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L’École d’A­thènes (détail) par Raphaël (1511)
in la Chambre de la Signa­ture (les Stanze) des musées du Vatican.

Traî­nant inva­ria­ble­ment dans les rayons des librai­ries à la recherche de quelque chose qui me plai­rait et dont je ne dis­po­se­rais encore pas, je suis tom­bé sur un cof­fret regrou­pant quelques uns des livres les plus connus de Ste­fan Zweig. N’ayant lu de lui que le Joueur d’é­checs il y a de ça une ving­taine d’an­nées, je me trou­vai assez satis­fait du fait qu’il n’en fasse pas par­tie. Alors j’ai cédé à la ten­ta­tion et je me suis immé­dia­te­ment mis à la lec­ture du pre­mier volume, la Confu­sion des sen­ti­ments (Ver­wir­rung der Gefühle), écrit en 1927. C’est indé­niable, les auteurs de langue alle­mande ont quelque chose que les autres n’ont pas, ce goût pro­non­cé du raf­fi­ne­ment lit­té­raire, de la phrase qui ne ter­mine pas même avec un point, de l’ex­trême pré­ci­sion des mots comme si pour eux écrire un livre reve­nait à cise­ler une plaque de cuivre des plus infi­nis détails. J’ai retrou­vé chez lui ce que j’a­vais trou­vé chez Tho­mas Mann dans la Mort à Venise. En dehors du thème prin­ci­pal, l’a­mi­tié fusion­nelle de deux hommes qu’un pro­fes­seur, au soir de sa vie, confesse comme étant l’é­vé­ne­ment qui le fit aban­don­ner sa vie de débauche pour une vie entiè­re­ment consa­crée aux choses de l’es­prit, j’y vois éga­le­ment une ode sublime à l’exal­ta­tion intel­lec­tuelle et à la place du maître, qu’en d’autres temps on appe­lait péda­gogue. Dans ce pas­sage par­fai­te­ment dosé, on assiste à l’exal­ta­tion intel­lec­tuelle que pro­cure l’in­ter­ven­tion pro­fes­so­rale, aus­si bien chez le maître que chez les élèves, avec la même inten­si­té que si on par­lait d’une étreinte… jus­qu’aux der­niers mots. On trou­ve­ra éga­le­ment dans ce livre des mots superbes sur l’adultère.

C’est alors seule­ment, lorsque les étin­celles se mirent à cré­pi­ter, que le pro­fes­seur inter­vint brus­que­ment, cal­ma la confron­ta­tion deve­nue trop vio­lente, en rame­nant avec adresse la dis­cus­sion à son objet, mais en même temps pour lui impri­mer, par une impul­sion secrète, un puis­sant élan spi­ri­tuel s’é­le­vant jus­qu’à l’in­fi­ni ; et ain­si il fut subi­te­ment au centre de ce jeu de flammes dia­lec­tiques, lui-même plein d’une allègre exci­ta­tion, aiguillon­nant et modé­rant à la fois ce com­bat de coqs entre les opi­nions, maître de cette vague défer­lante d’en­thou­siasme juvé­nile et lui-même empor­té par elle. Appuyé à la table, les bras croi­sés sur la poi­trine, il regar­dait l’un, puis l’autre, sou­riant à celui-ci, encou­ra­geant celui-là dis­crè­te­ment à la riposte, et son œil brillait du même feu que la veille : je sen­tais qu’il était obli­gé de se maî­tri­ser pour ne point leur ôter à tous, d’un seul coup, la parole de la bouche. Mais il se conte­nait avec vio­lence ; je le voyais à ses mains, qui pres­saient tou­jours plus for­te­ment sa poi­trine comme les douves d’un ton­neau ; je le devi­nais à ses com­mis­sures fré­mis­santes, qui rete­naient avec peine le mot déjà pal­pi­tant. Et subi­te­ment, ce fut plus fort que lui ; il se jeta avec ivresse dans la dis­cus­sion, à la façon d’un plon­geur ;  d’un geste éner­gique de sa main bran­die, il cou­pa en deux le tumulte, comme fait la baguette d’un chef d’or­chestre : aus­si­tôt tous se turent, alors il résu­ma les argu­ments, à sa manière har­mo­nieuse. Et tan­dis qu’il par­lait, resur­gis­sait son visage de la veille ; les rides dis­pa­rais­saient der­rière le jeu flot­tant des nerfs, son cou et sa sil­houette se ten­daient en un geste har­di et domi­na­teur et, aban­don­nant sa pos­ture cour­bée de guet­teur, il s’é­lan­ça dans le dis­cours, comme dans un flot tor­ren­tiel. L’im­pro­vi­sa­tion l’emporta : et je com­men­çai à com­prendre que, d’un tem­pé­ra­ment froid lors­qu’il était seul, il était pri­vé, dans un cours théo­rique ou dans la soli­tude de son cabi­net, de cette manière enflam­mée qui, ici, dans notre groupe com­pact, fas­ci­né et rete­nant son souffle, fai­sait explo­ser une bar­rière inté­rieure ; il avait besoin (oh, que je le sen­tais !) de notre enthou­siasme pour en avoir lui-même, de notre inté­rêt pour ses effu­sions intel­lec­tuelles, de notre jeu­nesse pour ses élans de jeu­nesse. Comme un joueur de cym­ba­lum se grise du rythme tou­jours plus sau­vage de ses mains fré­né­tiques, son dis­cours deve­nait tou­jours plus puis­sant, plus enflam­mé, plus colo­ré et plus ardent ; et plus notre silence était pro­fond (mal­gré soi on per­ce­vait dans l’es­pace les res­pi­ra­tions conte­nues), plus son expo­sé s’en­vo­lait, plus il était cap­ti­vant et plus il s’é­lan­çait comme un hymne. En ces minutes-là tous nous lui appar­te­nions, à lui seul, entiè­re­ment pos­sé­dés par cette exaltation.
Et de nou­veau, lors­qu’il ter­mi­na sou­dain, en évo­quant un pas­sage du dis­cours de Goethe sur Sha­kes­peare, notre exci­ta­tion retom­ba d’un coup. Et de nou­veau, comme la veille, il s’ap­puya épui­sé contre la table, le visage blême, mais encore par­cou­ru par les petites vibra­tions et les fré­mis­se­ments de nerfs, et dans ses yeux lui­sait étran­ge­ment la volup­té de l’ef­fu­sion qui durait encore, comme chez une femme qui vient de s’ar­ra­cher à une étreinte souveraine.

Tra­duit de l’al­le­mand (Autriche) par Oli­vier Bour­nac et Alzir Hella

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