Peu importe ce qui s’est pas­sé cette après-midi où tu as tout dépo­sé, où tu n’es pas retour­né au tra­vail après la mati­née de lun­di et où tu as pris ta voi­ture sans pré­ve­nir per­sonne pour par­tir, deux bonnes heures de route, l’as­phalte qui brûle sous tes pneus dégon­flés, mais c’est comme si un besoin impé­rieux s’é­tait empa­ré de toi, impos­sible à rete­nir, une envie orga­nique et suave, avec une petite note sau­vage sur la langue, un je-ne-sais-quoi d’à la fois sucré et hon­teux, presque comme si c’é­tait un plai­sir qui ne regar­dait que toi.

Il n’y avait plus rien ni per­sonne, per­sonne pour te dire quoi faire ou quoi pen­ser, rien qui puisse pol­luer cet ins­tant pré­cieux, rien qui ne fasse signe de l’in­croyable hypo­cri­sie que tu détestes tant. Alors voi­là, c’est comme ça, tu es par­ti après ton ren­dez-vous, tu n’as pas dit au revoir à tes col­lègues et tu as rejoint ta voi­ture dans tes vête­ments de tra­vail, pan­ta­lon léger, veste grise ajus­tée, un simple tee­shirt, des ten­nis blanches, et te voi­là par­ti sur la route en direc­tion de l’o­céan, ce n’é­tait même pas pré­mé­di­té, ce n’est même pas au moment de par­tir que tu as déci­dé que ça se ferait comme ça, tu as fait comme d’ha­bi­tude, tu as impro­vi­sé… et cette fois-ci, l’im­pro­vi­sa­tion c’é­tait la mer. Je l’ai enten­du, tu écou­tais Laza­rus de David Bowie (ça fait un peu pen­ser à du Super­tramp par­fois non ? — crache-moi des­sus…) aus­si fort que pos­sible, le soleil par la fenêtre, te brû­lant la peau du bras et le côté gauche du visage. Oui mais Bowie.…

Et puis ça fai­sait com­bien de temps ? Vingt ans ? Tu n’y as pas mis les pieds depuis des années, comme si quelque chose t’en avait empê­ché, comme si un des pôles d’un aimant t’en empê­chait désor­mais, pro­vo­quant presque des hauts-le-cœur. Il s’est pas­sé quelque chose là-bas ? Tu ne sau­ras pas. Tout ceci est du pas­sé et le pas­sé empêche de vivre et de progresser.

L’a­ve­nue de la mer qui donne sur le Grand Hôtel où ta table t’at­tend encore, il n’est pas l’heure de déjeu­ner, mais déjà, der­rière les vitres du res­tau­rant, tu peux sen­tir cette odeur par­ti­cu­lière de vent marin et de cui­sine qu’ont tous ces grands res­tau­rants qui donnent sur la mer, ça te rap­pelle cet hôtel aus­si sur la plage de Bou­lo­gne‑s/-Mer, une paren­thèse dans ta vie, quelques jours heu­reux qui ne se repro­dui­ront plus, et dans les­quels fina­le­ment, il y a un secret qui se niche. Le bon­heur se trouve encap­su­lé là-dedans, lorsque tu sais que les évé­ne­ments, une fois pas­sés, ne se repro­dui­ront pas, même si tu cours après dans une che­vau­chée folle ; ça-ne-se-repro­dui­ra-pas. Il faut s’y faire.

L’air de la mer, un verre de vin blanc frais, l’o­deur d’une ciga­rette qu’une femme tient du bout des doigts non loin de toi, les lèvres très rouges, fines et entr’ou­vertes, lunettes de soleil qui font d’elle une incon­nue que tu ne connaî­tras jamais… Le vent dans les che­veux, comme dans une chan­son d’El­ton John, Return to para­dise, l’air qui revient, Remem­ber me while we are apart… Quel que soit le temps qu’il fasse, il y a tou­jours du vent sur cette longue pro­me­nade qui porte le nom d’un écri­vain que tu n’as jamais vrai­ment réus­si à lire, des pavés roses sous les pieds et une grande arche arron­die dans ton dos, les vitres gau­frées par le temps, la pein­ture qui s’é­caille sur les mon­tants des fenêtres en bois, lors­qu’elles n’ont pas encore été rem­pla­cées par du plas­tique. En d’autres temps, c’é­tait le sable et la neige qui se mélan­geaient sur le plage, mais aujourd’­hui il fait par­ti­cu­liè­re­ment chaud, le sel, la sueur, le soleil, le vent… tout se mélange sur ta peau, des odeurs que tu avais oubliées et que tu oublies à chaque fois, que tu fais mine de redé­cou­vrir à chaque fois, il n’y a pas de sen­ti­ments comme ça qui res­semblent à la noblesse déca­tie des automnes fati­gués. Les cris des enfants qui jouent sur la plage ne te par­viennent pas, le vent vient de tra­vers, même la mer te fait silence, seuls les nuages ont l’air de bruis­ser légè­re­ment en glis­sant sur la toile bleue. Tu regardes encore cette femme qui a jeté sa ciga­rette, elle te rap­pelle quel­qu’un dont tu tais le sou­ve­nir à pré­sent, ce ne sont plus que des ins­tants loin­tains qui n’ap­par­tiennent peut-être déjà plus à tes sou­ve­nirs, légers comme du sable qui file entre les doigts, légers mais puis­sants, alté­rés par le temps, friables comme des cendres dans le vent. Il est déjà six heures, la plus belle heure du jour tan­dis que le soleil com­mence à se fati­guer, It’s para­dise here where the sun meets the sea, il fau­drait ren­trer mais comme tou­jours, tu ne fais que ce que tu as envie de faire, ce n’est pas plus mal comme ça. Le sable colle sous tes chaus­sures, les mains dans les poches et le regard un peu fati­gué d’a­voir trop aimé, heu­reu­se­ment les réserves se régé­nèrent, ce serait trop triste sinon.

Le soleil chauffe encore ton visage déjà bien bron­zé pour la sai­son, le hâle a pris de l’a­vance, comme la flo­rai­son des fuch­sias, le retour s’a­morce et tu ne sais même pas quand il ter­mi­ne­ra, mais ça, ça n’a pas d’im­por­tance. Seuls les sou­ve­nirs ont de l’im­por­tance, le pré­sent ne compte pour rien, car c’est à par­tir de lui que le pas­sé se construit. Une paren­thèse se referme lorsque les odeurs se dis­sipent, il ne reste que ta peau qui en garde encore les traces…

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