Pipes d’o­pium #3

Pipes d’o­pium #3

Où il est ques­tion d’un grand-père comp­table trans­for­mé en pho­to­graphe, d’un orgasme mati­nal du mois d’août, d’un hôtel construit par un archi­tecte célèbre et qui aurait bien pu ne pas résis­ter à un trem­ble­ment de terre, d’un arbre qui pousse les pieds dans l’eau, de l’i­ni­tia­tion d’un chas­seur, d’une har­piste de jazz d’une incroyable moder­ni­té, d’i­cônes à pro­fa­ner et d’une abeille sur­gie du passé.

Pre­mière pipe d’o­pium. C’est un nom qui pour­rait presque faire sou­rire. Georges-Auguste Mar­botte, un nom qui évoque un grand-père bar­bu et tendre, à la rigueur un peintre qui aurait pu connaître Claude Monet, peut-être même un ron­geur un peu poi­lu des mon­tagnes. En réa­li­té, c’est le nom d’une com­mune de la Meuse mais c’est aus­si un nom lié au Yun­nan et à la for­mi­dable œuvre qui a consis­té à construire un che­min de fer entre le Ton­kin et Yun­nan­fu, sur une lon­gueur de 855 kilo­mètres, au tra­vers d’un pay­sage qu’il a fal­lu per­cer, des révo­lu­tions qu’il a fal­lu évi­ter et des épi­dé­mies qui ont déci­mé les équipes. Sept longues années ont été néces­saires pour arri­ver au terme de l’a­ven­ture, une aven­ture jon­chée des cadavres des ouvriers ter­ras­sés par les mala­dies les plus exo­tiques et les acci­dents de construc­tion (à peine 12 000 ouvriers y ont lais­sé la vie), mais aus­si de 3422 ponts et via­ducs et 155 tun­nels. Un défi colos­sal pour l’é­poque, mené d’une main de maître, par le Consul du Yun­nan, un cer­tain… Auguste Fran­çois, ce même Auguste Fran­çois qui posait en habit chi­nois, en fumeur d’o­pium… Si Auguste Fran­çois appré­cie la pho­to­gra­phie, il n’a cure d’im­mor­ta­li­ser le chan­tier, pré­fé­rant foca­li­ser son atten­tion sur les mœurs de la cam­pagne, immor­ta­lise les per­son­nages qu’il côtoie, les simples qui­dams de son quo­ti­dien. Celui qui fera le tra­vail de pho­to­gra­phie du che­min de fer, c’est Mar­botte. Lui n’est qu’un petit expert-comp­table dans une des socié­tés qui gère la construc­tion du chan­tier. Il finit par deve­nir le pho­to­graphe atti­tré de l’œuvre avec ses cli­chés tota­le­ment ver­ti­gi­neux, ses points de vue plon­geant et la finesse de ses prises de vue, immor­ta­li­sant ain­si un chan­tier dont on a tout oublié, jeté avec l’eau des remords colo­nia­listes. Pour­tant, la ligne fonc­tionne tou­jours, entre Kun­ming (昆明市) en Chine et Lào Cai (Nord Viet­nam), jus­qu’au port de Hải Phòng. De ces deux hommes, il reste des cen­taines de cli­chés, expo­sés récem­ment au Musée Gui­met. A lire, cette his­toire d’un des­si­na­teur chi­nois qui découvre son his­toire au tra­vers de celle de Mar­botte, mais aus­si ces deux émou­vantes expo­si­tions, l’une sur la famille Mar­botte, l’autre sur la construc­tion du che­min de fer.

