Retour en Cap­pa­doce. La route d’Özkonak

Retour en Cap­pa­doce. La route d’Özkonak

Retour en Cappadoce

La route d’özkonak

La Tur­quie est déjà loin. J’ai lais­sé der­rière moi Istan­bul, ses mos­quées et ses église, la côte sud et ses miracles, la Cap­pa­doce avec ses abri­cots juteux et la terre jaune qui s’est infil­trée sous ma peau. Depuis quelques mois déjà. Un mois pas­sé en Tur­quie, en plein mois de Rama­dan, c’est quelque chose qui laisse des traces. Mais il fal­lait que j’y retourne, m’a­ban­don­ner encore sur des pistes que je n’a­vais pas par­cou­rues, me repaître d’une terre désor­mais fami­lière et hospitalière.

Mais d’a­bord, un peu de musique pour se mettre dans l’am­biance, avec Kud­si Ergü­ner, vir­tuose du ney, cet étrange ins­tru­ment au col éva­sé qui se joue en souf­flant dedans en biseau. 

Cette fois-ci, j’at­ter­ris à Kay­se­ri, pré­fec­ture de la pro­vince du même nom et capi­tale éco­no­mique de la Cap­pa­doce, grosse ville de 1,35 mil­lions d’ha­bi­tants, sans charme mais pas sans his­toire puis­qu’on la retrouve sous l’an­tique nom chré­tien de Césa­rée, dont elle a tiré son nom turc moderne. La der­nière fois que je suis venu en Cap­pa­doce, j’é­tais arri­vé de nuit par Nevşe­hir après un tra­jet pour le moins pica­resque. Dans l’a­vion, j’ai tout de même réus­si à ren­ver­ser mon thé sur mon pan­ta­lon. Lorsque l’a­vion des­cend, il fait un soleil splen­dide sur la par­tie euro­péenne d’Is­tan­bul, sur un pay­sage de champs culti­vés et de lacs, où de temps en temps, émerge les mina­rets élan­cés des mos­quées qui, toutes, ont été construites selon la tra­di­tion ini­tiée par Mimar Sinan.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 08 - Vol Istanbul Kayseri

Je ne fou­le­rais pas la terre d’Is­tan­bul tout de suite. J’at­tends mon trans­fert vers Kay­se­ri Erki­let Hava­li­manı (ASR) en siro­tant une limo­na­ta, fraîche et acide et un café turc, dans le grand hall du ter­mi­nal 3 d’Atatürk. L’a­vion qui repart vers l’est s’ap­pelle Afyon­ka­ra­hi­sar, petite ville à mi-che­min entre Konya et Izmir. Dehors il fait 23°C et une fois ins­tal­lé dans l’a­vion, je note le pré­nom des hôtesses de la com­pa­gnie Tur­kish Air­lines ; elles portent des pré­noms qui laissent rêveur : Bunu, Akma­ral… Je bois mon pre­mier Ayran au-des­sus des val­lons arron­dis de l’Anatolie…

Turquie mai 2013 - Cappadoce 11 - Vol Istanbul Kayseri

L’a­vion des­cend sur une plaine arro­sée par la pluie ; la Cap­pa­doce m’ac­cueille sous une pluie fine qui n’est pas sans me rap­pe­ler la Bre­tagne, ce qui a le don de me rendre morose. A l’aé­ro­port, je rejoins le comp­toir qui va me per­mettre d’en­le­ver ma voi­ture de loca­tion. Le type m’emmène cher­cher la voi­ture, c’est une grosse Ford Mon­deo à boîte auto­ma­tique. Vu que je ne sais pas conduire ce genre de véhi­cule j’in­siste pour qu’il me cède une boîte manuelle, ce qui le sur­prend pas­sa­ble­ment, il ne doit pas être habi­tué à tom­ber sur ce genre de per­sonnes. Et tout ceci se passe dans le vent frais d’un trou per­du de Tur­quie, au pied de l’Er­ciyes (du grec argy­ros qui signi­fie argent), mon­tagne iso­lée comme un téton dans la plaine, au toit de neige culmi­nant à 3916 mètres et qui se perd dans les nuages sombres char­gés de pluie.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 16

Une fois la voi­ture en main, je file vers Çavuşin où m’at­tend ma chambre d’hô­tel. Le pay­sage n’est pas vrai­ment gai sous ce ciel de plomb. Ce ne sont que des cam­pagnes sans charme, une longue suc­ces­sion de vil­lages inhos­pi­ta­liers, d’u­sines en bord de route, de sta­tions-ser­vice et de camions char­gés à ras-bord. Tout le charme d’une auto­route.
Le type qui me reçoit à l’hô­tel parle un fran­çais impec­cable et m’emmène dans une chambre basse de pla­fond, entiè­re­ment creu­sée dans le grès de la mon­tagne ; ce qui m’in­ter­pelle immé­dia­te­ment, c’est la pré­sence d’un poêle à pétrole et l’in­croyable humi­di­té de la pièce. Je ne me trompe pas, les draps sont trem­pés… Je prends juste le temps de dépo­ser ma valise et salue un type qui me demande si tout va bien. C’est la réplique exacte de Joseph Kes­sel, un homme à la face buri­née qui se serait per­du dans ce trou de Cappadoce.

