Avant de refer­mer le livre et de le ran­ger, il y a une étape. En sai­sir l’es­sence, repas­ser par la pré­sen­ta­tion de Clau­dine Lesage par­lant de la langue de Joseph Conrad. Ce livre, c’est Du goût des voyages, sui­vi de Car­nets de Congo, aux édi­tions Équa­teurs / paral­lèles. Pour qui a lu Heart of Darn­kess, voi­ci un petit sup­plé­ment qui per­met d’ap­por­ter un peu de lumière au livre ter­ri­fiant qui don­na nais­sance à Apo­ca­lypse now de Cop­po­la et sur­tout à la langue si par­ti­cu­lière de Conrad, dont Deleuze aurait pu dire qu’il était dans une écri­ture de la déter­ri­to­ria­li­sa­tion. Avec les notes de bas de page, s’il vous plaît.

En lieu et place, une fois rési­lié son contrat avec les pro­prié­taires de l’Ota­go et ren­tré à Londres, Conrad entame, dès l’au­tomne 1889, la rédac­tion de La Folie Almayer — non pas en polo­nais, non pas en fran­çais, mais en anglais : “ En effet, je me consa­crais alors entiè­re­ment à cette oisi­ve­té appa­rente d’un homme han­té par la quête des mots, ceux-là seuls qui seraient capables de cap­tu­rer mes visions. ”
Texte extrait de son recueil, Des sou­ve­nirs.

Ici il est ques­tion des allers et retours que Conrad fai­sait entre les langues qu’il avait inves­ties et avec les­quelles il jouait sans embarras.

How goes it, you old image. ” Le lec­teur n’en est pas quitte pour autant des explo­ra­tions de Joseph Conrad au cœur de l’é­cri­ture. Car c’est au fon­de­ment même des struc­tures lin­guis­tiques et des mots que Conrad s’at­taque main­te­nant. La construc­tion de la forme inter­ro­ga­tive anglaise est fau­tive et cal­quée sur le fran­çais : “ Com­ment ça va ? ” qui devient après l’in­ver­sion sujet-verbe de la phrase inter­ro­ga­tive anglaise, “ How goes it1… ” On peut pen­ser que Kayerts étant belge, il parle fran­çais2 et que c’est une tra­duc­tion mot à mot de la phrase qu’il pro­nonce. Cher­cher l’er­reur devient donc un imbro­glio impos­sible à démê­ler : est-ce Kayerts lui-même qui s’a­dresse à Gobi­la en petit-nègre ou le tra­duc­teur mal­adroit qui s’é­gare — sans par­ler d’un autre niveau encore : celui des palabres aux­quelles a droit Stan­ley de la part du vrai Gobi­la ? Quelle que soit la réponse à la ques­tion, elle ouvre le ter­ri­toire inex­plo­ré de la poro­si­té des langues chez Conrad ; elle lève un coin du voile et découvre d’autres pers­pec­tives insoup­çon­nées de l’art d’é­crire de Joseph Conrad.
Fami­lier en effet du polo­nais, du fran­çais et de l’an­glais, Conrad se pro­mène dans un no man’s land lin­guis­tique qui fait qu’on ne peut jamais être cer­tain de la langue qui lui sert de réfé­rence. “ Il y a un mot en polo­nais qui exprime ce que je veux dire ”, expli­quait-il par­fois à Ford Madox Ford3, son com­plice en écri­ture [direc­te­ment en anglais] : “ Vou­lez-vous une tasse de thé ? ” ou “ il est mort ”, ajou­tait Ford, mais lors­qu’il s’a­gis­sait d’ex­pres­sions du type : “ le don d’ex­pres­sion ”, “ la per­plexi­té ”, […] “ un tor­rent de lumière ”, “ les eaux traî­tresses qui cou­laient du cœur d’im­pé­né­trables ténèbres ”, il les tra­dui­sait direc­te­ment du fran­çais4. Ain­si en va-t-il du pas­sage du fran­çais à l’an­glais, exer­cice qui dégé­nère par­fois et s’af­fole, comme cela arrive dans cer­taines pages de Lord Jim lors­qu’un per­son­nage affirme haut et fort : “ j’ai rou­lé ma bosse ” — pour de bon, comme on roule une boule de neige (“ I rol­led my hump ”) ou mot à mot, “ cha­cun fait son pos­sible ” (“ one does one’s pos­sible ”) ou encore des hyènes rica­nantes (“ lau­ghable hyae­na ”) et autres “ [l’]armes de cro­co­diles ” (“ wea­pons of a cro­co­dile ”), pour nous limi­ter à quelques exemples qui semblent bien “ sor­tis d’un dic­tion­naire com­pi­lé par un fou5 ”. Car l’exer­cice devient sys­té­ma­tique et s’ac­com­pagne, d’une langue à l’autre, de toute une bat­te­rie d’autres jeux de langues : gal­li­cismes, calques, mots intra­dui­sibles, trans­crip­tions pho­né­tiques, pous­sant l’é­cri­ture dans ses der­niers retran­che­ments, ceux d’une gym­nas­tique lin­guis­tique aux contor­sions absurdes.

