Paul Bowles est un écri­vain un peu mar­gi­nal. Parce que ce n’est pas qu’un écri­vain… Autour du très beau livre The shel­te­ring sky (tra­duit très fidè­le­ment en fran­çais par… un thé au Saha­ra), por­té à l’é­cran par Ber­nar­do Ber­to­luc­ci en 1990 avec la très trou­blante Debra Win­ger et John Mal­ko­vitch, il n’en est pas moins un voya­geur et un esthète, écou­tant avec pas­sion les musiques qu’il trouve sur son che­min. On le sait moins mais Bowles est par­ti de nom­breux mois sur les routes du Maroc pour enre­gis­trer sur bandes magné­tiques les der­niers musi­ciens ber­bères. C’est donc tout natu­rel­le­ment qu’on retrouve trace de ces voyages au cœur de ce livre paru pour la pre­mière fois en 1998 sous le titre Leurs mains sont bleues, titre qu’on ne peut com­prendre qu’à la lec­ture du poème d’Ed­ward Lear qu’on trouve en exergue.

paul-bowles

Com­po­sé de plu­sieurs récits de voyage, on découvre un Paul Bowles par­fois esthète, par­fois bour­ru, au regard tou­jours aigui­sé sur le monde qui l’en­toure. Par­lant de son amour pour les per­ro­quets ou des ren­contres avec les poli­ti­ciens locaux rétifs des vil­lages les plus recu­lés du Rif, c’est tou­jours en amou­reux du voyage, avec tout ce qu’il com­porte d’in­con­fort, qu’il écrit ces pages d’un autre temps. Lucide, il n’hé­site pas à citer Lévi-Strauss pour racon­ter que le voyage est avant tout une confron­ta­tion de notre occi­dent confor­table avec la misère du monde :

Il pré­tend que pour que le monde occi­den­tal conti­nue à fonc­tion­ner conve­na­ble­ment, il lui faut sans cesse se débar­ras­ser d’im­menses quan­ti­tés de rebuts qui sont déver­sés auprès de peuples moins chan­ceux. « Ce que d’a­bord vous nous mon­trez, voyages, c’est notre ordure lan­cée au visage de l’humanité. »

En 1950, à Hik­ka­du­wa, sur la belle île qui por­tait encore à l’é­poque le doux nom de Cey­lan, il révèle, en par­fait connais­seur des rythmes et des sons, le secret des Parit­ta :

On m’a expli­qué, aujourd’­hui, que la psal­mo­die du pirith ne peut avoir que quatre tons dis­tincts, pas un de plus, car l’a­jout d’un cin­quième la ferait pas­ser dans le genre musi­cal, ce qui est stric­te­ment inter­dit. Les offi­ciants sont peut-être trop atta­chés à la lettre de la loi. De toute façon, à l’in­té­rieur de la gamme per­mise, ils par­viennent à chan­ter tous les quarts de tons pos­sibles. Les chiens de l’au­berge hur­laient et jap­paient contre eux jus­qu’à ce que le garde, en criant, réus­sît à les faire taire.

Et puis ces quelques mots encore, qui sont comme le comble de l’hu­mi­li­té du voya­geur, et qui me rap­pellent ce que dit, d’une autre manière, Laurent dans cet article quand il dit non pas “faire un voyage”, mais “faire un pays”, comme si nous étions acteur de quelque chose alors que nous n’en sommes que les pan­tins, et il a bien rai­son de dire que cette expres­sion révèle une atti­tude pré­ten­tieuse. Bou­vier disait de son côté qu’on croit faire un voyage, mais c’est le voyage qui nous fait… Paul Bowles parle, lui, d’i­gno­rance mal­gré tout ce qu’on peut savoir. Il est en Inde en 1952 :

Main­te­nant, après avoir par­cou­ru quelques douze-mille kilo­mètres à tra­vers le pays, je le connais presque aus­si peu qu’à mon pre­mier séjour. J’ai pour­tant vu un grand nombre de gens et de lieux, et j’ai au moins une idée un peu plus détaillée qu’au début de mon ignorance.

Enfin et pour ter­mi­ner, je par­lais plus haut des fonc­tion­naires rétifs qui lui ont mis des bâtons dans les roues lors­qu’il s’é­car­tait des routes pour aller recueillir la musique tra­di­tion­nelle maro­caine, il rap­porte les pro­pos de l’ac­cul­tu­ra­tion dont sont vic­times les peuples anciens, qui me rap­pellent les pires moments qu’un peuple puisse subir dans sa chair ; celui où l’au­to­ri­té lui refuse le simple droit d’exis­ter car consi­dé­ré comme dégé­né­ré

« Je déteste toutes les musiques popu­laires, et en par­ti­cu­lier celle de chez nous, ici au Maroc. On dirait des bruits de sau­vages. Pour­quoi vous aider à expor­ter ce que nous essayons de détruire ? Vous recher­chez de la musique tri­bale. Il n’y a plus de tri­bus. Nous les avons dis­soutes. Alors, ce mot ne veut plus rien dire. Et de toute façon, il n’y a jamais eu de musique tri­bale, seule­ment du bruit. Non, Mon­sieur, je ne suis pas d’ac­cord à votre projet. »

Le livre de Paul Bowles, Leurs mains sont bleues a été réédi­té dans la col­lec­tion Aven­tures chez Points. Tra­duc­tion (de l’a­mé­ri­cain) par Liliane Abensour.

Pho­to d’en-tête © Chris Ford

Tags de cet article: , ,