Mogao, et par­ti­cu­liè­re­ment la grotte 17

Mogao, et par­ti­cu­liè­re­ment la grotte 17

Mogao (莫高窟), grottes d’une hau­teur inéga­lée, Dun­huang (敦煌市) ou Touen-Houang, et tous les noms qui y sont asso­ciés, Niko­laï Mikhaï­lo­vitch Prje­vals­ki, celui qui don­na son nom au che­val des steppes, au rou­ge­queue et à la ligu­laire de Chine, Sir Aurel Stein, Paul Pel­liot, l’ab­bé Wáng Yuánlù, mais aus­si le lac et l’oa­sis du Crois­sant de Lune, Yueya­quan (月牙泉) voi­ci ce qui consti­tue un des uni­vers les plus fas­ci­nants dans l’his­toire de la Chine, ou plu­tôt de cette région du monde aujourd’­hui rat­ta­chée à la Chine, non seule­ment à cause de l’ob­jet lui-même de la décou­verte, mais éga­le­ment de ce qu’on peut appe­ler un pillage en bonne et due forme, du fan­tasme de décou­verte lié à cet endroit hors du com­mun et de l’é­trange silence qui est fait aujourd’­hui sur les manus­crits qui y ont été trouvés.

Oasis du Crois­sant de lune — Yueya­quan. Pho­to © Feel planet

A deux pas du désert de Gobi, dans une oasis aux falaises éle­vées, la pierre est creu­sée de 492 cha­pelles boud­dhistes dans les­quelles sont peintes des fresques somp­tueuses, où l’on trouve des sta­tues colos­sales du Boud­dha, mais bien au-delà de ces tré­sors ines­ti­mables dont l’é­mer­gence se situe entre le IVe et le XIVe siècles, que la séche­resse du désert a pu main­te­nir en très bon état, une des plus superbes décou­vertes de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té y a été faite par un Anglais dont le nom résonne encore comme l’a­po­gée de la traî­trise aux oreilles des Chi­nois, Sir Aurel Stein. Dans une des grottes, il découvre en 1907 une biblio­thèque murée dont le mur de brique finit par être abat­tu ; la décou­verte y est colos­sale. Près de 50000 docu­ments, objets, sta­tues, ban­nières s’y trouvent dépo­sés depuis une date anté­rieure au XIe siècle. Stein, n’ayant que peu de temps devant lui, arrive à mar­chan­der quelques manus­crits, dont le célèbre Soû­tra du dia­mant. Fina­le­ment, entre ses deux expé­di­tions, il pré­lève près de 20000 docu­ments et objets. Après lui, en 1908, le Fran­çais Paul Pel­liot emporte 10000 objets, dont des textes nes­to­riens et des tra­duc­tions en chi­nois de textes d’ins­pi­ra­tion chré­tienne. C’est la décou­verte de cette grotte, com­mu­né­ment appe­lée grotte 17 que nous raconte Peter Hopkirk.

Wáng Yuánlù, gar­dien des grottes de Dunhuang

Stein écri­vit : « Je n’a­vais rien d’autre à faire qu’attendre. »
Pas pour long­temps, ain­si que la suite devait le prou­ver. Pus tard, au cours de cette nuit-là, Chiang entra silen­cieu­se­ment dans la tente de Stein et sor­tit avec exci­ta­tion plu­sieurs manus­crits cachés sous son man­teau. Stein vit du pre­mier coup d’œil que ces textes rou­lés étaient très anciens. Les dis­si­mu­lant à nou­veau sous ses vête­ments — car le prêtre avait insis­té pour que cela se passe dans le plus abso­lu secret — Chiang s’es­qui­va et rejoi­gnit dis­crè­te­ment sa petite cel­lule de moine située au pied d’un gigan­tesque Boud­dha assis taillé dans la paroi de la falaise. Il pas­sa le reste de la nuit absor­bé dans ces manus­crits, s’ef­for­çant d’i­den­ti­fier ces textes et de déter­mi­ner leurs dates. A l’aube, il revint sous la tente de Stein, « son visage expri­mant à la fois le triomphe et la stu­pé­fac­tion ». Trans­por­té de joie, il lui décla­ra que ces tra­duc­tions chi­noises de soû­tra boud­dhistes por­taient des colo­phons qui per­met­taient d’é­ta­blir que ces textes avaient été tra­duits par Hsuan-tsang lui-même d’a­près des manus­crits ori­gi­naux qu’il avait rap­por­té de l’Inde.
Il s’a­gis­sait d’un extra­or­di­naire pré­sage — « signe divin », comme le qua­li­fiait Stein — que même cet homme inquiet qu’é­tait Wang ne pour­rait man­quer de recon­naître. En effet, lorsque le petit prêtre avait pré­le­vé de sa chambre secrète ces manus­crits-là, il ne pou­vait abso­lu­ment pas savoir que ces docu­ments étaient direc­te­ment liés à Hsuan-tsang. Chiang s’empressa de lui annon­cer la nou­velle. Il assu­ra à Wang qu’il ne pou­vait y avoir qu’une expli­ca­tion : au-delà de sa tombe, Hsuan-tsang avait lui-même choi­si ce moment pour révé­ler ces textes boud­dhistes sacrés à Stein, « afin que son admi­ra­teur et dis­ciple de l’Inde loin­taine », puisse les rap­por­ter d’où ils étaient venus. Chiang n’eut pas besoin d’in­sis­ter davan­tage. Le dévot prêtre n’é­tait pas près d’ou­blier ce pré­sage. En quelques heures, le mur qui blo­quait la niche où se trou­vaient les manus­crits était abat­tu, et avant la tom­bée du jour, Stein scru­tait la chambre secrète à la lumière de la rudi­men­taire lampe à huile de Wang. Cette scène en rap­pelle une autre qui s’é­tait dérou­lée quinze ans aupa­ra­vant, lorsque Howard Car­ter contem­pla la tombe de Tou­tân­kha­mon à la lueur vacillante d’une bougie.
En tant qu’ar­chéo­logue, Stein ne pou­vait qu’être bou­le­ver­sé par ce qu’il voyait. « Ce que me révé­la cette petite pièce avait de quoi me faire écar­quiller les yeux, racon­ta-t-il ». Amon­ce­lés en plu­sieurs couches, sans aucun ordre, appa­rurent à la faible lueur de la petite lampe que tenait le prêtre la masse com­pacte que for­maient ces énormes paquets de manus­crits qui s’é­le­vaient jus­qu’à trois mètres de haut et rem­plis­saient, ain­si que des mesures ulté­rieures le prou­vèrent, un espace de près de cent cin­quante mètres cubes. C’é­tait selon les mots de Leo­nard Wool­ley, l’homme qui avait décou­vert Ur, « une pre­mière archéo­lo­gique sans pré­cé­dent ». Le Times Lite­ra­ry Sup­ple­ment décla­ra que « seuls quelques rares archéo­logues ont fait une aus­si extra­or­di­naire découverte ».

Au fur et à mesure que leur tra­vail quo­ti­dien se pour­sui­vait, étaient extraits de la chambre secrète non seule­ment d’in­nom­brables manus­crits en chi­nois, sans­krit, sog­dien, tibé­tain, turc orien­tal, runique, oui­ghour, révé­lant aus­si des langues incon­nues, mais encore une riche mois­son de pein­tures boud­dhiques. A leur extré­mi­té tri­an­gu­laire et à leurs ban­de­roles flot­tantes, Stein recon­nut tout de suite que quelques-unes étaient des ban­nières de temples, et d’autres des pein­tures votives des­ti­nées à être accro­chées au mur. Toutes étaient peintes sur une soie extrê­me­ment fine ou sur du papier. Beau­coup étaient très frois­sés, leur plis sem­blaient « repas­sés » à cer­tains endroits, parce qu’elles étaient res­tées pen­dant neuf siècles sous le tas de manus­crits. Plu­tôt que dans leur qua­li­té, l’im­por­tance de ces pein­tures rési­dait dans leur ancien­ne­té —  et donc dans leur rare­té. Les pein­tures de la dynas­tie T’ang, aux­quelles toutes celles-ci appar­te­naient, sont extrê­me­ment rares, de même que celles pro­ve­nant d’a­te­liers locaux comme ceux des oasis. La plu­part des pein­tures furent détruites au milieu du IXe siècle lors d’une vague d’an­ti­clé­ri­ca­lisme qui eut pour consé­quence la fer­me­ture ou la des­truc­tion de quelque qua­rante mille temples et sanc­tuaires boud­dhiques dans toute la Chine. Par chance, Touen-houang tom­ba aux mains des Tibé­tains en 781 apr. J.-C. et en res­ta en leur pos­ses­sion pen­dant les soixante-sept années sui­vantes. Ses temples et ses sanc­tuaires échap­pèrent ain­si à la des­truc­tion per­pé­trée dans toute la Chine à cette époque.
Cer­taines ban­nières trou­vées par­mi les manus­crits étaient si longues, lors­qu’elles furent dépliées, que des spé­cia­listes pen­sèrent qu’elles avaient été spé­cia­le­ment conçues pour être sus­pen­dues en haut des falaises de Touen-houang. Stein ne put dérou­ler la plu­part des pein­tures sur soie qu’il trou­va, tant le poids écra­sant des manus­crits sous les­quels elles avaient été ense­ve­lies durant des siècles les avaient com­pri­mées et trans­for­mées en petits paquets fra­giles et durs. Plus tard, avec une dex­té­ri­té de chi­rur­giens neu­ro­logues, des spé­cia­listes réus­sirent à les déplier dans les labo­ra­toires du Bri­tish Museum, après les avoir trai­tés chi­mi­que­ment. Cette opé­ra­tion dura sept ans.

Peter Hop­kirk, Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie
Pic­quier poche

Paul Pel­liot dans la grotte 17 à Mogao

Si les décou­vertes de Pel­liot sont aujourd’­hui conser­vées au Louvre et au Musée Gui­met, celles de Stein sont dis­sé­mi­nées entre Londres et New Del­hi. Le Bri­tish Museum, loin de faire hon­neur à un de ses plus extra­or­di­naires décou­vreur n’ex­pose, à part le soû­tra du dia­mant, que quelques manus­crits trou­vés dans la grotte 17. La qua­si inté­gra­li­té de ces docu­ments est actuel­le­ment conser­vées dans des caisses, à l’a­bri de la lumière… et des regards. Etrange hom­mage à une des plus sen­sa­tion­nelles décou­vertes de l’ar­chéo­lo­gie de la Route de la soie.

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Des ruines dans l’océan

Des ruines dans l’océan

Peu importe ce qui s’est pas­sé cette après-midi où tu as tout dépo­sé, où tu n’es pas retour­né au tra­vail après la mati­née de lun­di et où tu as pris ta voi­ture sans pré­ve­nir per­sonne pour par­tir, deux bonnes heures de route, l’as­phalte qui brûle sous tes pneus dégon­flés, mais c’est comme si un besoin impé­rieux s’é­tait empa­ré de toi, impos­sible à rete­nir, une envie orga­nique et suave, avec une petite note sau­vage sur la langue, un je-ne-sais-quoi d’à la fois sucré et hon­teux, presque comme si c’é­tait un plai­sir qui ne regar­dait que toi.

Il n’y avait plus rien ni per­sonne, per­sonne pour te dire quoi faire ou quoi pen­ser, rien qui puisse pol­luer cet ins­tant pré­cieux, rien qui ne fasse signe de l’in­croyable hypo­cri­sie que tu détestes tant. Alors voi­là, c’est comme ça, tu es par­ti après ton ren­dez-vous, tu n’as pas dit au revoir à tes col­lègues et tu as rejoint ta voi­ture dans tes vête­ments de tra­vail, pan­ta­lon léger, veste grise ajus­tée, un simple tee­shirt, des ten­nis blanches, et te voi­là par­ti sur la route en direc­tion de l’o­céan, ce n’é­tait même pas pré­mé­di­té, ce n’est même pas au moment de par­tir que tu as déci­dé que ça se ferait comme ça, tu as fait comme d’ha­bi­tude, tu as impro­vi­sé… et cette fois-ci, l’im­pro­vi­sa­tion c’é­tait la mer. Je l’ai enten­du, tu écou­tais Laza­rus de David Bowie (ça fait un peu pen­ser à du Super­tramp par­fois non ? — crache-moi des­sus…) aus­si fort que pos­sible, le soleil par la fenêtre, te brû­lant la peau du bras et le côté gauche du visage. Oui mais Bowie.…

Et puis ça fai­sait com­bien de temps ? Vingt ans ? Tu n’y as pas mis les pieds depuis des années, comme si quelque chose t’en avait empê­ché, comme si un des pôles d’un aimant t’en empê­chait désor­mais, pro­vo­quant presque des hauts-le-cœur. Il s’est pas­sé quelque chose là-bas ? Tu ne sau­ras pas. Tout ceci est du pas­sé et le pas­sé empêche de vivre et de progresser.

L’a­ve­nue de la mer qui donne sur le Grand Hôtel où ta table t’at­tend encore, il n’est pas l’heure de déjeu­ner, mais déjà, der­rière les vitres du res­tau­rant, tu peux sen­tir cette odeur par­ti­cu­lière de vent marin et de cui­sine qu’ont tous ces grands res­tau­rants qui donnent sur la mer, ça te rap­pelle cet hôtel aus­si sur la plage de Bou­lo­gne‑s/-Mer, une paren­thèse dans ta vie, quelques jours heu­reux qui ne se repro­dui­ront plus, et dans les­quels fina­le­ment, il y a un secret qui se niche. Le bon­heur se trouve encap­su­lé là-dedans, lorsque tu sais que les évé­ne­ments, une fois pas­sés, ne se repro­dui­ront pas, même si tu cours après dans une che­vau­chée folle ; ça-ne-se-repro­dui­ra-pas. Il faut s’y faire.

L’air de la mer, un verre de vin blanc frais, l’o­deur d’une ciga­rette qu’une femme tient du bout des doigts non loin de toi, les lèvres très rouges, fines et entr’ou­vertes, lunettes de soleil qui font d’elle une incon­nue que tu ne connaî­tras jamais… Le vent dans les che­veux, comme dans une chan­son d’El­ton John, Return to para­dise, l’air qui revient, Remem­ber me while we are apart… Quel que soit le temps qu’il fasse, il y a tou­jours du vent sur cette longue pro­me­nade qui porte le nom d’un écri­vain que tu n’as jamais vrai­ment réus­si à lire, des pavés roses sous les pieds et une grande arche arron­die dans ton dos, les vitres gau­frées par le temps, la pein­ture qui s’é­caille sur les mon­tants des fenêtres en bois, lors­qu’elles n’ont pas encore été rem­pla­cées par du plas­tique. En d’autres temps, c’é­tait le sable et la neige qui se mélan­geaient sur le plage, mais aujourd’­hui il fait par­ti­cu­liè­re­ment chaud, le sel, la sueur, le soleil, le vent… tout se mélange sur ta peau, des odeurs que tu avais oubliées et que tu oublies à chaque fois, que tu fais mine de redé­cou­vrir à chaque fois, il n’y a pas de sen­ti­ments comme ça qui res­semblent à la noblesse déca­tie des automnes fati­gués. Les cris des enfants qui jouent sur la plage ne te par­viennent pas, le vent vient de tra­vers, même la mer te fait silence, seuls les nuages ont l’air de bruis­ser légè­re­ment en glis­sant sur la toile bleue. Tu regardes encore cette femme qui a jeté sa ciga­rette, elle te rap­pelle quel­qu’un dont tu tais le sou­ve­nir à pré­sent, ce ne sont plus que des ins­tants loin­tains qui n’ap­par­tiennent peut-être déjà plus à tes sou­ve­nirs, légers comme du sable qui file entre les doigts, légers mais puis­sants, alté­rés par le temps, friables comme des cendres dans le vent. Il est déjà six heures, la plus belle heure du jour tan­dis que le soleil com­mence à se fati­guer, It’s para­dise here where the sun meets the sea, il fau­drait ren­trer mais comme tou­jours, tu ne fais que ce que tu as envie de faire, ce n’est pas plus mal comme ça. Le sable colle sous tes chaus­sures, les mains dans les poches et le regard un peu fati­gué d’a­voir trop aimé, heu­reu­se­ment les réserves se régé­nèrent, ce serait trop triste sinon.

Le soleil chauffe encore ton visage déjà bien bron­zé pour la sai­son, le hâle a pris de l’a­vance, comme la flo­rai­son des fuch­sias, le retour s’a­morce et tu ne sais même pas quand il ter­mi­ne­ra, mais ça, ça n’a pas d’im­por­tance. Seuls les sou­ve­nirs ont de l’im­por­tance, le pré­sent ne compte pour rien, car c’est à par­tir de lui que le pas­sé se construit. Une paren­thèse se referme lorsque les odeurs se dis­sipent, il ne reste que ta peau qui en garde encore les traces…

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Chro­niques des jours du vagabondage

Chro­niques des jours du vagabondage

J’ai déjà vécu quelques vies, mais comme je ne compte jamais, je ne sais plus vrai­ment où j’en suis, je ne sais plus com­bien il m’en reste à user. Peut-être trois ou quatre, peut-être plus qu’une seule, je ne sais pas, il fau­drait que je consulte mon solde. Depuis long­temps déjà, j’ai eu ten­dance à accu­mu­ler plein d’ob­jets, de petites affiches publi­ci­taires, des tickets de métro, des tickets d’en­trée au musée, des addi­tions des cafés où je me suis pré­las­sé comme un chat au soleil, des pièces de mon­naie d’autres pays, des cap­sules de sodas ou de bières consom­més sur des ter­rasses au bord des fleuves, des amu­lettes dont le sens m’é­chappe, les empor­tant avec moi comme de petits tro­phées gagnés sur le temps et l’ou­bli, les par­se­mant dans mon baise-en-ville comme autant de petits indices avec les­quels je dois recom­po­ser une vie qui appar­tient au plus grand nombre, vali­dant ain­si que l’at­ta­che­ment que je peux éprou­ver au contact de tous ces petits objets n’est fina­le­ment que le reflet du non-atta­che­ment à un monde qui se dif­fuse par­tout autour de moi, comme les volutes du lait dans une tasse de café noir. Tout m’en­toure, rien ne me touche vrai­ment, et moi au milieu, je conti­nue de vaga­bon­der à la manière d’un bour­don un peu pataud au beau milieu des fleurs de chèvre­feuille, n’ar­ri­vant pas à me poser, la fleur ployant sous un corps épais et velu.

L’an­née der­nière, lorsque j’ai pris l’a­vion pour Bang­kok, j’ai pris avec moi un cahier souple, au papier ligné et à la cou­ver­ture souple, j’en ai fais mon car­net de voyage ; pour une fois, j’al­lais non plus écrire sous un style haché et télé­gra­phique, uti­li­sant par­fois les quelques signes de sté­no­gra­phie que je connais pour écrire sur le motif comme un peintre écri­rait à la lumière de ses cou­leurs sur un car­ton décou­pé dans un menu alors que le monde défile sous ses yeux, mais j’al­lais écrire et décrire ces moments pré­cieux du voyage en y ins­til­lant mes mots, le res­sen­ti pré­sent, l’é­mo­tion fur­tive, la sen­sa­tion de vie intense brû­lant dans mes veines comme le feu d’un nar­gui­lé dans un vieux jar­din cou­vert en plein cœur d’Is­tan­bul. Il s’est pas­sé quelque chose un soir, tan­dis que je venais de m’as­seoir sur les ban­quettes du Çor­lu­lu Ali Paşa Medre­se­si Nar­gile Salo­nu dans le quar­tier de Beyazıt. J’y ai ren­con­tré trois femmes, plus âgées que moi ; elles venaient de Bah­rein et je n’ai rien trou­vé de mieux à faire que de dis­cu­ter avec elles une bonne par­tie de la soi­rée dans la vapeur des nar­gui­lé aux sen­teurs de fruit. Elles étaient belles toutes les trois, d’une beau­té sau­vage qu’on ne voit que chez les femmes libres. Je n’ai pas posé trop de ques­tions mais les voir toutes les trois loin de chez elles, le corps libre de tout attri­but reli­gieux, habillées comme si elles avaient pas­sé la jour­née à sillon­ner les cour­sives du Grand Bazar — je les ai peut-être croi­sées sans m’en rendre compte dans Yor­gan­ci­lar Cad­de­si —, les voir ain­si rigo­lant avec moi, sans gêne, sans entraves, m’a fait croire qu’il exis­tait quelque part encore de petites niches qui per­met­tait que les âmes emplies d’a­mour pou­vaient se ren­con­trer mal­gré tout ce qui nous sépare. L’une d’elles por­tait ses lunettes de soleil sur la tête, le regard noir cer­né de khol, une belle poi­trine enser­rée dans un cache-cœur blanc noué sur son ventre ; nos regards se sont croi­sés plu­sieurs fois, un sou­rire presque inno­cent échan­gé… une magie de quelques ins­tants qui s’est per­due dans le par­fum d’un elma çay, une courte éter­ni­té fugace, un sou­ve­nir tenace… Je me perds encore. Reve­nons à ce cahier qui ne me quitte jamais et que je tente de ter­mi­ner. Je vois les pages défi­ler, les jours avec elles, le temps qui ne s’ar­rête que pour dire bon­jour aux gens de pas­sage, il y a de l’or­ga­nique dans tout cela. L’au­rais-je ter­mi­né avant de repar­tir ? Peu importe, je n’ai aucune dette, aucun compte à régler avec mon écri­ture, ce n’est que le flot inin­ter­rom­pu de mon âme qui se perd et qui me fait user à chaque fois une de mes vies. On recom­mence ? Je n’at­tends que ça. Rien n’est grave, tout est aus­si léger que le bat­te­ment d’aile d’un papillon, tout n’est que sou­ve­nirs tendres de moments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, je ne déteste rien, j’aime tout parce que je sais com­ment trans­for­mer, alchi­miste à ma manière.

A pré­sent, tout sera plus facile, je viens de faire sau­ter un ver­rou, il me faut sim­ple­ment gagner un peu plus de temps, libé­rer des minutes pour pou­voir les rem­plir de sève et d’of­frandes comme on en trouve sur les mar­gelles des petits temples qu’on voit sur le bord des routes à Bali, ici et là des paniers de feuilles tres­sées sur les­quels on dépose quelques fruits pour Gaṇe­sha ou Hanumān  pour­vu de mâchoires…

Sous la ton­nelle de fer for­gé, recou­verte des fra­grances des jas­mins et des chèvre­feuilles, des cou­leurs sublimes des clé­ma­tites blanches et bleues, je n’ai de cesse de m’ex­ta­sier de la cha­leur qui inonde mon visage, du calme qui règne ici, briè­ve­ment rom­pu par les pous­sées des moteurs des longs cour­riers qui rejoignent peut-être Sin­ga­pour ou Mexi­co, hur­lant dans le ciel leur plainte mala­dive de moteurs à réac­tion, tout en cor­ri­geant mes copies, seules quelques unes sont vrai­ment bonnes, d’autres sont hors-sujet, ou bien écrites avec les pieds, mais je ne m’at­tarde pas, déjà je suis empli de sen­teurs qui me trans­portent. La rose ayur­vé­dique, le cèdre puis­sant mêlé au pat­chou­li et au cuir, l’o­range frui­tée et le san­tal, toutes ces sen­teurs, je n’ai pas besoin de les res­pi­rer, elles sont en moi comme des images ou plu­tôt des cou­leurs, cha­cune me rap­pelle des moments de ma vie, des lumières par­ti­cu­lières, des mondes entiers sur les­quels je peux comp­ter pour me refon­der à chaque fois.

Plu­sieurs vies en une seule, et je m’ap­prête à quit­ter celle-ci pour une autre qui se nour­ri­ra de toutes les autres, encore une fois, une vie sans idée, sans croyance, sans dogme, sans doc­trine, et sur­tout, sans cer­ti­tudes. Je n’aime pas les com­bats, ni les croyances, car tout mène à l’in­so­lente atti­tude de ceux qui sont per­sua­dés que leur sys­tème de pen­sée consti­tue une véri­té. Man­ger ceci par convic­tion, reje­ter un ali­ment par convic­tion, pen­ser que le blanc ne peut être que l’op­po­sé du noir par convic­tion, pen­ser que les choix qu’on fait ne sont que la consé­quence logique de telle action, ou de telle enchaî­ne­ment d’ac­tions, par convic­tion, s’en­fer­mer dans une logique roman­tique qui pour­rait nous lais­ser croire que les sen­ti­ments ne peuvent que faire par­tie d’une palette déjà connue… c’est refu­ser les demi-tons, les quarts de tons, la mul­ti­tude des tons incon­nus, des cou­leurs que per­sonne n’a jamais pu voir, des odeurs qui n’existent pas… ou qui existent pour celui qui les sent. Les com­bats et les cer­ti­tudes m’a­gacent, et je pré­fère lais­ser cela à ceux qui y croient encore, tout est dans l’ordre des choses, l’ordre du tous contre tous. Amen. Ma réa­li­té n’est pas la réa­li­té, mais l’en­semble incom­men­su­rable des réa­li­tés du monde, et si je suis le seul, moi comme les autres, le seul à les per­ce­voir, tant mieux, ça me fait au moins ça à vivre, pour cette vie-là encore une fois, jus­qu’à la pro­chaine vie, et rien ni per­sonne ne m’en­fer­me­ra dans ce que je refuse de vivre. Il est temps pour moi de fer­mer mon livre, de lire les der­nières pages, s’il en reste à lire, ce qui ne m’empêchera pas de relire cer­tains pas­sages à l’en­vi, ni de relire le livre en entier en com­men­çant par n’im­porte quelle cha­pitre, et même, si j’en ai envie de faire des ana­grammes avec cer­tains mots… Orange/organe… ou de lire cer­tains mots à l’en­vers… tne­mec­no­ner, tnem­ma­tiun, tna­ma et ain­si de suite, jus­qu’à ce que les cou­leurs qui sont mes sen­ti­ments me sub­mergent une fois de plus jus­qu’à l’en­dor­mis­se­ment total.

