Pen­dant des années, Nico­las Bou­vier a vécu au Japon, se déra­ci­nant com­plè­te­ment avec sa femme et leur deux enfants et vivant dans un pays avec lequel s’ins­tau­re­ra un dia­logue qu’on connaît déjà au tra­vers de ses chro­niques japo­naises. Tou­te­fois, si y on déce­lait une cer­taine séré­ni­té et une joie de vivre, ses car­nets du Japon prennent une toute autre teinte, celle du voile de la réa­li­té, même si au fond, rien de tout ceci ne l’empêche de vivre des moments de pure félicité.

Le ciel n’est pas un usu­rier mais je sais qu’il me deman­de­ra des comptes pour cha­cune des jour­nées pas­sées dans cette paix, dans ces grands arbres, dans cet espace, luxe suprême du Japon.

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On y retrouve éga­le­ment des moments d’in­ter­ro­ga­tion, des textes très per­son­nels, pas tou­jours très gais, des moments de flot­te­ments au pays de l’Ukiyo‑e. Si Bou­vier est un grand poète, un voya­geur hors pair, c’est avant tout un homme qui ne cesse d’é­crire sur ce qui le motive ou l’agace.

La vie est courte aus­si et ce n’est pas la peine d’en consa­crer la moi­tié à des irri­ta­tions super­flues. Ensuite, comme dit Michaux : « Tout ce qui ne contri­bue pas à mon édi­fi­ca­tion : zéro. » En troi­sième lieu, parce qu’il y a moins de varié­té et d’in­ven­tion dans les défauts que dans les qua­li­tés (je me rends bien compte qu’il s’a­git là d’un pos­tu­lat, mais j’y crois absolument).

On y retrouve ce goût de la flâ­ne­rie et tou­jours ces adresses à l’at­ten­tion du lec­teur. On y exhorte le voya­geur poten­tiel à se pré­pa­rer au monde, à faire usage du monde… Comme si son but n’é­tait que de nous rendre fami­lier du monde dans lequel on vit.

Tous les voyages sont eth­no­gra­phiques. Votre propre ville même, si vous l’é­tu­diez avec la patience, la curio­si­té et la méthode que les meilleurs esprits mettent à l’é­tude d’une tri­bu sau­vage, atten­dez-vous à des sur­prises. Le quo­ti­dien n’existe pas. L’or­di­naire n’existe pas. Vous croyiez connaître la chambre ? Vous vous aper­ce­vrez que vous ne savez pas même d’où viennent les meubles, ni qui paie le loyer.

Ce qui est épa­tant dans ces lignes, c’est que contrai­re­ment à ses chro­niques japo­naises dans les­quelles il nous ini­tie au sens de la vie japo­naise, à tous ses mys­tères et ses enchan­te­ments, ses car­nets sont plu­tôt de nature à mon­trer les cou­tures mal finies, l’en­vers d’un décor trop poli pour être hon­nête. Par-des­sus tout, il déteste ce prin­cipe selon lequel l’uni­té vaut moins que un, en vigueur depuis tou­jours dans ce pays d’in­su­laires exal­tés par leur propre culture et si réfrac­taire à l’ex­té­rieur et cela, depuis les pre­miers sho­gu­nats. Ici, le ver­nis craque, la cara­pace se fend et on voit dans cette socié­té bas­sesses et mes­qui­ne­ries de petites gens sans enver­gure. Bou­vier nous rap­pelle qu’il a beau être à l’autre bout de la Terre, que tout ici sonne exo­tique, rien n’empêche l’hu­main d’être aus­si mes­quin ici qu’ailleurs. Et puis sans rire, cette socié­té stricte, rigou­reuse, effi­cace par­fois, cache de vilains vices qu’il est bon de dénon­cer, on ne vous trompe pas sur la marchandise.

Le dégoût de l’ef­fi­ca­ci­té : Faites à loi­sir quelque chose de modé­ré­ment agréable mais sur­tout de par­fai­te­ment inutile. Une nos­tal­gie. Mais la nos­tal­gie est un sen­ti­ment subal­terne, d’où jamais rien de bon n’est sor­ti. C’est, si vous vou­lez, la bonne du désir, le désir du pauvre d’esprit.

On y retrouve éga­le­ment par­fois des échos de son Meis­terstück, L’u­sage du monde, des mots qui nous rap­pellent quelque chose. On dirait du Bou­vier… (éton­nant qu’on l’aime)

Le voyage ne vous appren­dra rien si vous ne vous lui lais­sez pas aus­si le droit de vous détruire. C’est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un nau­frage, et ceux dont le bateau n’a pas cou­lé ne sau­ront jamais rien de la mer. Le reste, c’est du pati­nage ou du tourisme.

Plus éton­nant, pour une fois, on y voit l’au­teur par­ler de l’é­cri­ture, de son hési­ta­tion, de ses doutes. Lui qui contre toute appa­rence éprouve un lan­gage fluide et poé­tique semble se heur­ter à des murs et rejette ses mots. On savait qu’il met­tait des années à écrire ses livres de voyages, on a peut-être ici un embryon d’explication.

Une phrase comme : « Ils écrivent avec leurs sabres une page san­glante de l’his­toire japo­naise » devrait vous envoyer direc­te­ment un homme en pri­son. C’est un faux billet ou un billet qui n’a pas cours. Même au fond des cam­pagnes vous n’ob­tien­drez rien en échange. Autre expres­sion, encore plus riche : « Un peintre témoin de son temps. » Com­ment diable pour­rait-il faire autre­ment ? Être témoin du temps des autres ? D’un temps dans lequel il n’a pas vécu ? Cela aus­si relève de la cor­rec­tion­nelle. Hélas quatre-vingt-dix-neuf pour cent du lan­gage est aujourd’­hui dans cet état.
Voi­là pour­quoi écrire m’est tel­le­ment ardu. Presque tout ce qui me vient, je le rejette : faux billets, chèques sans provision.

Toutes les pho­tos © Oki­na­wa Soba

Nico­las Bou­vier, Le vide et le plein
Car­nets du Japon 1964–1970 (Poche)
Folio Gallimard

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