrouve sur le cous­sin, mais éga­le­ment sur la tunique que la Vierge porte sous son man­teau bleu, d’un bleu noir fas­ci­nant de reflets et de mys­tère. On pour­rait se dire en regar­dant cette œuvre que la Vierge n’a pas de pieds, eh bien si, figu­rez-vous. Elle en a même deux qu’on peut voir poindre sous le man­teau, seule­ment deux pointes de chausses riches, bro­dées d’or, deux pieds qui font tout pour être le plus dis­cret possible.

En ce qui concerne la pers­pec­tive qui n’en est pas encore une et qu’on appelle iso­mé­trique, elle est ce qu’elle est pour l’é­poque, bal­bu­tiante. Je cré­pite de joie lorsque je vois ce casse-tête qu’a dû être pen­dant des années cette his­toire pour des géné­ra­tions de peintres qui ont dû s’ar­ra­cher les che­veux en se deman­dant com­ment faire pour repro­duire cette nature. Du coup, ce magni­fique trône, impo­sant et mas­sif a presque l’air ridi­cule. Quoi qu’il en soit, je reste per­sua­dé que si le trône est aus­si gros, et si on peut voir ce dra­pé si large, c’est pour occu­per au maxi­mum l’es­pace, prendre le plus de place pos­sible sur le fond, et donc, uti­li­ser moins d’or. Ima­gi­nez le nombre de feuilles d’or qu’il faut pour déco­rer un tableau de 4,50 m de haut ! Allons à l’économie…
Tou­jours en ce qui concerne cette pers­pec­tive, on peut voir l’in­com­pré­hen­sion qui sai­sit le peintre avec l’ange du bas à gauche ; il tient le pilier à l’ar­rière du trône, mais son pied droit se trouve bien devant le pilier à l’a­vant. Ce n’est pas grave en fait, car la tra­di­tion byzan­tine n’a que faire de la réa­li­té, et puis de toute façon, ce sont des per­son­nages d’es­sence divine, ils peuvent bien prendre toutes les liber­tés qu’ils veulent avec la réa­li­té du monde perceptible…

 

Composition - Duccio di Buoninsegna -  Madonne Rucellai - 1285 -  Galleria degli Uffizi - Florence

Étu­dions main­te­nant la com­po­si­tion de l’œuvre. Vous allez me trou­ver dingue, mais j’ai pas­sé un cer­tain temps à mesu­rer l’œuvre pour trou­ver un rap­port secret dans les dimen­sions des dif­fé­rents blocs et de l’œuvre en géné­ral, mais je n’ai trou­vé que le chiffre 1,375 qui ne cor­res­pond à ma connais­sance à rien de pré­cis sur le plan théo­lo­gique. Je n’ai trou­vé en réa­li­té qu’un seul rap­port digne de confiance. la hau­teur du tri­angle supé­rieur est égal à 1/4 de la hau­teur du rec­tangle infé­rieur, pro­por­tion qui ne signi­fie qu’une seule chose, que le peintre avait conscience de cer­taines règles har­mo­niques élémentaires.
Par contre, je me suis amu­sé à divi­ser le tableau sur ses grandes lignes : ligne de symé­trie haut-bas, médianes allant d’un angle à l’autre, inter­sec­tion de ces lignes en son milieu et enfin jonc­tion des deux angles supé­rieurs et voi­là ce que donne le des­sin. Là, je me dis, ce Duc­cio est un petit malin.
Regar­dons cela en énumérant :

  1. Les médianes passent toutes par un des genoux des anges et la médiane allant du haut à gauche au bas à droite passe par le genou de la Vierge.
  2. Cette même médiane indique le mou­ve­ment de la Vierge ; bras droit, cuisse droite.
  3. L’axe de symé­trie passe très exac­te­ment dans l’oeil droit de la Vierge (rap­pe­lez-vous le por­trait de Bal­das­sare Cas­ti­glione par Raphaël, et son axe de symé­trie qui passe dans l’oeil gauche…).
  4. Ce même axe croise la main droite de la Vierge et la main droite de l’enfant.
  5. La ligne rejoi­gnant les deux angles supé­rieurs du tableau montrent que le haut du crâne de la Vierge est plus haut que celui des anges… Pas de beau­coup, mais quand-même, il y a un sys­tème hié­rar­chique à respecter.
  6. Le croi­se­ment des 4 lignes se fait exac­te­ment sous le pied droit de l’en­fant, pas au-des­sus, ni à côté, comme si le Christ ne pou­vait poser son pied que sur un axe pré­cis, l’axe du monde (axis mun­di).

Ques­tion piège : com­ment sait-on que l’en­fant repré­sen­té est bien le Christ ? Hein ? A son nimbe cru­ci­fère qu’il est le seul à por­ter, bien sûr…

Nimbe crucifère du Christ enfant

Nimbe cru­ci­fère du Christ enfant

Les lignes sont élo­quentes, plus qu’on ne l’i­ma­gine. Mais peu importe la glose, il suf­fit de se lais­ser char­mer par le regard tendre de cette Vierge Marie, d’en appré­cier les cou­leurs, pour être conscient que nous sommes ici face à un chef‑d’œuvre, qui s’il suit les nou­veaux pré­ceptes de pein­ture insuf­flés par Cima­bue, annonce déjà la révo­lu­tion de Giot­to et de manière sub­li­mi­nale et tout en dou­ceur, la Renaissance…

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