J’é­tais tran­quille­ment assis au bord de la pis­cine occu­pé à siro­ter un coque telle à base de vieux rhum et à lire un très bon livre qui m’emmenait à lisière du désert de Tak­la­ma­kan lorsque le fac­teur a son­né. Fir­min est allé ouvrir et m’a rap­por­té quatre gros sacs, pleins de lettres qu’il m’au­ra fal­lu toute la nuit pour déca­che­ter (oui, car on n’ouvre pas une lettre, on la déca­chète, tout se perd). J’é­tais en face d’un tas énorme de lettres s’in­di­gnant du fait que je n’ai pas blo­gué depuis quatre jours. Aus­si devant la pres­sion infer­nale que vous m’in­fli­gez, je me vois obli­gé de rédi­ger une petite note pour satis­faire votre inépui­sable curiosité.

grutier

Aujourd’­hui, ven­dre­di 23 juillet après-midi, le ser­vice dans lequel je tra­vaille plane dans une espèce de tor­peur ber­cée ten­dre­ment par le cli­que­tis des touches du cla­vier frap­pées fré­né­ti­que­ment (les miennes de touches, car les autres font tour­ner des pro­grammes et n’ont donc besoin que de leur sou­ris, à peu de choses près) et le ron­ron des voi­tures qui passent 5 étages plus bas. On peut presque entendre cha­cun s’é­teindre dans une com­plai­sance pas­sive à l’at­ten­tion de sa propre diges­tion. Mais en cette fin de mois de juillet, alors que quelques uns sont déjà en congés, s’ins­talle dans les esprits le sou­ve­nir que Média****** démé­nage dans le week-end du 15 août, aus­si on com­mence à pré­pa­rer les car­tons, à jeter les choses qu’on pen­sait devoir gar­der et dont on se dit que fina­le­ment elles ne nous ser­vi­ront plus — c’est le propre du démé­na­ge­ment. Les papiers confi­den­tiels sont à broyer ou à jeter dans les grands contai­ners blin­dés. Les autres papiers partent au recy­clage. Enfin, les pou­belles com­munes pour tous les autres déchets. Les plus tatillons se posent la ques­tion de savoir s’ils doivent faire archi­ver les CD de sau­ve­garde de leur boîte mail, ou les jeter… Il reste quelques câbles, des armoires avec des porte-docu­ments vides évi­dem­ment, des pla­cards pous­sié­reux dont on est en droit de se poser la ques­tion de l’u­ti­li­té puisque somme toute, notre maté­riel ce sont nos études et même les contrats sont scan­nés, trans­for­més en PDF ; il nous arrive même d’en perdre. D’ailleurs si quel­qu’un remet la main sur le contrat ini­tial pour la réa­li­sa­tion de l’interface…

bureaux

Ce matin, nous avons eu droit à un petit déjeu­ner offert par notre direc­teur, un moment de détente et de convi­via­li­té qu’il disait, même si moi, le matin, je suis rare­ment autre chose que déten­du. Je peux même être convi­vial. Sauf que ce matin, j’é­tais de mau­vaise humeur. On a même eu droit à la visite de notre grand direc­teur, sans sa coiffe à plumes, en jeans et polo Tim­ber­land, qui visi­ble­ment fai­sait la tour­née des petits déj du ven­dre­di matin. Être mana­ger ne s’im­pro­vise pas.

J’ai donc fait mon petit car­ton moi aus­si, même si j’a­vais un peu com­men­cé ces der­nières semaines à trier mes affaires puisque contrai­re­ment aux autres, je par­ti­rai le 6 août au soir en congés, pour fina­le­ment ne plus reve­nir. Je com­mence une nou­velle car­rière, j’ar­rête les études et les médias, c’est un envi­ron­ne­ment qui vous rince un homme. Oh ça n’a pas pris long­temps, j’ai à peine rem­pli un tiers du car­ton. Presque entiè­re­ment avec des affaires per­son­nelles que j’ai accu­mu­lées ces der­niers temps.

Il règne ici une ambiance étrange, une ambiance fin de siècle, comme si ma boîte tour­nait la page d’une his­toire qu’on se traine avec un peu de dif­fi­cul­té depuis 1985, comme pour faire table rase et entrer dans une nou­velle ère. Les murs des bureaux du 55 rue Ana­tole France ont été net­toyés. On a reti­ré les quelques pan­cartes met­tant en avant notre poli­tique de qua­li­té, nos chiffres ven­dus dans le monde entier. Bien­tôt éga­le­ment, il fau­dra raser le totem sur lequel s’ex­prime notre logo avec son grand M rouge. Les tables se vident de leurs dos­siers, les bureaux vitrés se vident de leur mobi­lier. Cer­tains sont déjà par­tis en congés et ne revien­dront qu’a­près le démé­na­ge­ment, alors ils ont déjà tout embal­lé, numé­ro­té leurs affaires, écran, ordi­na­teur, sou­ris, télé­phone, leurs car­tons. Tout est prêt.

media********

Mon direc­teur est par­ti en congés ce midi, il ne revient que dans trois semaines. Je ne le rever­rai donc pas le jour de mon départ quand je dirai au revoir à tout le monde. Il a dit au revoir à ma col­lègue qui est enceinte jus­qu’à plus soif et qui devrait par­tir en congé mater­ni­té d’i­ci la fin de semaine pro­chaine. Mais moi il m’a oublié. Les autres ont bien rele­vé, mais moi j’ai lais­sé cou­ler, ce n’est pas grave. Ce n’est pas comme si il m’a­vait oublié parce que je ne compte pour rien. Je le connais. Il m’a juste oublié parce que c’est un gros dis­trait. Il y a un mois de cela, il m’a deman­dé de lui confir­mer que je par­tais bien sous deux semaines. Appa­rem­ment, ça ne l’a pas chif­fon­né que je sois encore ici. De toute façon, ces der­niers temps, ça n’al­lait plus entre nous. Si le couple fonc­tion­nait bien au début, l’am­biance s’est dégra­dée, alors c’est comme dans une his­toire d’a­mour, on laisse les choses aller, et puis fina­le­ment on capi­tule jus­qu’à ce qu’on admette que la seule issue pos­sible est la rupture…

Il règne ici une ambiance fin de siècle, comme dans les minis­tères entre deux légis­la­tures et qu’on se dépêche de brû­ler les dos­siers com­pro­met­tants. On met du scotch sur la vitre étoi­lée du bureau du milieu. On ne prend pas la peine de chan­ger les ampoules. On peut même se per­mettre de dégueu­las­ser un peu la moquette pour ceux qui vien­dront après. D’i­ci à ce qu’il y ait un petit malin qui laisse une boîte d’œufs pour­rir dans le faux pla­fond, y’a pas loin… De toute façon, il était temps de par­tir, les ascen­seurs n’ar­rêtent pas de tom­ber en panne et ça fait des années que la cli­ma­ti­sa­tion ne fonc­tionne plus que les jours de pluie. C’est sans comp­ter que les sous-sols sont sou­vent inon­dés. Alors il faut tour­ner la page et pen­ser déjà à nos nou­veaux locaux que je ne ver­rais même pas, mais ça m’ar­range un peu, c’est loin de tout, à un quart d’heure de marche du métro et loin aus­si de tout ce qu’il faut pour déjeu­ner. Et puis c’est dans une rue où le soleil n’a pas mis les pieds depuis le réamé­na­ge­ment d’Hauss­mann et la cour arrière de l’im­meuble donne sur une école maternelle.
Je ne sais pas vous, mais moi je me dis que je manque vrai­ment quelque chose.