En 5 minutes de route, je suis à Göreme où je mange des mezze, une bro­chette de pou­let et un ayran. La ville semble déser­tée alors que j’ai eu du mal à trou­ver une chambre d’hô­tel… C’est incompréhensible.

A l’heure qu’il est, tout ce qui m’im­porte, c’est d’être ici à nou­veau, c’est comme si je me retrou­vais chez moi alors qu’au fond, il me semble que je ne connais rien, que je n’ai aucune idée de ce qui m’at­tend, que je ne sais pas tous les secrets et toutes les aven­tures, je ne sais rien du tout, mais tout me semble fami­lier, comme si on m’at­ten­dait, ou comme si moi j’at­ten­dais quelque chose. Je pro­fite de mon repas, un peu exté­nué par les mil­liers de kilo­mètres de cette jour­née, l’a­vion, deux fois, plus de 80km en voi­ture, l’im­pres­sion de bouf­fer de la route en tirant sur la corde pour arri­ver là où on a envie d’être… Demain, je serai sur les routes pour com­prendre ce que je fais là.

Au petit matin, il est 4h00, je n’ar­rive plus à dor­mir, mais je me force à res­ter au lit, dans des draps trem­pés et au beau milieu du gra­vier tom­bé du pla­fond. Si je reste ici, je vais finir par tom­ber malade. Mal­gré le charme de l’hô­tel, j’ai l’im­pres­sion de me retrou­ver à la cam­pagne, dans des draps de coton gros­sier que le maigre poêle n’ar­rive pas à sécher. Je trans­pire mal­gré l’at­mo­sphère insup­por­table. La pierre est si froide par terre que j’en ai mal aux pieds et la douche gla­cée ne fait rien pour me mettre de bonne humeur. J’ai l’im­pres­sion d’a­voir dor­mi dans une grotte et sor­tir au soleil est presque une tor­ture. Étrange lieu.

Après un petit déjeu­ner pris sur le pouce, je file d’i­ci, presque mal­gré moi et je me rends à Ava­nos où je vais rendre visite à Meh­met Körük­çü, le potier qui parle un peu fran­çais, dans sa grotte lui aus­si, là où il passe ses jour­nées les mains dans la terre à tour­ner. Il est rayon­nant comme la der­nière fois que je l’ai vu et semble sur­pris de me revoir. Pas­sé la sur­prise, il me prend dans ses bras et me tape dans le dos en pro­fé­rant de longues ran­gées de “Selam !” qu’il n’ar­rive plus à conte­nir. “Arka­daşım ! Arka­daşım !” (mon ami, mon ami !). Les larmes lui montent aux yeux et je suis tout autant sur­pris que lui de voir à quel point il est heu­reux de me revoir. Une vraie bonne sur­prise pour tous les deux.

 

Turquie mai 2013 - Cappadoce 22 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 32 - Avanos

Après m’a­voir offert une tasse de thé qu’il fait chauf­fer sur son petit réchaud élec­trique, il se remet au tra­vail et me laisse le prendre en pho­to, tou­jours sou­riant avec ses dents du bon­heur et ses yeux légè­re­ment bri­dés. Je le laisse un peu tan­dis que des tou­ristes viennent visi­ter sa bou­tique et je vais me pro­me­ner dans la ville pour revoir ces vieilles mai­sons grecques qui tombent en ruine entre les grands konak flam­bant neufs. Le soleil est reve­nu et je pro­fite de ces quelques ins­tants pour retrou­ver la dou­ceur des jours que j’ai pas­sés ici l’é­té der­nier. Une belle mos­quée aux murs épais reste impé­né­trable, impos­sible d’y entrer. Pen­dant ce temps, l’e­zan (appel à la prière) reten­tit entre les murs de la petite ville. On dit que les plus beaux chants d’ap­pel à la prière peuvent s’en­tendre en Tur­quie ; ce n’est pas qu’une légende. Je retourne voir Meh­met et nous buvons encore et encore du thé noir. Il semble pré­oc­cu­pé, se plaint du dos, lui, me dit que ce sont ses pou­mons, il tousse beaucoup…

Turquie mai 2013 - Cappadoce 33 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 44 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 45 - Avanos

Turquie mai 2013 - Cappadoce 37 - Avanos

Il me demande de l’at­tendre là, pen­dant que lui s’en­fuit sur sa moto sans casque avec ses san­dales pleines de terre aux pieds. Je l’at­tends sous un aca­cia en fleurs, à l’ombre duquel je m’en­dors presque en écou­tant les bruits de la rue, en cares­sant une énorme chat débon­naire. Meh­met revient avec un petit paquet duquel il sort un sachet d’a­lu­mi­nium, qu’il déroule, encore et encore et dont il sort de la viande séchée décou­pée en fine lamelles et à la cou­leur rouge safra­née. Il m’ex­plique que c’est une spé­cia­li­té d’i­ci, le Pastır­ma. Je ne connais­sais abso­lu­ment pas. Il m’ex­plique que c’est lui qui le fait avec de la viande de bœuf qu’il fait sécher à l’air et qu’il frotte avec un mélange d’é­pices fait d’ail, de piment, du cumin et de papri­ka. Il me parle aus­si d’une épice dont il ne connaît pas le nom fran­çais, il dit çemen, çemen… en cher­chant sur mon petit dic­tion­naire, je m’a­per­çois que c’est en réa­li­té du fenu­grec. Je ne suis pas plus avan­cé, car je ne sais pas ce que c’est non plus. La viande est déli­cieuse et nous la man­geons en riant. Il me confie le paquet en me disant que le reste est pour moi. Et il se remet au tra­vail tan­dis que je bois du thé et som­nole en le regar­dant tour­ner. Il me pré­sente ses fils ; le plus jeune, Oğuz tra­vaille avec lui et ouvrage les pote­ries avec une petite lame. Ömer, lui, n’aime pas la terre, il fait des études mais pro­fite de ses vacances pour aider son père à l’atelier.

 

Turquie mai 2013 - Cappadoce 49

Turquie mai 2013 - Cappadoce 51

Il est temps pour moi de le lais­ser tra­vailler et de par­tir battre la cam­pagne. J’ai repé­ré un petit monas­tère aban­don­né sur la route d’Öz­ko­nak, por­tant le nom de Beh­la Kilise. Le temps tourne au vinaigre ; au loin je peux voir la cam­pagne chan­ger de cou­leur, et des colonnes d’eau se déver­ser par endroits. Le ciel devient noir et ne laisse que peu d’es­poir de se lever. La route est défon­cée et je com­mence à sol­li­ci­ter les sus­pen­sions de la Ford qui ne bronche pas, elle monte sévè­re­ment après une por­tion de route où l’on trouve des usines de fabri­ca­tion de briques rouges, façon­nées avec la terre des envi­rons, que le fleuve Kızılır­mak (fleuve rouge en turc) conti­nue de char­rier dans la val­lée. La vue est superbe sur la val­lée où l’o­rage com­mence à zébrer l’ho­ri­zon. Je finis par trou­ver le monas­tère en contre­bas de la route. C’est un monas­tère aux grandes arches de pierre. La hau­teur sous pla­fond est impres­sion­nante pour un bâti­ment de cette époque (entre le Vè et le XIIè siècle) et les murs sont encore recou­verts de suie. Sur le côté, une voûte s’est écrou­lée et laisse voir un grand espace décou­vert. Un type m’ac­coste et me parle dans un fran­çais bal­bu­tiant, mêlé de turc ; il me dit s’ap­pe­ler Ser­kan et je ne sais pas pour­quoi, mais ça sent le mar­gou­lin. Bref, il me fait la visite du bâti­ment et me dit que le monas­tère a ser­vi d’a­sile psy­chia­trique pen­dant de longues années. Sa pré­sence me dérange, j’au­rais pré­fé­ré visi­ter seul, d’au­tant que les indi­ca­tions qu’il me donne ne sont d’au­cune uti­li­té. Il m’offre une tasse de thé et je tente de m’en débar­ras­ser en lui filant un billet de 20TL, ce qui est déjà beau­coup, mais l’ef­fron­té me réclame plus. Je l’en­voie bala­der en lui ren­dant son verre de thé.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 53 - Özkonak

De l’autre côté, le pay­sage est ver­doyant et s’é­tend au pied de ce qui res­semble au lit d’une petite rivière. Je crois bien qu’à part le Kızılır­mak et le lac arti­fi­ciel de Bay­ram­hacı, je n’ai jamais vu de cours d’eau dans cette région. Même un peu val­lon­né, le pay­sage offre un bel hori­zon et je peux consta­ter que le temps ne s’ar­range pas vraiment.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 59 - Özkonak

