Robert Louis Ste­ven­son a fini sa courte vie (il est mort à 44 ans d’une crise d’apoplexie) dans les îles Samoa. Sa san­té pré­caire depuis son plus jeune âge et un emphy­sème chro­nique lui ron­geant les pou­mons le for­cèrent à quit­ter le cli­mat humide et froid de son Écosse natale. Il s’était ins­tal­lé non comme un vul­gaire occi­den­tal dans une hutte pour faire un peu bohème, il était réel­le­ment venu ici pour ter­mi­ner son rêve, sa vie et che­min fai­sant, prendre fait et cause pour le peuple samoan contre l’impérialisme. Les iliens qu’il côtoya pen­dant les der­nières années de sa vie construi­sirent une route jusqu’à sa plan­ta­tion et lui don­nèrent le nom res­pec­tueux de Tusi­ta­la, le racon­teur d’histoires.
Pen­dant ces années d’isolement, loin de Londres et d’Édimbourg, il conti­nua d’écrire mais dans un style beau­coup plus âpre que celui qu’on lui connais­sait, plus sau­vage, dans un style qu’on pour­rait qua­li­fier de style de la matu­ri­té. Mort trop jeune, on ne lui connait fina­le­ment pas d’autre enver­gure et il n’eut pas l’occasion de mon­trer ce nou­veau visage. En effet, vivant à l’autre bout du monde, Sid­ney Col­vin, son (soi-disant) ami et « agent lit­té­raire » qui s’occupait de ses écrits fit en sorte que son der­nier livre, Ceux de Fale­sa, ne soit pas publié de son vivant, par un concours de cir­cons­tance qui demeure aujourd’hui encore com­plexe à comprendre.

Pho­to © Marques Ste­wart

Encore une pré­face de Michel Le Bris qui nous explique avec force détails la situa­tion. Col­vin fait tout son pos­sible pour ne pas publier ce que lui envoie Ste­ven­son depuis les Samoa, mais Ste­ven­son ne sait pas pour­quoi. Il enrage devant les com­pro­mis­sions que lui demande son agent. Il est ques­tion dans l’histoire d’un contrat de mariage entre le nar­ra­teur et une ilienne dont la date doit être cen­su­rée, repous­sée, pour ne pas cho­quer les bonnes âmes chré­tiennes ; d’autre part, il est mal venu de faire l’apologie du sau­vage de la part d’un grand écri­vain au suc­cès énorme de son vivant. Il est éga­le­ment aus­si ques­tion de lan­gage. Ste­ven­son emploie le bêche-de-mer(1) et sys­té­ma­ti­que­ment le lan­gage sera cor­ri­gé pour reve­nir vers un anglais tra­di­tion­nel. D’autre part, il y a fort à parier que der­rière cette volon­té de cen­su­rer se trouve une forte rai­son poli­tique. Les Samoa sont à l’époque l’objet de convoi­tises de ter­ri­toire et le fait que Ste­ven­son se batte pour l’autonomie du peuples des îles fait mau­vais effet.
Ste­ven­son est un écri­vain à suc­cès et son style deve­nu rude, ses sujets sombres risquent de cho­quer son lec­to­rat et de créer un séisme. Ce sont en tout cas les rai­sons offi­cieuses qui ont dû pous­ser l’ami Col­vin à cen­su­rer celui qui repré­sen­tait pour lui une manne finan­cière incroyable. Ste­ven­son n’était cer­tai­ne­ment pas dupe, mais sans lui, il n’avait aucune porte d’entrée vers la publication.
Le texte sera publié en Angle­terre, cen­su­rée, tron­qué, modi­fié, et de sur­croît après la mort de l’écrivain. Pour la pre­mière fois, il est res­ti­tué ici dans sa ver­sion ori­gi­nale, tel que Ste­ven­son l’avait sou­hai­té, et dans l’esprit dans lequel il aurait cer­tai­ne­ment sou­hai­té voir son œuvre per­du­rer s’il n’avait suc­com­bé à son mau­vais état de san­té. Ste­ven­son est enter­ré sur le mont Vaea selon sa volon­té et sur sa tombe est ins­crite cette épi­taphe, un extrait d’un de ses poèmes écrit en 1884 :

Sous le vaste ciel étoilé
Creuse la tombe et laisse moi en paix;
Heu­reux ai-je vécu et heu­reux je suis mort
Et me suis cou­ché ici de mon plein gré.

Ceux de Fale­sa est un texte à carac­tère eth­no­gra­phique. Il raconte la vie d’un homme, un Blanc, débar­qué dans une île pour y faire com­merce. Il éta­blit un contrat de mariage bidon avec une jolie fille de l’île dont il ne sait rien. D’autres Blancs vivent ici et lui parlent de le façon de vivre locale et bien vite il se retrouve “tabou”, inca­pable de vendre quoi que ce soit sur cette terre, pour une rai­son qu’il n’arrive pas à détec­ter. Il s’avère bien vite que ces Blancs uti­lisent la ruse pour asser­vir (une vieille his­toire) les iliens en les main­te­nant dans la crainte des ancêtres et des démons. Le nar­ra­teur va décou­vrir le pot-aux-roses…
Une nou­velle d’aventures comme on en voit peu, à l’opposé des autres textes de Ste­ven­son, moins joyeux, moins opti­miste, mais manu­fac­tu­ré dans une langue claire et riche, lumineuse.

Bref, ce que je pou­vais faire de mieux était de res­ter bien tran­quille, de gar­der la main sur mon fusil et d’attendre l’explosion. Ce fut un moment d’une solen­ni­té écra­sante. La noir­ceur de la nuit était comme pal­pable ; la seule chose qu’on pût voir était la sale lueur mal­saine du bois mort mais elle n’éclairait rien qu’elle-même. Quant aux bruits alen­tour, j’eus beau tendre l’oreille jusqu’à’ m’imaginer entendre brû­ler la mèche dans le tun­nel, la brousse res­tait aus­si silen­cieuse qu’un tom­beau.  De temps en temps se pro­dui­saient bien des espèces de cra­que­ments, mais quant à dire s’ils étaient proches ou loin­tains, s’ils pro­ve­naient de Case se cognant les orteils contre une branche à quelques pas de moi ou d’un arbre de bri­sant à des milles de là, j’en étais aus­si inca­pable qu’un enfant à naître.
Et alors, d’un seul coup, le Vésuve explo­sa. Ça avait été long à venir mais quand ça vint, per­sonne (même si ce n’est pas à moi de le dire) n’aurait pu rêver mieux. D’abord ce fut un énorme cham­bard et une trombe de feu, et le bois s’éclaira, au point qu’on aurait pu y lire son jour­nal. Puis les ennuis com­men­cèrent. Uma et moi, nous fûmes à demi recou­verts d’une char­rette de terre et heu­reux d’en être quitte à bon compte, car un des rochers qui for­maient l’entrée du tun­nel fut car­ré­ment pro­je­té en l’air, et retom­ba à moins de deux brasses de l’endroit où nous étions, et rebon­dit par-des­sus le som­met de la col­line pour s’écraser au fond de la val­lée. Ce qui montre que j’avais mal cal­cu­lé la dis­tance de sécu­ri­té, ou un peu trop for­cé sur la poudre et la dyna­mite, à votre préférence.

Robert Louis Ste­ven­son, Ceux de Falesa
tra­duit de l’anglais par Eric Deschodt
édi­tion éta­blie et pré­sen­tée par Michel Le Bris,
La Table ronde, 1990

Notes:
(1) Le biche­la­mar (aus­si appe­lé bichla­mar ou — sur­tout en anglais — bis­la­ma) est un pid­gin à base lexi­cale anglaise, par­lé au Vanua­tu (anciennes Nou­velles-Hébrides). C’est la langue véhi­cu­laire de cet archi­pel qui compte, par ailleurs, envi­ron 105 langues ver­na­cu­laires ; depuis son indé­pen­dance en 1980, c’est aus­si l’une des trois langues offi­cielles de la Répu­blique du Vanua­tu, à éga­li­té avec le fran­çais et l’anglais.
Le mot biche­la­mar vient du por­tu­gais bicho do mar « bêche de mer » qui dési­gnait un ani­mal marin, l’holothurie. En anglais, cet ani­mal est appe­lé sea-slug ou sea cucum­ber ; en fran­çais, bêche de mer, biche de mer ou concombre de mer. Les holo­thu­ries étaient un pro­duit consom­mé par les Chi­nois. Leur com­merce se fit d’abord avec les Malais, puis il s’étendit au Paci­fique-Sud. Au milieu du XIXe siècle, des tra­fi­quants, les bea­ch­com­bers (« bat­teurs de grève »), allèrent la ramas­ser sur les récifs des îles méla­né­siennes pour la revendre en Chine. La langue par­lée entre ces navi­ga­teurs et les popu­la­tions locales, sorte de sabir à base d’anglais, consti­tue la toute pre­mière forme du futur pid­gin qui allait se répandre dans toute la Méla­né­sie. C’est ain­si que le terme biche­la­mar a fini par dési­gner l’une des variantes de ce pid­gin. La forme bis­la­ma est la pro­non­cia­tion de ce même mot dans le pid­gin lui-même. (source Wiki­pé­dia)

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