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1. La forme cor­recte aurait été “ How are you ? ” ou “ How is it going ?
2. Il lit Flau­bert : Bou­vard et Pécu­chet !
3. Ford Madox Ford (1873–1939). Homme de lettres anglais, proche de Joseph Conrad et con col­la­bo­ra­teur entre 1898 et 1909.
4. Ford Madox Ford, Joseph Conrad, a per­son­nal remem­be­rance, p.168.
5. Joseph Conrad, Lord Jim.

Pre­mière phrase de Du goût des voyages :

Il est cer­tain que pour la majo­ri­té des hommes la supé­rio­ri­té de la géo­gra­phie sur la géo­mé­trie repose sur l’at­trait qu’exercent ses repré­sen­ta­tions. Et même si la cause en est l’in­cor­ri­gible fri­vo­li­té inhé­rente à la nature humaine, la plu­part d’entre nous s’ac­cordent volon­tiers à pen­ser qu’une carte attire davan­tage qu’une figure de géo­mé­trie dans un trai­té sur les sec­tions coniques — tel est du moins le cas des esprits d’un natu­rel simple dont dis­pose la plu­part des habi­tants de cette planète.

Encore quelques mots qui mani­festent l’in­té­rêt de Conrad pour la géo­gra­phie dès son plus jeune âge :

Mal­heu­reu­se­ment, les notes attri­buées à cette matière étaient aus­si rares que les cours ins­crits au pro­gramme par d’en­nuyeux pro­fes­seurs  qui, non contents d’être vieux, sem­blaient ne jamais avoir été jeunes. Indif­fé­rents au charme cap­ti­vant du réel, ils igno­raient tout des immenses poten­tia­li­tés qu’offre la vie d’un homme d’ac­tion, n’a­vaient pas la moindre notion de l’im­men­si­té des éten­dues ter­restres ni n’é­prou­vaient le moindre désir de rele­ver des défis. Leur géo­gra­phie était à leur image : une chose exsangue, à la peau racor­nie recou­vrant une car­casse peu ragoû­tante et un sque­lette dénué de tout inté­rêt.[…] Je ne fus cepen­dant pas noté. Il faut dire que ce n’é­tait pas un sujet impo­sé et je crois bien que le seul com­men­taire qu’on trans­mit à mon tuteur fut de dire qu’il sem­blait bien que j’a­vais per­du mon temps à lire des livres de voyages au lieu de m’oc­cu­per de mon tra­vail. Comme je vous l’ai déjà dit : ces types vou­laient ma peau.

Et enfin sur l’acte d’écrire :

Oui, j’ai tou­jours, et de tout temps, été écri­vain et le reste n’a été que déri­va­tif, pré­texte et erreur, fausse piste et cul-de-sac d’où je me suis tou­jours sor­ti — à un che­veu près !

Plus d’in­for­ma­tions sur la pho­to d’en-tête du navire Joseph Conrad sur la page Fli­ckr de l’Aus­ta­lian Natio­nal Mari­time Museum

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