Turquie mai 2013 - Cappadoce 60 - Özkonak

Turquie mai 2013 - Cappadoce 63 - Bağlı dere

Turquie mai 2013 - Cappadoce 65 - Bağlı dere

Turquie mai 2013 - Cappadoce 68 - Bağlı dere

Je reprends la route en pre­nant le che­min de Paşa­bağ que j’ai visi­té l’é­té der­nier et je me rends compte que la val­lée de Zelve, que je connais pas encore n’est pas si éloi­gnée que ça. Mais il est tard à pré­sent et ce sera pour un autre jour. En rebrous­sant che­min, je trouve éga­le­ment le che­min de la bağlı dere, la val­lée blanche, dont m’a­vait par­lé Abdul­lah au Karlık Evi, et que j’ai bien réus­si à voir depuis mon vol en mont­gol­fière. Je retiens l’en­droit pour y reve­nir et je file sur Göreme pour me boire une bière en ter­rasse. L’o­rage est pas­sé au large. Je dîne au res­tau­rant Özlem où j’é­tais déjà venu man­ger un tes­ti kebab brû­lant dans son vase en terre. La ser­veuse s’ap­pelle Bişra, elle est jeune, radieuse, mais s’ap­proche de moi alors que j’es­saie de bara­goui­ner en turc et me demande avec son petit air effron­té si elle peut être prise en pho­to avec moi, ce que j’ac­cepte volon­tiers. Je peux sen­tir le par­fum de ses che­veux qu’elle a coif­fés dans une queue de che­val sur le côté. Je lui com­mande un bar­dak şarap, un verre de vin rouge à la cerise, avant de reprendre ma route alors que la nuit est en train de tomber.

Turquie mai 2013 - Cappadoce 69 - Bağlı dere

Lorsque je m’ar­rête devant le Karlık Evi, j’ai dans l’i­dée de me prendre une chambre qui me per­met­trait de fuir l’hô­tel de Çavuşin et sa grotte humide. Bukem et Fatoş se sou­viennent de moi, elles ont l’air heu­reuses de voir que j’ai retrou­vé le che­min de leur hôtel et me retrou­ver ici me rem­plit de sou­ve­nirs. Pas de chambre pour ce soir, l’hô­tel est plein d’In­diens dont elles se plaignent car ils sont bruyants et pas­sa­ble­ment mépri­sants, mais pour demain soir, aucun pro­blème. Je vais même pou­voir dor­mir à nou­veau dans la grande chambre orange dans laquelle j’a­vais déjà dor­mi cet été, celle qui a deux bal­cons don­nant sur la val­lée. Elles m’offrent un verre de thé et nous par­lons en anglais pour évo­quer Abdul­lah qui n’est pas là en ce moment, ces ins­tants pré­cieux où il m’of­frait des abri­cots secs avant de par­tir en ran­don­née et des tranches de pas­tèque lorsque je reve­nais tard le soir.

Dans mes draps humides, je me prends à rêver de venir habi­ter ici, auprès de ces gens si cha­leu­reux, dans ces mon­tagnes creu­sées par la pluie et j’i­ma­gine que cette Tur­quie-là, tout au long de l’hi­ver, est recou­verte par les neiges. Les chré­tiens qui sont venus sur ces terres pour fuir les per­sé­cu­tions n’ont pas choi­si les lieux les plus hos­pi­ta­liers en ce qui concerne le cli­mat. Et dire que cette Tur­quie-là, si l’on remonte six cents ans en arrière, était encore la Grèce…

Voyage effec­tué en 2013. Voir les 68 pho­tos sur Fli­ckr.

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Le temps très lent des toutes petites choses #4

Le temps très lent des toutes petites choses #4

De l’A­frique, je n’ai rien, ni sou­ve­nir, ni envie. De nos ves­tiges colo­niaux, puisque plus rien ne nous appar­tient, puisque l’in­sup­por­table poli­tique nous a dépar­ti de nos pos­ses­sions, on se donne par­fois l’im­pres­sion que ce sont des pays à qui nous appar­te­nons, comme pour effa­cer une mau­vaise conscience dont seraient res­pon­sables nos aïeux… Mais il n’y a rien à faire, ça sent le casque colo­nial à des kilo­mètres à la ronde, la che­mise en crêpe de coton et les lunettes de soleil. Com­bien de fois j’en­tends mon pays de cœur, ou alors l’Afrique, mon conti­nent, ou encore je me sens plus Afri­caine que Fran­çaise… On n’est pas de là, c’est tout…  Êtres trans­plan­tés, arra­chés comme des pieds de man­dra­gore pour être replan­tés dans un ailleurs qui n’est qu’un dépay­se­ment, un tout petit dépay­se­ment. Per­sonne n’est jamais de l’en­droit qu’il choi­sit. Nous sommes de par­tout et aucune terre ne nous appar­tient, pas plus que nous n’ap­par­te­nons à une terre. L’his­toire des fins de règne est là pour nous rap­pe­ler l’im­per­ma­nence des âges d’or.