Deuxième pipe d’o­pium. Je me réveille avec l’in­té­rieur cham­bou­lé. Dans la nuit, quelque chose m’a sur­pris, m’a réveillé et m’a tenu éveillé pen­dant de longues minutes pleines d’une souf­france incon­nue — une dou­leur sourde et pro­fonde — la seule chose qui me fait du bien c’est l’o­deur de café — café en poudre sucré — comme à Bang­kok au petit matin — mouillé avec de l’eau bouillie avant même de des­cendre prendre mon petit déjeu­ner. Et il me revient en sou­ve­nir le goût tout par­ti­cu­lier de celui que je buvais au Light Hotel à Hanoï, je sais que ce n’é­tait pas du vrai café, même pas du Cà Phê Phin, ni du Cà Phê Nấu, encore moins du Cà Phê Sữa. Ce n’é­tait pas ce café pré­pa­ré au filtre, un petit filtre en métal per­fo­ré et posé sur la tasse, ce qui ne fait en rien le goût si par­ti­cu­lier. Juste du café d’hô­tel, mais celui-ci avait quelque chose de par­ti­cu­lier — les quelques jours où je suis res­té à Hanoï ont tous com­men­cé par cette déli­cate atten­tion du café mati­nal, un café que dans mon esprit je me plai­sais à dire si pur qu’il était cer­tai­ne­ment des­cen­du seul des pentes ennei­gées de l’Hi­ma­laya, ou à défaut du Phan Xi Păng… Je n’ai jamais rien bu de tel et je n’en boi­rai peut-être plus jamais. Je me sou­vien­drai toute ma vie de ce goût d’é­pices, de can­nelle cer­tai­ne­ment, d’autres choses que je ne veux pas nom­mer de peur de rompre le charme. Cà Phê

Troi­sième pipe d’o­pium. Impe­rial Hotel, à Tokyo. Pas la peine de vou­loir y réser­ver une chambre, c’est impos­sible. L’Impe­rial Hotel de Tokyo (帝国ホテル) était une pure mer­veille, un bâti­ment presque incon­gru dans un Japon qui n’ac­cepte que peu les écarts archi­tec­tu­raux, sur­tout lorsque ceux-ci viennent d’Oc­ci­dent. En l’oc­cur­rence, le pro­jet somp­tueux qui a été conçu par l’ar­chi­tecte de renom, amé­ri­cain de sur­croît, Frank Lloyd Wright avait tout d’une ten­ta­tive de jonc­tion entre l’Oc­ci­dent et l’O­rient. Il ne reste aujourd’­hui plus rien de l’hô­tel, si ce n’est l’en­trée prin­ci­pale qui est aujourd’­hui conser­vée au Mei­ji-mura (博物館明治村). Le fait que les chambres étaient jugées trop petites et impos­sible à cli­ma­ti­ser, et sur­tout que les fon­da­tions qui avaient pour­tant résis­té au séisme de 1923 avaient fini par s’en­fon­cer dans le sol, créant une étrange impres­sion d’on­du­la­tion dans les cou­loirs menant aux chambres, ont eu rai­son de lui. En 1950, un autre hôtel, dans un style com­plè­te­ment dif­fé­rent et bien plus moderne, des­ti­né à le rem­pla­cer, a été construit juste der­rière, ren­dant défi­ni­ti­ve­ment caduc l’emploi du chef‑d’œuvre qui sera détruit en 1968 après qua­rante-cinq ans de bons et loyaux ser­vices. Il ne reste aujourd’­hui que les cartes pos­tales et les des­sins ori­gi­naux de l’ar­tiste pour savoir à quoi il pou­vait res­sem­bler. Les cartes pos­tales à voir sur Old Tokyo et Field and Digi­tal Times.

Frank Lloyd Wright — Tokyo Impe­rial Hotel — Lobby

Frank Lloyd Wright — Tokyo Impe­rial Hotel — Entrée principale

Qua­trième pipe d’o­pium. Caje­pu­tier (Mela­leu­ca caju­pu­ti) est un arbuste ou un arbre à feuilles per­sis­tantes, pou­vant atteindre 30m de haut. L’é­corce épaisse, blan­châtre, s’ex­fo­lie en larges bandes. Les rameaux sont cou­verts d’une pubes­cence de poils fins, assez denses et longs (des­crip­tion de Cra­ven et Bar­low, Wiki­pé­dia). L’huile de caje­put a des pro­prié­tés anti­sep­tiques, mais le plus impor­tant, c’est qu’il existe sur cette pla­nète une forêt entière de caje­pu­tiers, à l’ex­trême sud du Viet­nam, à la nais­sance du del­ta du Mékong et non loin de la fron­tière cam­bod­gienne, à Châu Đốc, dans la forêt de Tra Su (Rừng Trà Sư). Un endroit qui pour­rait res­sem­bler au marais poi­te­vin ou au bayou de la Nou­velle-Orléans, une man­grove dans les terres, à plus de cin­quante kilo­mètres de la mer, une forêt plan­tée de cet arbre magique, un endroit incomparable…

