Photo © Frank Wuestefeld
Moi, Marianne, je voulais la voir morte. Je voulais qu’elle meure, ou que quelqu’un ou quelque chose la tue parce que je n’avais ni le courage ni la force de le faire. Je voulais que disparaisse cette femme qui frappait maman au point de l’étendre par terre, la bouche en sang. C’est ce que je voulais, jusqu’au jour ou cela arriva vraiment.
Marianne me frappait aussi, mais ce qui me faisait vraiment mal, la raison pour laquelle je voulais la voir morte, c’était le sang de maman. Je rêve souvent que j’échappe à Marianne, que je cours à travers la maison, fuyant cette femme qui en un instant et pour n’importe quoi explose et se jette sur moi. Je m’échappe comme je peux, ou j’essaie de le faire parce qu’elle est beaucoup plus grande et forte que moi ; en me poursuivant, elle renverse tout, les chaises, un portemanteau, la tablette du téléphone, des objets qui parfois la font trébucher, ce qui me laisse un répit et apaise, ne serait-ce qu’un instant, mon angoisse et ma tension. Je cours, poursuivi par ce vacarme de choses qui tombent, avec Marianne sur les talons, haletant et soufflant comme un animal, faisant de grands gestes pour m’attraper par le cou ou les cheveux. je cours comme quelqu’un qui cherche à échapper à une énorme vague. Plus que d’un rêve récurrent, il s’agit d’un souvenir incessant, de la reproduction continuelle de ce qui se passait vraiment. « Ce qui me faisait vraiment mal », « jusqu’au jour où cela arriva vraiment » : je ne sais pas s’il est bon qu’à la première page d’un roman apparaisse si souvent le mot « vraiment ».
Ainsi commence le roman de Jordi Soler que j’ai lu en très peu de temps, ce qui a failli ne pas arriver du tout si seulement j’avais su avant de l’acheter que le titre de son livre est en réalité le titre d’une chanson de Benjamin Biolay, que j’exècre « vraiment ». L’écriture de Jordi Soler est très puissante, ne se base quasiment sur aucun dialogue, un pur récit racontant l’enfance dans la forêt humide d’une plantation mexicaine, avec les siens, des Espagnols exilés par le franquisme, des Catalans loin de chez eux et parmi des Indiens qui leur rendent bien des siècles d’oppression. Dans ce monde d’adultes impitoyables, le jeune homme confesse ses craintes, ses fautes, mais plus que tout sa sensation de n’être né nulle part, lui qui a vécu dans un lieu qu’il revisite plus tard et dont la décrépitude n’est que l’affirmation définitive que tout ceci tient à peu de choses… L’écriture est robuste, serrée, des phrases longues et alanguies, non dépourvues d’humour et foncièrement lucides.
Jordi Soler, La dernière heure du dernier jour
10/18, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu