Aldous Hux­ley est un auteur à la fois caus­tique, naïf et très métho­dique. Très anglais en fait. Dans son Tour du monde d’un scep­tique, en 1926, il file de Port Saïd à Bom­bay en pas­sant par la Mer Rouge. Une fois arri­vé aux Indes, il découvre non pas un monde plein de cou­leurs, de sen­teurs et de per­son­nages étranges comme on pour­rait s’y attendre, mais un monde qu’il regarde comme s’il était sous cloche, en exa­mine les contours, devise, argu­mente, pro­cède par ana­lo­gie… on com­prend mieux dès lors le titre du livre (qui n’a en fran­çais presque rien à voir avec le titre ori­gi­nal, Jes­ting pilate). Hux­ley me fait l’ef­fet de quel­qu’un qui ne s’é­meut de rien et qui prend le monde comme une attrac­tion un peu triste, un musée à ciel ouvert sans teint, un suc­cé­da­né du monde dans lequel il est né. Mais il demeure suf­fi­sam­ment drôle et per­ti­nent pour que la lec­ture en soit agréable. Le voi­ci qui d’un coup se met à dis­ser­ter sur la dif­fé­rence entre nous autres, gens du Nord, et les Méri­dio­naux. Un mor­ceau d’an­tho­lo­gie qui reste d’une luci­di­té assez rigoureuse :

Nous sommes, nous, gens du Nord, de bien meilleurs met­teurs en scène que les Méri­dio­naux. Nous nous don­nons de la peine pour nous impres­sion­ner nous-mêmes, et, en même temps, nous don­nons à la céré­mo­nie que nous avons pré­pa­rée toutes les chances de nous émou­voir. Nous la pre­nons au sérieux et nous gar­dons cet état d’es­prit jus­qu’à la fin de la céré­mo­nie. Le Méri­dio­nal refuse de se fati­guer pour des détails de mise en scène, et ne veut pas avoir à se pré­oc­cu­per de gar­der conti­nuel­le­ment la même atti­tude men­tale. C’est pour­quoi il nous semble fâcheu­se­ment sans gêne, cynique et irrévérent.
Mais gar­dons-nous de juge­ments trop hâtifs. Le Méri­dio­nal, en ces matières, a ses propres tra­di­tions, et il se trouve qu’elle dif­fèrent des nôtres. Il se pour­rait que sur ce point ses habi­tudes de pen­sée et de sen­ti­ment soient plus proches de celles des Orien­taux que des nôtres. Essayons de com­prendre avant de condamner.
Nous accu­sons le Méri­dio­nal d’in­cu­rie parce qu’il tolère la peti­tesse par­mi ses splen­deurs et s’ar­range tou­jours pour que ses céré­mo­nies aient un côté gro­tesque qui les empêche de nous émou­voir. Mais il pour­rait, lui, nous repro­cher d’être assez lour­de­ment dépour­vus d’i­ma­gi­na­tion pour ne pas savoir décou­vrir la beau­té de l’in­ten­tion à tra­vers l’in­suf­fi­sance des moyens qui l’ex­priment et appré­cier la noblesse de l’ef­fet final en dépit de la pau­vre­té des détails. En matière d’art, nous dirait-il — et le céré­mo­nies reli­gieuses qui ne sont que des bal­lets solen­nels et des cha­rades sym­bo­liques repré­sen­tant un forme d’art —, ce qui compte, c’est l’in­ten­tion, et c’est l’ef­fet d’en­semble. Ces petits sup­ports, ces petits arcs-bou­tants de marbre dont usaient les Grecs pour conso­li­der leurs sta­tues, sont ridi­cules si vous y regar­dez de près. Mais il était enten­du qu’on les igno­rait. Au point de vue sculp­tu­ral une fausse façade est gro­tesque : un Méri­dio­nal sait cela aus­si bien que Mr Rus­kin. Mais, plus sage que Rus­kin, il n’é­clate pas d’une sainte indi­gna­tion sous pré­texte qu’elle consti­tue un men­songe. il s’au­to­rise à appré­cier son aspect gran­diose d’un cer­tain point de vue. A l’é­glise, le prêtre peut bre­douiller aus­si pré­ci­pi­tam­ment que s’il devait battre un record mon­dial, les enfants de chœur peuvent se mettre les doigts dans le nez, les chan­teurs déton­ner bra­ve­ment, et le bedeau cra­cher par terre. Nous, hommes du Nord, cela nous révolte. Mais le sage et indul­gent Méri­dio­nal passe par-des­sus ces détails sans impor­tance et jouit du bel effet du bal­let ecclé­sias­tique, en dépit de ses petites imper­fec­tions. Mais alors, dira l’homme du Nord, s’il l’ap­pré­cie tant, pour­quoi ne reste-t-il pas tran­quille, sans rire ni chu­cho­ter, pour­quoi ne fait-il pas l’ef­fort de regar­der, et, s’il en res­sent quelque émo­tion, pour­quoi ne garde-t-il pas son sérieux ? A quoi l’autre répli­que­ra en se moquant du manque de sou­plesse et de la len­teur d’es­prit de l’homme du Nord, de sa gran­di­lo­quence et de son inca­pa­ci­té à éprou­ver fran­che­ment deux émo­tions simul­ta­né­ment ou tout au moins, qua­si ins­tan­ta­né­ment. « Je vois, dira-t-il, tout aus­si bien que vous les détails ridi­cules et misé­rables, et je les déplore comme vous. Mais moi, je conserve le sens des pro­por­tions et je ne per­mets pas à de simples détails de trou­bler mon appré­cia­tion de l’en­semble. Vous avez, vous, le génie du grand sérieux, mais moi, je puis à la fois sou­rire et res­ter grave au même instant […]».

Aldous Hux­ley, Tour du monde d’un scep­tique (1926)
Tra­duit de l’an­glais par Fer­nande Dau­riac (1932)
Petite biblio­thèque Payot, 2005

Tags de cet article: ,