Le livre qui a plus vécu que moi

Si un jour on me demande quel livre a plus vécu que moi, je répon­drais sans hési­ta­tion, c’est celui-ci.
On dira ce qu’on veut, il y a des livres qui vivent plus long­temps que ceux qui les lisent ; je veux dire par là, dans une vie d’homme ; je veux dire par là, que cer­tains livres, non pas parce qu’ils ont déjà vécu plu­sieurs vies, plu­sieurs géné­ra­tions, écrits il y a bien long­temps par des écri­vains à la mous­tache par­fu­mée d’eau de Cologne, ou de l’o­deur âcre du cigare, ont en eux une exis­tence propre qui dépasse leur propre imma­nence ; je veux dire par là que cer­tains livres portent en eux une charge sym­bo­lique qui leur donne un âge qu’ils n’ont, en réa­li­té, pas…

Ce livre-ci est tout par­ti­cu­lier pour moi, puis­qu’il m’a long­temps accom­pa­gné dans cer­tains moments de ma vie et a fait office de refuge confor­table face aux dif­fi­cul­tés que j’ai traversées.

Voi­ci le livre qui a plus vécu que moi… Ce sont les Œuvres de Nico­las Bou­vier, aux édi­tions Gal­li­mard. Il n’est pas dit sur la cou­ver­ture que ce sont ses œuvres com­plètes, sim­ple­ment ses œuvres, comme s’il y avait déjà une sélec­tion de faite par­mi ses meilleures. L’his­toire ne dit pas si elles sont com­plètes ou pas, et voi­ci que l’on s’en fout. Clas­sées par dates de publi­ca­tion, on y retrouve les prin­ci­pales ; L’u­sage du monde, Le Pois­son-scor­pion, Chro­niques japo­naises, Jour­nal d’A­ran, mais aus­si d’autres, moins connues, comme His­toire d’une image et Les che­mins du Hal­la-San… Les poèmes de Le dehors et le dedans… Autant d’œuvres qu’il me semble avoir lues et relues, usées jus­qu’à la corde…

Mise en scène de Nico­las Bou­vier avec des acteurs de théâtre. 1956

Pho­to Nico­las Bouvier

Et si ce livre, dont je ne me sou­viens abso­lu­ment pas le lieu d’a­chat, ni la date à vrai dire, a vécu plus que moi, c’est que je l’ai trim­bal­lé à peu près partout.

Il m’a accom­pa­gné dans le train, à l’é­poque où je tra­vaillais à Leval­lois et que je vivais chaque jour une épo­pée comme si chaque tra­jet était lui-même un voyage, une étude eth­no­lo­gique appli­quée sur les voya­geurs du train. J’ai ain­si pris des tonnes de notes sur les voya­geurs et leurs tra­vers, leurs atti­tudes par­fois gro­tesques, leurs inter­ac­tions sau­gre­nues avec un sys­tème vivant et haut en cou­leurs, sur les regards échan­gés par­fois avec des femmes dont les secrets sont res­tés enfouis, ou éga­rés sur les quais de sta­tions où je ne suis jamais descendu.

Il m’a accom­pa­gné en vacances, au bord de la mer où ses pages soi­gneu­se­ment typo­gra­phiées ont accu­mu­lé le sable qui s’est coin­cé dans la rai­nure ; aujourd’­hui encore, à chaque page ouverte, je retrouve ces minus­cules pierres qui ont voya­gé depuis les plages immenses d’une côte rin­cée par l’iode et dénu­dée par le vent. Il a tout vécu, jus­qu’à l’i­non­da­tion de ma tente où il s’est déci­dé à prendre un bain, gon­do­lant ain­si une bonne par­tie des pre­mières pages.

Il m’a accom­pa­gné dans des voyages loin­tains, en Thaï­lande notam­ment, lorsque j’u­sais les semelles de mes chaus­sures sur les routes cabos­sées et pous­sié­reuses d’une île soli­taire ou sur les che­mins ver­doyants d’une ancienne capi­tale à demi détruite par les inon­da­tions. Il m’a appor­té la lumière lorsque la nuit tom­bait trop tôt et que déjà, les mous­tiques me dévo­raient à l’envi.

Il m’a accom­pa­gné dans des moments de ma vie où j’é­tais en train de tout perdre ; moi en pre­mier. Il m’a cer­tai­ne­ment aidé à faire en sorte que je ne me perde pas com­plè­te­ment. Il est des livres comme cela, qui à cer­tains moments, sont comme des cara­paces de tor­tue qui aident à flot­ter lorsque la mer nous a lais­sé seul, sans rivage où débar­quer, sans pavillon, sans vête­ments, com­plè­te­ment nus.

 

“Ces gra­cieuses lita­nies éro­tiques fai­saient très bien pas­ser le temps”

Depuis trois jours, dans une soute tor­ride sous la grande cui­sine, je dégrais­sais au tran­choir et au jet de vapeur des tur­bo­tières et des lèche­frites de la taille d’un cer­cueil, assis­té d’Al­cide et de Fran­cis, deux Noirs mar­ti­ni­quais qui pour­sui­vaient à lon­gueur de jour­née, dans un fran­çais fleu­ri, joli­ment désuet, un dia­logue truf­fé de comp­tines, pro­verbes, images buco­liques, et exclu­si­ve­ment consa­cré à la péné­tra­tion du pénis dans le vagin. Ces gra­cieuses lita­nies éro­tiques fai­saient très bien pas­ser le temps.

Chro­nique japo­naise, Nico­las Bou­vier. 1956

“Une langue, avant tout”

Bou­vier, ce n’est pas qu’un écri­vain. Celui qui a mis près de vingt à écrire L’u­sage du monde, porte sur le devant de la scène, avant tout, une langue par­ti­cu­lière, ima­gée, fol­le­ment réjouis­sante et sti­mu­lante. Chaque phrase sort natu­rel­le­ment et semble par­faite, alors qu’on se doute que cha­cune d’entre elles a dû être pon­cée et polie comme un galet par l’o­céan jus­qu’à ce qu’il n’en reste plus que l’i­mage de nous-mêmes en miroir.

Il est des livres comme celui-ci qui sont les plus dis­crets, les plus admi­rables, les plus sin­cères de tous les amis…

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