Épi­sode pré­cé­dent : La rose et la tulipe, car­net de voyage à Istan­bul 6 : Sokol­lu Meh­med Paşa Kül­liye­si (Kadır­ga)

Istanbul - avril 2012 - jour 2 - 045 - Nuruosmaniye Camii

On m’a­vait pré­ve­nu ! Le grand bazar, c’est une immense blague, c’est plein de tou­ristes amé­ri­cains en ber­mu­das qui viennent dépen­ser des for­tunes pour cou­vrir de toc leur épouse en Guc­ci et Cha­nel. Effec­ti­ve­ment, beau­coup d’argent qui passe d’une main à l’autre, beau­coup de monde, beau­coup de char­la­tans, beau­coup de vol ins­ti­tu­tion­na­li­sé, bref, tout ce qui com­pose une par­faite carte pos­tale pour cars de tou­ristes chi­nois (exit les Japo­nais). Pour­tant se rendre dans le grand bazar ne manque pas de charme. C’est un peu une plon­gée en apnée dans un monde de sirènes qui vous vantent leurs pro­duits et vous prient ins­tam­ment de visi­ter leur bou­tique pour com­men­cer à vous vendre quelque chose, n’im­porte quoi, tout, pour­vu que vous sor­tiez les Atatürk. Pas­sée la noyade, on prend vite l’air ren­fro­gné de celui qui ne cherche rien en par­ti­cu­lier et sou­haite qu’on lui laisse le pas­sage, et comme avec les chiens de garde, sur­tout, ne jamais les regar­der dans les yeux… On vous pré­vient, n’a­che­tez rien sans l’a­voir au préa­lable négo­cié, il existe des tech­niques pour cela… Pour évi­ter le monde, il faut évi­ter le grand bazar. Pour­tant, c’est avec une cer­taine délec­ta­tion que je me suis plon­gé dedans, je vou­lais connaître ça.

Istanbul - avril 2012 - jour 2 - 034a - Nuruosmaniye Caddesi

Le pre­mier jour, le dimanche, je me suis per­du aux alen­tours du grand bazar, pen­sant pou­voir com­men­cer à me plon­ger dans l’am­biance. C’é­tait sans comp­ter que tout y est fer­mé le dimanche, même les portes en bronze de l’en­ceinte. Autour, un monde déser­té de rideaux métal­liques don­nant au quar­tier une allure déso­lée. A peine quelques pas­sants, des chats en train de chier dans le cani­veau… même la mos­quée toute proche, Nuruos­ma­niye, était muette. Actuel­le­ment en res­tau­ra­tion, le müez­zin en était absent, le mina­ret étran­ge­ment silencieux…

Le grand bazar, c’est un dédale de rues cou­vertes sous une voûte colo­rée de jaune et de bleu, un immense centre com­mer­cial com­po­sé uni­que­ment de petites bou­tiques dont les murs sont pleins à cra­quer d’ob­jets pen­douillant, dégou­li­nants de bre­loques jus­qu’à l’ou­trance. Cin­quante huit rues, sans comp­ter tout ce qui s’é­tend à l’ex­té­rieur, dans les han plus ou moins grands, et lar­ge­ment au-dehors des limites offi­cielles, quatre mille bou­tiques, a mini­ma, une indus­trie du com­merce à une échelle gigan­tesque. Et pour­tant, nous sommes ici sur la route de la soie, au car­re­four entre l’Eu­rope et l’A­sie, dans l’exacte conti­nui­té du com­merce tel qu’il pou­vait exis­ter il y a mille ans lorsque les échanges entre les deux conti­nents n’a­vaient de cesse de rem­plir les caisses des com­mer­çants qui pour la plu­part étaient des voya­geurs. L’é­poque est loin­taine, me direz-vous. Pas tant que ça, on a l’im­pres­sion que tout s’est figé. Sous des dehors rebu­tants, on voit ici à l’œuvre la conti­nui­té des cor­po­ra­tions et des guildes de mar­chands, avec leurs rites, leur hié­rar­chie, leur puis­sance, mais avec aus­si leur escrocs. C’est un monde foi­son­nant, riche de sur­prise, pal­pi­tant, mais où l’on est cer­tain de ne pas pou­voir y faire de bonnes affaires.

