« Il fau­dra reve­nir ! » Je ne sais pas com­bien de fois j’ai enten­du cette phrase dans ma vie, com­bien de fois m’a-t-on  dit de reve­nir par là, de repas­ser par ici, de reve­nir voir telle per­sonne et dans l’at­tente, on ne sait pas ce qui se passe. Par­fois, je retourne voir des gens qui m’ont fait faire cette pro­messe, une pro­messe de poi­vrot qu’on a déjà oublié le len­de­main, parce que la seule chose qui nous a fait nous sen­tir bien à ce moment-là, c’é­tait la légère ivresse due à quelques verres en trop ; le sou­ve­nir s’est estom­pé avec les vapeurs de l’al­cool. Le len­de­main est consa­cré à effa­cer les traces de cette gueule de bois. C’est alors la sur­prise la plus totale et sur le visage de l’autre on voit à quelle point la sur­prise de res­pec­ter cette parole en l’air est inat­ten­due ; par­fois, on en arri­ve­rait presque à pro­vo­quer du plai­sir. Il se passe quelque chose dans cet inter­stice, une brèche à peine visible à l’œil nu.

Entre Nevşehir et Tatlarin

Entre Nevşe­hir et Tat­la­rin — Cap­pa­doce — Tur­quie — août 2012

Et puis par­fois, ce n’est pas tout à fait ça ; on visite les gens en sou­ve­nir, des sou­ve­nirs per­sis­tants qui prennent la forme de rêves, ou de songes pro­fonds, lors­qu’on se trouve à la limite de l’en­dor­mis­se­ment et que pour chas­ser la trop grande pré­gnance de la réa­li­té, l’es­prit vaga­bonde et choi­sit dans une grand biblio­thèque un livre qu’on a déjà lu et qui nous a fait fré­mir, dans l’es­poir à peine voi­lé de res­sen­tir à nou­veau ce qu’il s’est pas­sé ce jour-là. C’est rare­ment aus­si bien, notez, mais c’est pré­ci­sé­ment cette expé­rience qui nous donne la pos­si­bi­li­té de vou­loir la revi­si­ter dans le but de la repro­duire ; les redites ont par­fois un goût amer et la seconde chance devient suf­fi­sam­ment embar­ras­sante pour effa­cer com­plè­te­ment la bonne pre­mière impres­sion. L’er­reur est fatale. Tout retombe doucement.
Il fau­dra alors recom­men­cer.

Sou­viens-toi, l’ami Loti, de ces phrases que tu n’as pas encore écrites, […] des phrases de vieillard au soir de sa vie, incré­dule comme un enfant déçu, qui avait crû aux pro­messes des bro­chures, et rêvait de toutes les mers et de tous les océans : « Alors, vrai­ment, ce n’était que ça, le monde ? Ce n’était que ça, la vie ? »

Patrick Deville, Kam­pu­chea
Seuil, 2011

Et voi­ci le moment de la digres­sion : dans un moment de soli­tude, j’é­coute l’é­mis­sion Cou­leurs du monde sur France Musique et je me perds aisé­ment dans les maqâm de l’Or­chestre Ara­bo-anda­lou de Fès, avec les chants séfa­rades de Fran­çoise Atlan. Il y a quelque chose de magique dans cette musique qui des­sine des cercles dans l’es­pace, avec ses accé­lé­ra­tions, ses arrêts, ses sac­cades, ses envo­lées lyriques et ses mots qui s’é­lèvent jus­qu’à ce que dans une der­nière res­pi­ra­tion, la musique dise quelque chose qui n’est plus terrestre…

[audio:Cantiga de Amor.xol]

Fran­coise Atlan & L’En­semble Constan­ti­nople — Can­ti­ga de Amor
Album : Des Moments Pre­cieux des Suds (2012)

Le pre­mier ins­tru­ment pour voya­ger n’est pas le récit de voyage ; c’est la musique. Avec elle on pour­ra tou­jours trou­ver de bonnes excuses pour res­ter au fond de son cana­pé en bonne com­pa­gnie, échap­per quelques ins­tants à la vitesse du monde en lui impo­sant le rythme, quel qu’il soit.

Alors peu importe ce qui se passe, s’en­dor­mir avec cette musique qui nous écarte du monde fait l’ef­fet d’une petite dose d’un de ces drogues qui rendent l’âme opaque et brumeuse.
Avant de repar­tir, il fau­dra écou­ter cette musique…

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