« Il faudra revenir ! » Je ne sais pas combien de fois j’ai entendu cette phrase dans ma vie, combien de fois m’a-t-on dit de revenir par là, de repasser par ici, de revenir voir telle personne et dans l’attente, on ne sait pas ce qui se passe. Parfois, je retourne voir des gens qui m’ont fait faire cette promesse, une promesse de poivrot qu’on a déjà oublié le lendemain, parce que la seule chose qui nous a fait nous sentir bien à ce moment-là, c’était la légère ivresse due à quelques verres en trop ; le souvenir s’est estompé avec les vapeurs de l’alcool. Le lendemain est consacré à effacer les traces de cette gueule de bois. C’est alors la surprise la plus totale et sur le visage de l’autre on voit à quelle point la surprise de respecter cette parole en l’air est inattendue ; parfois, on en arriverait presque à provoquer du plaisir. Il se passe quelque chose dans cet interstice, une brèche à peine visible à l’œil nu.
Et puis parfois, ce n’est pas tout à fait ça ; on visite les gens en souvenir, des souvenirs persistants qui prennent la forme de rêves, ou de songes profonds, lorsqu’on se trouve à la limite de l’endormissement et que pour chasser la trop grande prégnance de la réalité, l’esprit vagabonde et choisit dans une grand bibliothèque un livre qu’on a déjà lu et qui nous a fait frémir, dans l’espoir à peine voilé de ressentir à nouveau ce qu’il s’est passé ce jour-là. C’est rarement aussi bien, notez, mais c’est précisément cette expérience qui nous donne la possibilité de vouloir la revisiter dans le but de la reproduire ; les redites ont parfois un goût amer et la seconde chance devient suffisamment embarrassante pour effacer complètement la bonne première impression. L’erreur est fatale. Tout retombe doucement.
Il faudra alors recommencer.
Souviens-toi, l’ami Loti, de ces phrases que tu n’as pas encore écrites, […] des phrases de vieillard au soir de sa vie, incrédule comme un enfant déçu, qui avait crû aux promesses des brochures, et rêvait de toutes les mers et de tous les océans : « Alors, vraiment, ce n’était que ça, le monde ? Ce n’était que ça, la vie ? »
Patrick Deville, Kampuchea
Seuil, 2011
Et voici le moment de la digression : dans un moment de solitude, j’écoute l’émission Couleurs du monde sur France Musique et je me perds aisément dans les maqâm de l’Orchestre Arabo-andalou de Fès, avec les chants séfarades de Françoise Atlan. Il y a quelque chose de magique dans cette musique qui dessine des cercles dans l’espace, avec ses accélérations, ses arrêts, ses saccades, ses envolées lyriques et ses mots qui s’élèvent jusqu’à ce que dans une dernière respiration, la musique dise quelque chose qui n’est plus terrestre…
[audio:Cantiga de Amor.xol]Francoise Atlan & L’Ensemble Constantinople — Cantiga de Amor
Album : Des Moments Precieux des Suds (2012)
Le premier instrument pour voyager n’est pas le récit de voyage ; c’est la musique. Avec elle on pourra toujours trouver de bonnes excuses pour rester au fond de son canapé en bonne compagnie, échapper quelques instants à la vitesse du monde en lui imposant le rythme, quel qu’il soit.
Alors peu importe ce qui se passe, s’endormir avec cette musique qui nous écarte du monde fait l’effet d’une petite dose d’un de ces drogues qui rendent l’âme opaque et brumeuse.
Avant de repartir, il faudra écouter cette musique…
Je connais quelqu’un qui met un point d’honneur à ne jamais visiter deux fois le même endroit, afin de laisser intact son souvenir de la première découverte, de ne pas entacher ses premières impressions. S’il y a des lieux qui méritent une visite et une seule, parce qu’ils laissent une marque tellement forte qu’un second passage serait presque insupportable, j’aime aussi ces lieux que l’on sent familiers, où l’on a ses habitudes, où l’on revient encore et encore parce qu’ils nous infusent une énergie, un bien-être particulier. La familiarité a du bon.