Istanbul - avril 2012 - jour 3 - 007 - Grand Bazar (Kapalıçarşı)

Au détour d’une petite ruelle qui est indi­quée par un pan­neau peint à la main sur lequel on peut lire “magic way”, au bout de Yor­gancı­lar Cad­de­si, se trouve une toute petite échoppe où contrai­re­ment à tout ce que j’a­vais vu jusque là, les prix étaient indi­qués sur (presque) tous les articles, ce qui vou­lait dire qu’ils n’é­taient pas négo­ciables. Je suis entré et j’y ai fait la connais­sance d’un petit bon­homme ron­de­let, les che­veux gri­son­nants et la mous­tache bien taillée, par­lant un anglais suf­fi­sam­ment riche pour qu’on puisse se com­prendre et com­plé­ter nos lacunes par des gestes. Tout de suite, je lui ai deman­dé com­ment il s’ap­pe­lait et il m’a don­né sa carte : Sadık. Nous sommes res­tés long­temps à dis­cu­ter assis dans son maga­sin, nous avons évo­qué son pays, l’A­na­to­lie, et sa terre de cœur, Gazian­tep, où il rentre une dou­zaine de fois par an. Je lui ai deman­dé com­ment on uti­li­sait cer­tain des objets qu’il ven­dait, comme ces deux théières empi­lées que j’ai fini par ache­ter, ou cette boîte sur le côté de laquelle est pla­quée une cuiller fine­ment déco­rée. Nous avons bu du thé en par­lant des bak­la­va qui sont la spé­cia­li­té de sa ville. Je sais qu’il m’a fait des prix sur quelques articles que je lui ai ache­tés alors qu’ils étaient déjà au plus bas par rap­port à tout ce que j’a­vais vu ailleurs. Mon fils a repé­ré une petite église en bronze et Sadık m’a dit qu’elle venait de France, alors il a vou­lu la lui don­ner ; c’é­tait la cathé­drale de Stras­bourg. Je lui ai dit que je pré­fé­rai qu’il la garde dans son maga­sin, et à chaque fois qu’il la regar­de­rait, il pour­rait pen­ser à nous.

Je suis reve­nu trois fois dans son échoppe que j’ai mis du temps à retrou­ver la seconde fois, mais j’ai tou­jours pas­sé de bon moments avec lui. Le der­nier jour, nous nous sommes pris dans les bras et je lui ai pro­mis que lorsque je revien­drai à Istan­bul, je repas­se­rai par ici et je lui rap­por­te­rai un cadeau de Paris. C’est une des plus belles ren­contres que j’ai fait ici.

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Album Pho­to

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Istanbul - avril 2012 - jour 3 - 047 - Beyazıt Camii

Même si j’ai trou­vé que le Grand Bazar n’é­tait pas tant que ça un piège à tou­riste, puis­qu’il conserve tout de même des tra­di­tions concen­trées autour d’İç Bedes­ten, la vieille halle, ce n’est pas l’en­droit que j’ai pré­fé­ré. En revanche, en sor­tant du bazar, je suis arri­vé dans le bazar aux livres (Bazar des Sahafs de Beya­zit — Saha­flar Çarşısı), une enfi­lade de bou­tiques posées sur le bord du trot­toir ou s’en­tassent les bou­quins et les corans autour d’une petite place ombra­gée, où se pré­lassent les chats sous les regards indif­fé­rents des pas­sants. Un petit cha­ton affa­mé a grim­pé sur mon fils pour lui lécher le gilet. Der­rière le mur, au pied de la petite mos­quée Baye­zid II (Beyazıt Camıı), des hommes posent à la sau­vette sur les dalles leur petit éta­lage et vendent leurs cha­pe­lets de bois ou de pierres dures, les mêmes que la plu­part des hommes ici égrènent à lon­gueur de jour­née. On y vend aus­si d’an­ciennes pièces de mon­naie, des billets de lires turques qui n’ont plus cours depuis la der­nière rééva­lua­tion et c’est tout un monde qui gra­vite à cet endroit émi­nem­ment agréable, sur cette place face à l’u­ni­ver­si­té, où l’on peut boire à l’ombre d’une ter­rasse un grand verre d’ayran, un yaourt liquide légè­re­ment salé et où mon fils s’est fait attra­per son topaç, une petite tou­pie de bois qu’on trouve par­tout sur les éta­lages, par un petit vieux assis sur un banc qui lui a mon­tré com­ment on s’en servait.

La mos­quée elle-même est un havre de paix au milieu du cha­hut des com­mer­çants, un monu­ment élé­gant, calme, à l’am­biance ter­ri­ble­ment péné­trante, inci­tant à la médi­ta­tion. En y entrant, j’ai été sai­si par cette atmo­sphère solen­nelle et repo­sante et je me suis mis à genou pour m’im­pré­gner du silence qui y régnait.

Istanbul - avril 2012 - jour 3 - 061 - Beyazıt Camii

Istan­bul est une ville bruyante dans laquelle il fait par­fois bon de s’ar­rê­ter, dans le jar­din d’une mos­quée, près du şar­di­van, ou sur un banc face à l’en­trée de la cour.

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Album Pho­to

Epi­sode sui­vant : La rose et la tulipe, car­net de voyage à Istan­bul 8 : Kedi ve köpek (Chats et chiens)

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