Lorsque j’é­tais à l’in­té­rieur du bap­tis­tère San Gio­van­ni de Flo­rence avec ses mosaïques de style byzan­tin repré­sen­tant le Christ du Juge­ment der­nier entou­ré des neuf repré­sen­tants de la hié­rar­chie céleste(1), je me suis posé une ques­tion. Mais d’a­bord, je me suis lais­sé enva­hir par la beau­té du lieu. Je pense que ce bap­tis­tère est un des lieux les plus magiques de l’his­toire de la chré­tien­té, et mal­gré ses dimen­sions beau­coup plus modestes que le Duo­mo(2) voi­sin, il n’en reste pas moins un lieu magni­fique. Ses mosaïques dorées sont bai­gnées d’une lumière irréelle et donnent au visi­teur une sen­sa­tion de majes­té écra­sante, ce qui est le lieu com­mun des œuvres sacrées. On doit s’y sen­tir petit, un tre­men­dum(3) tout puis­sant vous étrillant les entrailles… Ensuite je me suis posé une ques­tion. Je me suis dit que si je vou­lais prendre le temps de com­prendre cette his­toire, de la déchif­frer, d’en décou­vrir les sub­ti­li­tés et les sym­boles, il serait peut-être pré­fé­rable que je regarde les repro­duc­tions d’un livre, parce que ce sont deux temps dif­fé­rents chez moi. Je ne viens pas sur place pour com­prendre les mys­tères d’une fresque ou d’un tableau. Je suis là pour en res­sen­tir l’im­mé­diate pré­sence, pour me sen­tir hap­pé par l’œuvre telle que l’a conçu son auteur, l’acte intel­lec­tuel est pour plus tard, dans le second acte. Ce second acte est un acte de décom­po­si­tion de l’ins­tinct, un acte éla­bo­ré dans lequel on se ques­tionne et on ques­tionne l’œuvre dans sa rela­tion de dépen­dance à notre perception.


Flo­rence — Bap­tis­te­ry San Gio­van­ni (inter­ior) in Flo­rence

Donc, pour moi, le livre est un sup­port qui vient aider la com­pré­hen­sion. Et puis soyons hon­nête, il y a tou­jours quelque chose qui nous per­turbe quand on est sur place. Trop de monde, trop de bruit, et puis la plu­part du temps on doit cir­cu­ler, ne pas res­ter là sur place, sur­tout pas, il faut qu’il y en ait pour tout le monde. La barbe.
Cha­cune des deux actions est donc décor­ré­lée et se suf­fit à elle-même. Et jus­qu’à il y a peu, je pen­sais qu’on pou­vait faci­le­ment se pas­ser de l’un ou de l’autre. Jus­qu’à ce que j’aille voir les deux expo­si­tions Cana­let­to(4). En réa­li­té, je m’en suis sur­tout ren­du compte lorsque j’ai ouvert les deux cata­logues que j’ai ache­tés (oui, je sais, c’est cher les livres) et que je me suis aper­çu que les repro­duc­tions, mal­gré leur indé­niable qua­li­té et défi­ni­tion, n’é­taient que les reflets assez pâles de ce que je venais de voir. Et là, rien ne pou­vait venir contre­dire cela. Sur les tableaux de Cana­let­to, on peut voir les petites gouttes de pein­ture qui font les visages, les volutes flo­rales des décors des immeubles enrou­lées avec grâce, les caches que le peintre a uti­li­sé pour déli­mi­ter les à‑plats de cou­leurs, bref, tout ce qu’on ne voit pas sur la repro­duc­tion du livre.
Après, il y avait tel­le­ment de monde, notam­ment à Jac­que­mart-André, que j’ai cru que j’al­lais cra­quer et finir par écra­ser quelques pieds. Impos­sible de se plan­ter devant un tableau et d’at­tendre qu’il se révèle. Car c’est comme ça que ça fonc­tionne. Dif­fi­cile sur un livre de se lais­ser édi­fier par une œuvre monu­men­tale ou sim­ple­ment un por­trait gran­deur nature. De temps en temps, l’o­pé­ra­tion intel­lec­tuelle se fait sur place et prend l’al­lure d’une épi­pha­nie, d’une qua­si révé­la­tion. C’est ce qui m’est arri­vé devant L’es­ca­lier des Géants du Palaz­zo Ducale, un pur moment de grâce. A un moment don­né, le tableau s’est éri­gé devant moi comme s’il sor­tait de terre. Étran­ge­ment, même les plus grands tableaux de Cana­let­to peuvent être regar­dés de près, c’est ce qui fait la puis­sance de ces vedute.

L’es­ca­lier des Géants du Palaz­zo Ducale
(La Sca­la dei Gigan­ti in Palaz­zo Ducale)
1755–1756 — 174 x 136 cm

Alors je me suis deman­dé si quelque chose pou­vait rem­pla­cer l’ex­po­si­tion, l’ex­hi­bi­tion de ces œuvres réunies en un seul endroit pour extraire l’es­sence d’un style, d’un peintre, d’une époque. Je serais ten­té de dire que ça dépend. Ima­gi­nez vous face au fron­ton de l’ab­ba­tiale de Conques (déjà, il faut y aller en Avey­ron…) et pour un œil non exer­cé, ten­ter d’en décou­vrir tous les sym­boles cachés peut mettre du temps, alors que si vous êtes dans votre salon armé d’une belle repro­duc­tion, les choses peuvent vous appa­raître plus sim­ple­ment. Évi­dem­ment, se dire aus­si qu’on ne ver­ra pas tous les jours tel ou tel tableau est un encou­ra­ge­ment pour se dépla­cer aux expo­si­tions. Untel vient du musée de l’Er­mi­tage, untel des col­lec­tions pri­vées du Duc de Nor­thum­ber­land, untel des col­lec­tions du Prince de Liech­ten­stein, un car­net de note du peintre qui ne sort que pour la deuxième fois dans une expo­si­tion publique… Rien que ça invite à faire le déplacement.

Alors j’en prends mon par­ti à pré­sent. Si le temps me le per­met et si les condi­tions in situ ne sont pas trop désa­gréables, je me laisse sai­sir par l’œuvre. Sinon, je repère ce que je sou­haite appro­fon­dir et je me dis que je m’en sor­ti­rai avec la repro­duc­tion, quitte à trans­for­mer mes appar­te­ments pri­vés en biblio­thèque d’art…

Notes :
(1) Séra­phins, Ché­ru­bins, Trônes, Domi­na­tions, Auto­ri­tés, Puis­sances, Prin­ci­pau­tés, Archanges et Anges, selon la Hié­rar­chie Céleste du Pseu­do-Denys l’A­réo­pa­gite (490)
(2) San­ta Marie del Fiore (Sainte-Marie de la fleur)
(3) Sen­sa­tion du redou­table intro­duite dans la reli­gion par le pro­tes­tan­tisme, numi­neux de la psy­cha­na­lyse, notion déve­lop­pée chez Mir­céa Eliade, Le sacré et le pro­fane, Paris, Gal­li­mard, 1957.
(4) Cana­let­to à Venise, Musée Maillol, 59, rue de Gre­nelle (VIIe). Jus­qu’au 10 février 2013. 
Cana­let­to-Guar­di, Musée Jac­que­mart-André 158, bou­le­vard Hauss­mann (VIIIe). Jus­qu’au 14 jan­vier 2013.

Note de bas de page : ceci est mon 500ème billet sur ce blog

Tags de cet article: , , , ,