Ton “Il faudra revenir !” me fait penser au “Si vous passer à [xxx], passez nous voir !” qu’on lance parfois à des gens rencontrés à l’étranger, cette pseudo-invitation qui restera — on l’espère ! — sans réponse. Imaginer les Dupont, croisés sur un marché sud-asiatique, débarquer un beau matin avec un “On était dans le coin, on passe vous voir” — quelle horreur !
Mais n’oublions pas qu’il est impossible de revenir sur ses pas, comme il est impossible de faire disparaître certaines cicatrices.
Quand je disais “il faudra revenir” je pensais plutôt à ces mots que disent les habitants qu’on vient voir, qui n’ont rien demandé à personne et avec qui il se passe quelque chose 🙂 Après, il y a une distinction qui se fait naturellement entre les lieux qui deviennent des lieux de passage et qui ne nécessitent d’être vus qu’une seule fois, et les lieux comme les lieux de spiritualité qui portent autre chose avec eux, une ambiance, une quiétude qui fait du bien à l’âme.
Quant à revenir sur ses pas, c’est toujours possible mais si les cicatrices restent visibles, c’est qu’elles ont quand-même pu se refermer. Ce sont les blessures qui ne guérissent pas…
Oui, j’avais bien compris ton “il faudra revenir”. Il m’a juste fait penser à cette personne qui ne va jamais 2 fois au même endroit, et je me demandais comment elle faisait, comment c’était possible, justement, quand tu crées des liens sur place et qu’on te lance un “il faudra revenir” (même s’il est parfois lancé comme ça, sans intention réelle) — ne pas retourner à certains endroits, c’est refuser d’être déçu mais c’est aussi casser certains liens.
Quant aux blessures, je ne sais pas. Je crois qu’on guérit de tout (volens nolens) et c’est ça qu’on a parfois de la peine à accepter.
Est-ce que ce n’est pas juste de la consommation ?
Je n’ai pas compris ta question.
Eh bien je me dis que quelqu’un qui s’interdit de revenir deux fois au même endroit, c’est un peu comme elle voulait se gaver de choses nouvelles à chaque fois, n’être qu’un “consommateur du monde”, vouloir absorber le monde à tous prix au travers de nouvelles expériences jamais renouvelées. Tout n’est qu’une question d’échelle et je trouve un peu dommage de ne pas savourer plusieurs fois les lieux en y revenant, en venant le matin et le soir, au moment de la sieste ou du repas car les lieux changent en fonction des heures et des gens qui y sont ; voir deux fois la même chose au même endroit est impossible, les lieux résonnent aussi en fonction de nous, de notre humeur… Ne jamais revenir est à mon sens une manière de faire du monde un objet de consommation.
Oui, je suis d’accord avec toi, même si je peux aussi comprendre cette soif de tout voir, cette soif de nouveautés.
N’es tu pas en train de reprocher le voyage au voyageur? L’objectif est toujours le dépaysement. On part loin, on prétend sortir des sentiers battus, on cherche le nouveau et l’inouï. Changer de destination apporte une garantie supplémentaire.
C’est pareil avec la lecture. La plupart des gros lecteurs relisent peu, et quand ils le font, le justifient par un niveau supplémentaire de compréhension, jamais par le plaisir qu’il y a à retrouver des mots, comme on aime retrouver des gens.
A mon avis, ce sont deux facettes de la même attitude contemporaine qui préfère la surface à la profondeur. Nous nous rassurons en pensant qu’on a voyagé loin et beaucoup lu. Le mot à la mode pour cela est “éclectisme”.
Mais tout cela ne change pas le fait que le voyage est, fondamentalement, une forme de consommation des lieux et des gens. C’est plus visible pour les touristes en voyage organisé que pour les individuels qui savent commander au troisième essai des raviolis au petit restaurant local à deux rues de leur hôtel, mais ces derniers ne sont pas moins que les autres des consommateurs d’exotisme.
Non, bien sûr que je ne reproche rien au voyageur, de la même que je ne reproche rien au touriste en bermuda claquettes, que chacun profite de son argent comme il l’entend à compter du moment où il se déplace en compagnie de sa bienveillance plutôt que de sa fatuité.
Je suis d’accord avec toi, le voyage est une consommation ; on arrive toujours avec ses devises et aux yeux de ces qu’on visite, on reste un intrus, même si sauf en France, l’hospitalité reste la règle à peu près partout…