Forêt de caje­pu­tiers de Tra Su. Sud Vietnam

Cin­quième pipe d’o­pium. Dimanche. Soleil d’au­tomne — cou­leurs adé­quates, vives et tendres — quelque chose se tapit quelque part comme un loir en som­meil. Je range mes pan­ta­lons d’é­té, tout le coton et les che­mises en lin que j’ai pris soin de laver et de repas­ser avant de les remi­ser pour l’hi­ver. Je n’au­rais pas l’oc­ca­sion de les remettre de sitôt — à moins qu’une sur­prise se des­sine au cours de l’hi­ver. Heu­reu­se­ment, il reste la lit­té­ra­ture. Hier soir, au mitan de la nuit, j’ai ter­mi­né Le sym­pa­thi­sant de Viet Thanh Nguyen que je tenais depuis près d’un mois, mais cette fois-ci j’ai tout absor­bé, lisant près de cent-cin­quante pages en quelques heures. Éton­nant. A pré­sent, je suis tom­bé sur le livre de Richard Waga­mese, Les étoiles s’é­teignent à l’aube.

Il lui apprit à repé­rer les traces avant de le lais­ser faire toute autre chose. « N’im­porte quel imbé­cile sait tirer au fusil, lui disait-il. Mais si tu suis assez long­temps la piste d’un ani­mal tu arrives à connaître sa façon de pen­ser, ce qu’il aime, quand il l’aime et tout ça. Tu ne chasses pas l’a­ni­mal. Tu chasses les traces qu’il laisse. »

Richard Waga­mese, Les étoiles s’é­teignent à l’aube
10/18, Edi­tions Zoé, 2016

Sixième pipe d’o­pium. Doro­thy Ash­by. Har­piste mais pas clas­sique, elle a col­la­bo­ré avec Louis Arm­strong, Bob­by Womack et Ste­vie Won­der, mais avant tout c’est une musi­cienne hors pair avec des com­po­si­tions d’une moder­ni­té incroyable comme ce superbe Essence of Sap­phire, joué sim­ple­ment avec contre­basse et bat­te­rie. Dou­ceur et ten­dresse sortent de cet ins­tru­ment au son maî­tri­sé, aux syn­copes par­faites. On dirait la bande ori­gi­nale d’un film des années 50…

Sep­tième pipe d’o­pium. Patrick Deville. Son ton hors-norme et son incroyable inso­lence, même dans les moments les plus solen­nels. Der­nière salve d’un livre inti­miste qui n’est qu’une his­toire d’a­mour, entre les icônes du pas­sé et celles du présent…

Des lam­beaux de tis­sus mul­ti­co­lores et pro­pi­tia­toires dansent au vent. Depuis mille ans, le lieu saint dresse ses formes idéales au som­met de la mon­tagne et à l’a­plomb de la rivière. A l’in­té­rieur, des hommes au pro­fil acé­ré, vêtus de cha­subles noires, aux che­veux longs tirés en cato­gans, à la beau­té sombre et maigre de christs cru­ci­fiés ou d’a­nar­chistes russes, ânonnent depuis mille ans leur mélo­pée poly­pho­nique autour d’une petite table où reposent en allé­go­rie de la paix une miche de pain, du rai­sin, des tomates. A nou­veau, par­mi les quelques fidèles, une femme belle à ravir, fine bou­gie brune à la main et coif­fée d’un fou­lard. On sort sur le pro­mon­toire ver­ti­gi­neux en cher­chant une expli­ca­tion ration­nelle à la curieuse beau­té des femmes dans les églises ortho­doxes, car le phé­no­mène est patent, même à Nice ou à San Remo. On ne par­vient qu’à éla­bo­rer des théo­ries oiseuses et pseu­do-freu­diennes rela­tives à l’a­do­ra­tion de ces icônes, que sans doute on ne refu­se­rait pas à profaner.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Le retour de l’a­beille. Nor­ma­le­ment, les abeilles reviennent au prin­temps, mais celle-ci a fait son retour à l’au­tomne dans des cir­cons­tances que je ne m’ex­plique pas vrai­ment. Au hasard d’une ren­contre autour d’un dis­cours, nous nous sommes retrou­vés tous les deux à quelques mètres, à échan­ger des regards dans les­quels on pou­vait savoir qu’il res­tait un sou­ve­nir loin­tain, presque inau­dible, d’une his­toire pas­sée il y a très exac­te­ment vingt-six ans. Je dis sou­vent qu’il n’y a pas de hasard, il n’y a que des cor­res­pon­dances. Elle s’est appro­chée de moi en désar­mant son appa­reil pho­to et m’a deman­dé si on se connais­sait. Je lui ai sim­ple­ment dit mon pré­nom et elle m’a répon­du en riant “Oui… c’est bien ce qui me sem­blait… on s’est connus… on s’est même bien connus…” J’ai presque rou­gi… Ses yeux noi­settes pétillants et son visage rond, ses mèches brunes fri­sées et ses lèvres à la moue bou­deuse, elle était là, devant moi et nous nous sommes échan­gés nos numé­ros de télé­phone en nous pro­met­tant de déjeu­ner ensemble, elle que j’ai recher­chée si long­temps après que notre his­toire fut ter­mi­née, dans la rue où je l’a­vais vue la der­nière fois alors qu’elle était en fait par­tie faire ses études à Caen… Elle a fini par sur­gir à nou­veau, l’a­beille tendre…

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Pipes d’o­pium #2

Pipes d’o­pium #2

Où il est ques­tion d’un vieillard, d’un jeune Amé­ri­cain aga­çant qui se trouve dans le péri­née du temps, d’un sol­dat à qui est dédi­ca­cé le Petit prince qui se retrouve en Cochin­chine, d’une roue de cha­riot sur laquelle urine un voleur, d’un Cana­dien dans une Asie dis­pa­rue, d’un Fran­çais en Azer­baïd­jan, d’une carte pos­tale écrite à l’en­vers et de deux Anna­mites bien non­cha­lants… les bougres…

Pre­mière pipe d’o­pium. Me voi­ci entou­ré de mes bou­quins, que je n’ar­rive pas à lire… C’est comme une épine dans le pied, quelque chose dont on ne sait pas pour­quoi elle nous empêche de mar­cher — quelque chose qu’on ne voit pas à l’œil nu. Et puis du jour au len­de­main, la spé­cia­liste des yeux vous demande si vous voyez bien les petits carac­tères de près, je lui réponds oui évi­dem­ment, vous êtes sûr, ben oui pour­quoi cette ques­tion, c’est juste que les fabri­cants écrivent de plus en plus petit sur les éti­quettes — non Mon­sieur, votre vue baisse — ah — et puis l’op­ti­cien vous fait essayer des lunettes, vous voyez bien de loin là ? oui évi­dem­ment — et de près là — oui bien sûr — nor­ma­le­ment vous arri­vez à lire les tout petits carac­tères en bas — oui évi­dem­ment, pour­quoi je n’y arri­ve­rais pas — et main­te­nant reti­rez les lunettes et là… je ne vois plus rien — le cou­pe­ret tombe, je suis atteint de pres­by­tie (mot qui vient du grec πρέσβυς et qui signi­fie vieil homme) et en plus de ça c’est l’au­tomne, comme si ça ne suf­fi­sait pas. Ce sont les pre­miers froids, les pre­mières jour­nées fraîches de l’an­née, sous un soleil jaune d’or et une clar­té telle qu’on n’en trouve qu’en octobre. Moment pri­vi­lé­gié dans l’an­née, ins­tant de jonc­tion entre le froid et le soleil, où se répand par­tout une odeur de bois fumé et de terre humide. Les radia­teurs en fonte exhalent cette odeur typique de métal chauf­fé — flotte une légère odeur de cerise et de par­quet en chêne.

Por­trait de Ben­ja­min Frank­lin chaus­sant des lunettes, peint par le peintre amé­ri­cain David Mar­tin en 1797, dans le salon vert de la Mai­son Blanche. Face à lui se trouve le buste d’I­saac New­ton (détail, cli­quez sur l’i­mage pour voir le tableau dans son ensemble).

Deuxième pipe d’o­pium. L’au­teur est aga­çant. Encore jeune, plu­tôt pas mal de sa per­sonne, il col­lec­tionne les prix lit­té­raires depuis 2016. Prix Edgar Allan Poe du pre­mier roman en 2016, Prix Pulit­zer 2016 de la fic­tion… Né en 1971 à Buôn Ma Thuột, non loin de Nha Trang, il a fait par­tie de ces popu­la­tions arri­vées aux États-Unis pour fuir la guerre du Viet­nam. Son roman Le sym­pa­thi­sant est l’his­toire d’un double qui aurait quelques années de plus que lui, qui se serait enfui du Viet­nam parce que Sud-Viet­na­mien, et agent-double com­mu­niste. Une longue fresque peinte sur les reliques d’un pays encore endo­lo­ri par une guerre qui a fait des mil­liers des morts (je parle du Viet­nam, pas des Etats-Unis). Lec­ture minu­tieuse dont je fais durer le plai­sir depuis près d’un mois (pen­dant ce temps-là, je conti­nue d’ac­cu­mu­ler les livres qui attendent).

Je me réveillai dans le péri­née du temps, entre les toutes der­nières heures de la nuit et les toutes pre­mières du matin, avec une éponge immonde dans la bouche, effa­ré sou­dain par la tête cou­pée d’un insecte géant ouvrant sa grande gueule. Je m’a­per­çus que c’é­tait sim­ple­ment le meuble de la télé­vi­sion en bois dont les antennes jumelles s’af­fais­saient. L’hymne natio­nal reten­tis­sait, la ban­nière étoile s’a­gi­tait et se fon­dait dans des plans pano­ra­miques de majes­tueuses mon­tagnes vio­lettes et d’a­vions de chasse en vol. Lorsque le rideau de neige finit par tom­ber sur l’é­cran, je me traî­nai  jus­qu’à la cuvette mous­sue des toi­lettes, puis jus­qu’au plus bas des deux lits super­po­sés, dans notre petite chambre. Bon s’é­tait déjà his­sé sur le lit d’en haut. Je m’al­lon­geai et m’i­ma­gi­nai que nous rou­pil­lions comme des sol­dats, alors que le seul endroit proche de Chi­na­town où l’on pou­vait ache­ter des lits super­po­sés était le dépar­te­ment enfants de ces hor­ribles maga­sins de meubles tenus par des Mexi­cains, ou des gens qui avaient des têtes de Mexi­cains. J’é­tais inca­pable de voir les dif­fé­rences entre les gens ordi­naires d’A­mé­rique du Sud, mais ils n’a­vaient l’air de le prendre trop mal dans la mesure ou eux-mêmes me trai­taient de chinetoque.

Viet Thanh Nguyen, Le sym­pa­thi­sant
Bel­fond, 2017

Viet Thanh Nguyen (Cré­dit LA Times)

Troi­sième pipe d’o­pium. Petite digres­sion mati­nale en pas­sant par l’an­cienne Cochin­chine et les pages écrites par le roman­cier et jour­na­liste anti­mi­li­ta­riste (mais sol­dat des tran­chées) Léon Werth (1878 † 1955), à qui Le petit prince de Saint-Exu­pé­ry est dédicacé.

« À Léon Werth.

Je demande par­don aux enfants d’a­voir dédié ce livre à une grande per­sonne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande per­sonne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande per­sonne peut tout com­prendre, même les livres pour enfants. J’ai une troi­sième excuse : cette grande per­sonne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d’être conso­lée. Si toutes ces excuses ne suf­fisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’en­fant qu’a été autre­fois cette grande per­sonne. Toutes les grandes per­sonnes ont d’a­bord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en sou­viennent.) Je cor­rige donc ma dédicace :

À Léon Werth quand il était petit garçon »

1925, il part en Cochin­chine, à l’é­poque appen­dice de la France, et se laisse com­plè­te­ment enve­lop­per par un pays dont l’étran­gè­re­té remet en cause chez lui les plus élé­men­taires concep­tions de la notion d’é­tran­ger. Une lec­ture rare sur laquelle il faut s’ar­rê­ter quelques instants.
Le nom de Cochin­chine dérive de l’u­sage par les Por­tu­gais de la ville de Cochin pour dési­gner l’Inde (d’où, plus tard, la déno­mi­na­tion Indo­chine) : les navi­ga­teurs occi­den­taux dési­gnent alors du nom de Cochin­chine la région de Đà Nẵng. Au XVIe siècle, d’autres déno­mi­na­tions telles que Chi­ne­co­chin ou Cham­pa­chine sont attes­tées. La déno­mi­na­tion se rat­tache ensuite à toute la par­tie méri­dio­nale de l’ac­tuel Viêt Nam. (Wiki­pé­dia)

Phan Thiết.

La route de Saï­gon à Phan-Thiet, la route entre deux brousses. Les grands arbres dont les noms donnent un effet d’exo­tisme et consacrent la répu­ta­tion d’un voya­geur. Le bar­be­lé des bam­bous et des lianes. On com­prend enfin le mot inex­tri­cable. Nature sans ména­ge­ments et sans réserve. Sans inti­mi­té non plus. Elle répète, renou­velle et mul­ti­plie ses pous­sées ver­ti­cales, ses formes sèches, ses arêtes, ses géo­mé­triques décou­pages. Elle y ajoute ses enche­vê­tre­ments cir­cu­laires et ses spi­rales de lianes.
C’est la sai­son sèche. La végé­ta­tion est sans exu­bé­rance. (Je crois qu’il faut un cer­tain cou­rage pour oser dire que la végé­ta­tion n’est pas luxu­riante. La végé­ta­tion luxu­riante étant un des dogmes du voya­geur au départ d’Eu­rope, pour­quoi aban­don­ne­rait-il, au retour, ce dogme commode ?)
On voit donc les tiges des lianes. Cela fait un extra­or­di­naire sque­lette proliférant.
A droite, à gauche, sur des cents kilo­mètres, la forêt conti­nue. Elle pro­cède par addi­tion. Elle méprise de s’or­ga­ni­ser en cathé­drale. Une cathé­drale c’est trop petit. Pour­quoi pas en cai-nhà ?
Main­te­nant la forêt brûle. Qu’im­porte ! Elle repous­se­ra. Elle brûle si bien qu’un arbre est tom­bé au tra­vers de la route et que l’au­to ne peut pas­ser. Nous appor­tons des branches au milieu de la route, nous les entas­sons contre l’arbre et allu­mons un bra­sier. Quand l’arbre aura brû­lé ou que nous pour­rons dépla­cer un mor­ceau du tronc, nous pas­se­rons. Heu­reu­se­ment, l’arbre est lent à brû­ler. L’au­to me don­nait le sen­ti­ment d’un voyage ciné­ma­to­gra­phique. Nous voi­ci pour une heure au moins au centre de la forêt, au centre de ses bruits. Et la nuit va tomber.

Léon Werth, Cochin­chine (1926)
Edi­tions Viviane Hamy, 1997

Qua­trième pipe d’o­pium. La lune de Pejeng. C’est un tam­bour en bronze immense, dans la tra­di­tion des tam­bours fon­dus par la civi­li­sa­tion Đông Sơn, civi­li­sa­tion com­mer­çante basée dans la pénin­sule indo­chi­noise qui eut des échanges com­mer­ciaux jus­qu’en Indo­né­sie. La preuve en est, le plus grand de ces objets (dia­mètre 1,60 mètre, hau­teur 1,86 mètre), la Lune de Pejeng, se trouve expo­sé dans le Pura Pena­ta­ran Sasih dans le petit vil­lage de Pejeng sur l’île de Bali ; datant du IIIe siècle av. J.-C, il a été fon­du d’une seule pièce et consti­tue le plus grand exem­plaire de ce type d’ob­jet au monde.
Son nom pro­vient de la légende atta­chée à sa créa­tion. Selon celle-ci, une roue du cha­riot qui sup­por­tait la lune se serait déta­chée et serait tom­bée dans un arbre à Pejeng. Un voleur du lieu, effrayé par la lueur qu’elle déga­geait, aurait uri­né pour essayer de l’é­teindre. La lune aurait alors explo­sé dans un bruit de ton­nerre, tuant le voleur et tom­bant à terre sous sa forme actuelle. (Wiki­pé­dia)

Jeune dan­seuse bali­naise de Legong © Ste­fan Magdalinski 

Cin­quième pipe d’o­pium. Greg Girard. Drôle de per­son­nage, pho­to­graphe de son état, Cana­dien acces­soi­re­ment et sur­tout scru­ta­teur d’une Asie en pleine trans­for­ma­tion pen­dant ces trois der­nières décen­nies. Ses ter­rains de jeu sont Hong-Kong et son quar­tier de Kow­loon, qui a été rasé depuis, Shan­ghai ou Hanoï ; il y décrit sans conces­sion un monde qui se trans­forme, qui devient de plus en plus dur pour cer­tains. On pour­ra aus­si le décou­vrir au Japon ou à Van­cou­ver au tra­vers de son site. Mor­ceaux choisis.

Et au même moment, Fabienne me fait décou­vrir les pho­tos de Liam Wong, des images trai­tées comme des planches extraites d’un film. Une belle découverte.

Sixième pipe d’o­pium. Patrick Deville dont il me reste encore quelques car­touches de La ten­ta­tion des armes à feu. Une lec­ture qui reste comme le goût amour d’une viande trop cuite, carbonisée.

J’ai­me­rais encore te dire ceci, mon amour, avant ton fan­tôme lui-même ne s’es­tompe : jamais comme cette nuit, seul dans cette gar­gote de Yanar dag, je n’au­rai autant aimé souf­frir de ton absence hor­rible et délicieuse.
Car de loin en loin nous avons ain­si ren­dez-vous et tu l’i­gnores, dans un res­tau­rant de Con Con au Chi­li au-des­sus des phoques neu­ras­thé­niques de la falaise ou dans une gar­gote de la pres­qu’île d’Ap­ché­ron devant la mon­tagne enflam­mée, des lieux où il me semble pou­voir te consa­crer la nuit, peut-être même t’é­crire une lettre… Des ouvriers de la com­pa­gnie gazière ou des mou­jiks boivent en silence. Un poêle en faïence extrait une vapeur légère du plan­cher mouillé.

Patrick Deville. La ten­ta­tion des armes à feu.
Seuil, col­lec­tion Fic­tions & Cie. 2006

Sep­tième pipe d’o­pium. Quand l’In­do­chine était fran­çaise et que le Ton­kin exis­tait encore, quand on envoyait des cartes pos­tales repré­sen­tant des fumeurs d’o­pium, que les timbres étaient les mêmes qu’en France sauf qu’il était écrit Indo­chine, qu’on écri­vait sur le côté impri­mé, que Char­lotte lui tour­nait la tête, qu’on ne se dou­tait pas que… et quand on… et…

Hui­tième et der­nière pipe d’o­pium. Les jours passent. Il serait trom­peur de croire que le chan­ge­ment arrive avec le temps. Rien n’ad­vient seul, rien n’est pro­vo­qué par la lon­gueur et l’en­chaî­ne­ment des jours et des heures, rien n’est le fruit du hasard. Tout est his­toire de cor­res­pon­dances et de consé­quences logiques de nos actes. Pour autant, le chan­ge­ment n’est pas for­cé­ment contrô­lable, des tonnes de décon­ve­nues peuvent venir bou­le­ver­ser le champ des possibles.
Hey, mais fran­che­ment… On s’en fout non ?

Fumeurs d’o­pium à Saï­gon, Émile Gsell

Pho­to d’en-tête © Bosen Yan (Vil­lage Xijiang de Mille Familles de Miao)

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