De l’A­frique, je n’ai que l’i­mage de quelque chose d’é­cra­sant et de ver­ti­gi­neux. De la pous­sière, beau­coup de pous­sière, qui entre par­tout, dans le nez, la gorge, qui s’in­si­nue. Des sou­ve­nirs col­lants, des­sé­chés comme des momies de cro­co­diles, rien de bien agréable en somme. Des mouches, haras­santes, des mous­tiques, et sur­tout l’é­cra­sante cha­leur des après-midis que le soir n’ar­rive pas à calmer.

Alors les jours d’O­go­ja étaient deve­nus mon tré­sor, le pas­sé lumi­neux que je ne pou­vais pas perdre. Je me sou­ve­nais de l’é­clat de la terre rouge, le soleil qui fis­su­rait les routes, la course pieds nus à tra­vers la savane jus­qu’aux for­te­resses des ter­mi­tières, la mon­tée de l’o­rage le soir, les nuits bruyantes, criantes, notre chatte qui fai­sait l’a­mour avec les tigrillos sur le toit de tôle, la tor­peur qui sui­vait la fièvre, à l’aube, dans le froid qui entrait sous le rideau de la mous­ti­quaire. Toute cette cha­leur, cette brû­lure, ce frisson.

J.M.G. Le Clé­zio, L’A­fri­cain
Mer­cure de France, 2004

Tu te sou­viens de ces jours de plomb ? Ces jours où la tête te tour­nait parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire que de ne rien faire ? Ces jours d’é­cra­santes tor­peurs qui t’embarquaient jus­qu’au fond de ce que tu étais capable de sup­por­ter ? Même ta peau deve­nait étran­gère et insup­por­table… Et puis ces mouches, tou­jours ces mouches qui ne fai­saient qu’a­jou­ter à ton désar­roi et que tu aurais tout fait pour voir dis­pa­raître d’un cla­que­ment de doigt… Tu te sou­viens de ces fris­sons du matin alors que l’o­rage est pas­sé et que… fina­le­ment… tu te ver­rais bien encore quelques jours souf­frir de la cha­leur plu­tôt que ça… C’est sans fin. Banou Ifren, Ifri­qiya, إفريقيا, quel que soit ton nom, tu es le nom sans fin, sans aboutissement.

Mais au beau milieu de ce grand néant, il y a une note d’es­poir que tu gardes tout près de toi, quelque chose qui te dit que tout n’est pas per­du. Ce sont des miettes, des frag­men­ta­tions de ter­ri­toires, des espa­ce­ments, tout ce qui est dans l’é­cart. Alors oui, c’est moins facile. L’A­frique, c’est comme tous ces pays ou ces conti­nents qui se laissent appré­hen­der comme un poi­gnée de sable ; ça file entre les doigts, mais il en reste tou­jours quelque chose.

Pho­to d’en-tête © Frank Knaack

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Le temps très lent des toutes petites choses #3

Le temps très lent des toutes petites choses #3

Com­men­çons la jour­née avec un bon mot… Et par cette cita­tion presque fémi­niste de George Ber­nard Shaw : « Ne dites jamais à une femme que vous êtes indigne d’elle ; faites-lui la sur­prise… ». Si elle avait été tour­née un peu plus abrup­te­ment, on aurait pu la croire d’Os­car Wilde, mais cer­tai­ne­ment pas de cette manière. Je ne sais pas pour­quoi mais elle me fait hur­ler de rire, comme si cela fai­sait écho à quelque chose de connu.

Dans ces jour­nées au rythme ralen­ti, où le soleil est de la par­tie, je passe mon temps à ne rien faire, à humer l’air et à regar­der les bour­dons s’é­battre l’air pataud dans les branches enche­vê­trées des lavandes dont les pre­mières pousses vert tendre com­mencent à sor­tir. Je fais des siestes de sul­tan (pas la peine de regar­der dans un dic­tion­naire la date de pre­mière uti­li­sa­tion de cette locu­tion, on en est au pre­mier jour), affa­lé sur mon lit, les rideaux tirés, juste de quoi lais­ser un soleil fil­tré comme le pre­mier moût du cidre, allon­gé sur le ventre et les mains sous l’o­reiller que je place au pied du lit ; c’est ma posi­tion tra­di­tion­nelle pour une sieste effré­née. Caché der­rière mes doubles vitrages ren­for­cés, je n’en­tends qu’à peine les sillons des avions atter­ris­sant à quelques kilo­mètres de là, mais entre deux, rien d’autre qu’un silence lourd et pro­fond qui me per­met sans dif­fi­cul­té de som­brer dans un som­meil digne d’une nuit en modèle réduit. L’art consom­mé de la sieste n’est pas à prendre à la légère. J’ai l’im­pres­sion qu’il y a des années que je ne me suis pas per­mis ce luxe qui n’ap­porte rien, ne coûte pas cher et per­met de se vau­trer dans une sorte d’oi­si­ve­té assez crasse, somme toute. Le sou­rire béat de satis­fac­tion heu­reuse du cré­tin satis­fait s’af­fiche alors sur mon visage tan­dis que je tombe de l’autre côté du miroir, quelque chose d’un peu benêt, mais c’est sans consé­quence sur le reste.

