Ma très chère Mar­jane, Tu ne me connais pas, mais voi­là, je me décide à prendre la plume et à t’é­crire enfin. Je viens de ter­mi­ner le troi­sième tome de Per­se­po­lis, et je m’ap­prête à com­men­cer le der­nier. Déjà, je me demande com­ment je vais gérer cette fin pro­gram­mée puisque je sais que der­rière il n’y aura plus rien. L’his­toire se ter­mine là.

 

Marjane-Satrapi

Mar­jane Satra­pi © imdb.com

Il y a encore peu de temps, je ne te connais­sais que de nom depuis quelques années, depuis que Per­se­po­lis est arri­vé sur le devant de la scène comme un OVNI, parce que for­cé­ment, une bédéaste ira­nienne, rien que dans l’in­ti­tu­lé, ça attire soit le regard, soit une néces­saire méfiance. C’est lorsque je t’ai vu sur un pla­teau d’Arte avec Dany le Rouge que j’ai déci­dé qu’il fal­lait que je te lise (je me sou­viens, ce soir là, je me disais que j’é­tais content de ne pas avoir oublié que les intel­lec­tuels de gauche des années 70 sont ceux-là même qui ont por­té la révo­lu­tion isla­mique au pou­voir dans ton pays, pour des rai­sons indé­fen­dables). A pré­sent, je sais que je vais devoir aller me cou­cher le soir en empor­tant autre chose qu’un de tes volumes, et rien que d’y pen­ser, je me sens déjà miné par une sorte de nos­tal­gie sourde. En fait, je veux sim­ple­ment t’é­crire pour te remer­cier de mille choses ; tu le mérites amplement.

Tout d’a­bord, je suis heu­reux de t’a­voir connu. Heu­reux, car j’ai l’im­pres­sion que tu as remis énor­mé­ment de choses à leur place. La place de l’I­ran dans le monde d’a­bord, on avait presque oublié ce pays tor­tu­ré. Je me sou­viens, lorsque j’é­tais gamin ; l’I­ran, l’I­rak, le Liban, tout ceci a long­temps fait par­tie de mon quo­ti­dien et du jour­nal télé­vi­sé que je regar­dais avec mes grands-parents, et bien évi­dem­ment, je n’y com­pre­nais rien. Tu as pris le temps de m’ex­pli­quer. Tu m’as éga­le­ment expli­qué ce qu’est être une femme en Iran. Au début, évi­dem­ment, on ne com­prend pas trop, naï­ve­ment, pour­quoi ces femmes que l’on voit repré­sen­tées, ta mère, ta grand-mère, aux che­veux tom­bants sur les épaules… Oui, parce que c’é­tait comme ça avant, on ne por­tait pas le voile, les che­veux volaient aux vents, et femmes que vous étiez, vous pou­viez sor­tir dans la rue sans vous atti­rer la vin­dicte des hommes. Et puis en Iran, selon la tra­di­tion, c’est l’homme qui apporte la dot avant le mariage… Tout un symbole.

L’I­ran, c’est la Perse, et tu m’as fait com­prendre aus­si que ça avait son impor­tance au vu du pas­sé de cette nation. En quelques mots, tu m’as fait décou­vrir le peuple perse, sa langue, mais j’ai décou­vert éga­le­ment ta vie, car c’est prin­ci­pa­le­ment de ça dont il est ques­tion, de ton ado­les­cence, de ton départ pour l’Au­triche parce que tes parents ne vou­laient pas que tu subisses la vio­lence de la guerre. J’ai aimé suivre ton par­cours, com­pa­ti avec ta soli­tude et ta déprime, ten­té de com­prendre les bri­sures de ton exis­tence, et j’au­rais tant vou­lu te ser­rer dans mes bras lorsque tu étais si seule et ras­su­rer tes parents qui conti­nuaient à vivre là-bas à Téhéran.

Voi­là, pour moi l’a­ven­ture est bien­tôt ter­mi­née, mais j’ai ado­ré être ému aux larmes par ton his­toire et pour ça encore, je vou­drais te remer­cier et te dire que je ne suis pas prêt de t’ou­blier, toi, et ton grain de beau­té sur le côté du nez…

Per­se­po­lis, Mar­jane Satrapi
L’As­so­cia­tion (Col­lec­tion Cibou­lette) 4 tomes.

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