Quant à la lec­ture, j’y vais dou­ce­ment, heu­reux de mon rythme et ne sou­hai­tant pas gâcher les mots. Je lis le matin sur­tout, avec une grande tasse de thé, tout en regar­dant les rayons du soleil sou­li­gner le vert frais des feuilles à peine sor­ties des rosiers et du ceri­sier, en me disant que rien, déci­dé­ment ne pour­ra faire que cette jour­née se passe plus mal que lors­qu’elle a com­men­cé — le genre de pen­sée qui n’a aucune inté­rêt mais qui a tout de même l’a­van­tage de me faire par­tir dans de très bonnes dis­po­si­tions. J’ap­prends qu’il fait moins chaud à Istan­bul qu’i­ci, ce qui n’est pas sans me rajou­ter un peu de baume au cœur.

Pen­dant quatre ans j’ai lu — comme disait sa logeuse à Maxime Gor­ki — « à m’en faire péter les mirettes ». Ensuite, comme le même Gor­ki, je suis allé « cher­cher mes uni­ver­si­tés sur les routes », qui n’ont pas été avares de péda­gogues en haillons, ni de leçons de sable et de neige. Quoi qu’il en soit, j’ai tou­jours consi­dé­ré la quête du savoir comme un contrat de confiance entre un aîné qui en sait très long, et un cadet qui en veut beaucoup.

Nico­las Bou­vier, His­toires d’une image
Édi­tions Zoé, 2001

Les motifs. J’ai repris mon car­net de des­sin et je me suis rache­té de la pein­ture, des pin­ceaux à manche long et j’ai res­sor­ti des sty­los, feutres et crayons, mon com­pas et mon réglet. Il est temps de se replon­ger dans la com­plexi­té des motifs arabes qui, en plus de consti­tuer un art à part entière, par­ti­cipent d’une science dont il faut connaître les règles strictes. J’ai appris d’une part que les motifs sont l’expression d’une géo­mé­trie divine, que le tout est conte­nu dans le tout, que le motif par­ti­cipe de l’harmonie uni­ver­selle, et d’autre part, que l’abstraction fur­tive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’étendue de l’universalité du monde.

Pho­to d’en-tête © Fran­çois Decaillet

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Le temps très lent des toutes petites choses #2

Le temps très lent des toutes petites choses #2

Je retrouve le temps très lent des toutes petites choses et je me rends bien vite compte que toutes les toutes petites choses se loca­lisent pré­ci­sé­ment dans mon esprit plu­tôt que dans mon immé­dia­te­té au monde, comme si je vivais une par­tie de mon pré­sent dans mes souvenirs.

En reve­nant de voyage nous sommes comme des galions pleins de poivre et de mus­cade et d’autres épices pré­cieuses, mais une fois reve­nu au port, nous ne savons jamais que faire de notre car­gai­son. Nico­las Bou­vier (oui, encore lui)

Le temps de pré­pa­rer un thé vert au fruit dans une théière en fonte de laquelle monte une odeur de fer chaud, le temps de lais­ser infu­ser quelques infimes minutes et de faire autre chose, le temps de prendre un peu de temps, quelques ins­tants sus­pen­dus avant de goû­ter à l’eau chaude par­fu­mée. Et puis écou­ter Hương Thanh chan­ter Quê Hương Là Gì ? avec sur mes mains l’o­deur encore très pré­sente de l’Heli­chry­sum ita­li­cum, qui me fait tou­jours pen­ser aux plages de sable fin der­rière les dunes de Grand-Vil­lage plage à Oléron.

Puis­qu’au­jourd’­hui on est dimanche, com­men­çons cette jour­née avec la lit­té­ra­ture biblique, un des plus beaux livres de l’An­cien Tes­ta­ment qui reste aus­si un des plus énig­ma­tiques, le Livre de Job. Lamar­tine disait qu’au cas où la fin du monde advien­drait, il fau­drait avant tout sau­ver le poème de Job… Mais bon, on connaît la spon­ta­néi­té de Lamar­tine… Quelques ins­tants de lec­ture avec le cha­pitre 41. Texte étrange et sym­bo­liste, il n’y est ques­tion que du Mal, avec un M majuscule…

Ses éter­nue­ments font jaillir la lumière ; ses yeux sont les pau­pières de l’aurore.
De sa gueule partent des éclairs, des étin­celles de feu s’en échappent.
De ses naseaux sort une fumée, comme d’une mar­mite chauf­fée et bouillante.
Son haleine embrase les braises, et de sa gueule sort une flamme.
En son cou réside la force, devant lui bon­dit l’épouvante.
Les fanons de sa chair tiennent ferme, durs sur lui et compacts.
Son cœur est dur comme pierre, dur comme la meule de des­sous. »

Mais puis­qu’il est cou­tume de ne pas par­tir ain­si tra­vailler au jar­di­net sans avoir à l’es­prit quelque bon mot à se mettre sous la dent, lais­sons encore une fois par­ler Bou­vier qui m’ac­com­pa­gne­ra encore tant que la lec­ture est en cours :

N’ou­blions tout de même pas qu’en Chine du sud le cro­co­dile est père du tam­bour et de la musique, qu’au Cam­bodge il est seul maître des éclairs et des sal­vi­fiques pluie de la mous­son, qu’en Égypte… Mais là je m’a­ven­ture sur un ter­rain dont la den­si­té cultu­relle m’é­pou­vante, d’au­tant plus que le trou du cul auquel j’ai prê­té mon Dic­tion­naire de la civi­li­sa­tion égyp­tienne ne me l’a jamais rendu.

Nico­las Bou­vier, His­toires d’une image
Édi­tions Zoé, 2001

Le dieu cro­co­dile Sobek — Temple de Kom Ombo

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Le temps très lent des toutes petites choses #1

Le temps très lent des toutes petites choses #1

Une semaine longue comme s’il pleu­vait des jours, une semaine qui n’en finit pas de se col­ti­ner de l’im­pré­vu et pen­dant laquelle il se passe en réa­li­té tant de choses qu’on ne sait même plus de quelle manière il faut s’en sou­ve­nir. Des ren­dez-vous qui se suc­cèdent, une ren­contre for­tuite et à peine croyable dans le nord de Paris, une suc­ces­sion de hasards qui amènent deux per­sonnes qui se connaissent à se retrou­ver au même endroit et à rou­gir de conserve, des moments éton­nants alors qu’on ne s’at­tend à rien et que tout se pro­duit, des rebon­dis­se­ments… Et puis j’ap­prends que mon fils a tota­le­ment écrit un med­ley des œuvres de Joe Hisai­shi, à plu­sieurs ins­tru­ments, conduc­teur d’or­chestre. Le bou­chon a bien des talents cachés. Cette semaine a été folle à bien des égards et tout à coup elle s’ar­rête parce que sur l’a­gen­da, une annonce vous rap­pelle gen­ti­ment à la réa­li­té et vous crie que dès ce midi, vous êtes en congés…  On se réveille avec le cou endo­lo­ri et la tête qui tourne (et toi tu te demandes com­bien de fois tu as fait tour­ner la tête aux autres en aus­si peu de temps…), alors que la vie du dehors n’a même pas encore com­men­cé, après une nuit mor­ce­lée, un peu étrange. Et puis on se sou­vient d’une ren­contre avec un homme en imper­méable pas­sé qui, en voyant les pho­tos japo­naises impri­mées en noir et blanc sur du papier kraft qui ornent votre bureau, se demande si ce n’est pas Nico­las Bou­vier qui les a prises, et qui vous dit que lui aus­si est atten­dri autant par Bou­vier que par Ray­mond Chand­ler, et qui vous dit que Jacob que vous avez côtoyé dans les amphis de Paris 8 est en réa­li­té une per­sonne qui fait par­tie de son cercle d’a­mis… Un étrange double sor­ti des méandres du hasard. Les points com­muns ne sont que des petits acci­dents de la vie qui vous incitent à croire que tout ceci n’est qu’une vaste pièce de théâtre qui aurait pu avoir été écrite à l’a­vance. Il n’y a pas de hasards, que des cor­res­pon­dances… (ce qui ne veut pas dire que le hasard n’existe pas, il se cache sim­ple­ment dans les détails, comme le diable).

Nico­las Bou­vier par Eliane Bouvier

Ce same­di com­mence avec la lec­ture de Nico­las Bou­vier, puis­qu’on en est là. Pour après, j’ai pré­vu de relire Le Clé­zio que je n’ai plus fré­quen­té depuis le col­lège avec L’A­fri­cain, Le musée ima­gi­naire de Mal­raux et Un hiver sur le Nil d’An­tho­ny Sat­tin. Puisque désor­mais je ne lirai que de belles choses. Pré­face de His­toires d’une image de Nico­las Bou­vier, un tout petit livre fait d’ar­ticles publiés dans une revue hel­vète pres­ti­gieuse : « Le métier d’i­co­no­graphe est presque aus­si répan­du que celui de char­meur de rats ». Ce qui fait l’o­ri­gi­na­li­té de Bou­vier, c’est son par­ler enle­vé et ima­gé, comme une his­toire pour enfants dans un vieux livre d’illus­tra­tions, un ima­gier du Père Cas­tor et consorts. Consort… qui par­tage le sort. Bou­vier n’est pas seule­ment un écri­vain, c’est un ima­gi­neur, il fabrique de l’his­toire dans une langue qu’on ne parle plus guère et qui semble sor­tie d’un Moyen-âge éclai­ré, faite des par­lers hel­vètes, des crus qu’on ne connaît qu’à peine vu de ce côté-ci de la fron­tière, et que Fabienne, en lec­trice éclai­rée, a cru bon de me faire décou­vrir, en me disant sim­ple­ment, je pense qu’il va te plaire, et regar­dez main­te­nant où j’en suis…

Et si cette lune, tan­tôt citrouille rousse, tan­tôt fau­cille ou rognure d’ongle, mais que nous croyons fidèle, se las­sait de jouer les seconds rôles, d’être tou­jours relé­guée der­rière la forêt, le Taj Mahal, la che­mi­née d’u­sine ou les mâtures à peine balan­cées des grands voi­liers à l’ancre, et quit­tait son orbite pour aller cher­cher for­tune ailleurs, vers une pla­nète sans pers­pec­tive qui lui per­mette l’a­vant-scène au moins une fois par révo­lu­tion ? Alors quel vide dans ce ciel sans lumi­naire, quel deuil dans notre fir­ma­ment men­tal : la moi­tié de nos reli­gions et de nos « arts libé­raux » dis­pa­raî­traient sans crier gare, les amants man­que­raient leurs ren­dez-vous noc­turnes pour s’é­pou­mo­ner en courses obs­cures et vaines, le chœur des gre­nouilles d’A­ris­to­phane et les Pier­rots lunaires poin­te­raient au chô­mage, les peintres chi­nois ava­le­raient leurs pin­ceaux, l’is­lam en serait réduit à chan­ger sa ban­nière, et les bou­lan­gers, de Vienne à Van­cou­ver, à bra­der leurs crois­sants. Mieux vaut ne pas y penser.

C’est quoi un ico­no­graphe ? Si l’i­co­no­graphe scru­pu­leux risque sa san­té men­tale au ser­vice de causes qu’il n’a pas choi­sies, il ne pro­fite pas moins des musées ou biblio­thèques aux­quels il a accès pour satis­faire son goût per­son­nel et consti­tuer son musée ima­gi­naire avec des images que per­sonne ne lui demande et qui lui font signe. Tout est dit.

Ecri­vain de la len­teur, des petites choses tri­viales mais non sans impor­tance, il man­que­rait au pay­sage de mes lec­tures et donc, de ma vie. Pes­soa disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie ne suf­fit pas, tan­dis que Jean-Jacques Schal­ler à qui je repor­tais cette cita­tion disait que la lit­té­ra­ture est la preuve que la vie suf­fit. Cabot. Debus­sy, lui, aurait dit, s’il avait connu Bou­vier, qu’on peut très bien vivre sans Bou­vier, mais on vit mieux avec.

Et puis si on a du temps à perdre, c’est qui est la plus mer­veilleuse des choses qui puisse vous arri­ver, il y a des tonnes d’en­re­gis­tre­ments, de la matière à foi­son, sur le site de la RTS (oui, je sais, pour les Fran­çais que nous sommes, c’est étrange de consul­ter des archives sonores d’une radio hel­vé­tique, mais ce qui est bon ne souffre pas les fron­tières). Par ici.

A écou­ter de pré­fé­rence avec une tasse de thé Earl Grey et des muf­fins tar­ti­nés de mar­me­lade, petit déjeu­ner anglais avec cette étrange lumière venue du nord et cette pluie fine qui ruis­sèle sur les feuilles char­nues de mes hostas (玉簪属 en japo­nais, si ça inté­resse quel­qu’un…) qui ont com­men­cé à se faire dévo­rer par les limaces que je vais m’ap­pli­quer à éradiquer.

C’est une longue et belle semaine qui s’annonce…

Pho­to d’en-tête © Tom D.

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