Le plus beau moment d’une jour­née, l’en­dor­mis­se­ment, quelques secondes dont on ne connaît jamais l’is­sue, qui se dis­solvent comme une goutte de lait dans l’o­céan et qui nous plongent dans une mort cer­taine, faite de petits riens et de grandes espé­rances, de sexes ouverts et affa­més assou­vis­sant nos dési­rs les plus sau­vages, de peurs infer­nales et d’o­deurs… Mes rêves sont faits d’o­deurs et de cou­leurs que per­sonne ne connaît et que per­sonne ne connaî­tra jamais, et je les garde pour moi, égoïste que je suis. Alors je m’en­dors encore une fois pour aban­don­ner une de mes vies, je laisse tout der­rière, je m’en vais, sans me retour­ner, je vais faire des envieux ou des mal­heu­reux, avec mes rêves, mes odeurs, mes cou­leurs, sans croyances, sans être per­sua­dé de quoi que ce soit, ça vaut mieux comme ça, mais encore une fois, avec cette lueur que n’im­porte qui peut voir dans mon regard, ceux qui me connaissent savent, les autres, eh bien tant pis pour eux, je suis le récep­tacle de quelque chose, un puits sans fonds, insai­sis­sable, imper­ti­nent, sans accroches, sans poi­gnées, sans rien à quoi se rat­ta­cher, je ne fais que pas­ser dans la vie des autres et ne laisse que quelques sou­ve­nirs imper­cep­tibles, ma peau se détache, déjà la mue opère, je laisse tout der­rière moi… et… j’a­vais rai­son. C’est bien un héris­son qui trotte dans les allées de mon jardin.

Bonne nuit, et sur­tout, bon courage…

Pho­to d’en-tête © Swan Gal­le­rie

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Le sūtra du dia­mant de Dunhuang

Le sūtra du dia­mant de Dunhuang

Au cœur de la mahā­pra­jñāpā­ra­mitā (प्रज्ञापारमिता), le cor­pus des œuvres lit­té­raires du grand véhi­cule, mahāyā­na (महायान), se trouve un des sūtras les plus connus du boud­dhisme, à l’o­ri­gine des grandes idées du cou­rant chan et zen.

Après avoir enten­du le Sūtra du Dia­mant, Huì­néng (惠能) se rend au monas­tère du mont de la prune jaune (黄梅山) et est assi­gné dans la cui­sine, où il demeure six mois.

Un jour, Shén­xiù (神秀), moine éru­dit et assis­tant du patriarche, écrit un poème sur un mur :

身是菩提樹, Le corps est l’arbre de l’Éveil,
心如明鏡臺。 L’es­prit est comme un brillant miroir dressé.
時時勤拂拭, À chaque ins­tant je l’époussette,
勿使惹塵埃。 Et n’y laisse aucune poussière.

Illet­tré, Hui­neng se fait lire le poème, et puis il y répond par ces vers qu’il demande à quel­qu’un d’é­crire à côté du précédent :

菩提本無樹, Il n’y a aucun arbre dans l’Éveil,
明鏡亦非臺。 Le miroir n’est pas dressé.
本來無一物, Puisque fon­da­men­ta­le­ment rien n’a d’existence,
何處惹塵埃。 Où de la pous­sière pour­rait-elle se déposer ?

(source Wiki­pe­dia)

L’im­por­tance du Vaj­rac­che­dikā­pra­jñāpā­ra­mitāsū­tra réside dans la sym­bo­lique du dia­mant, la pierre la plus dure mais aus­si la plus tran­chante qui soit, capable de cou­per toutes les autres pierres, qui, lors­qu’elle est pure peut avoir la trans­pa­rence de l’eau, et fait réfé­rence à la doc­trine de la vacui­té qui elle, trans­perce toutes les autres doc­trines sub­stan­tielles, repré­sente l’ab­sence de carac­tère fixe et inchan­geant de toute chose. Boud­dha y converse avec son dis­ciple Sub­hu­ti de la vacui­té, de la pré­cio­si­té du dia­mant qui mal­gré sa pure­té empêche le sage d’at­teindre l’éveil.

Res­pec­tueu­se­ment impri­mé par Wang Jie pour être dis­tri­bué gra­tui­te­ment à tous, au béné­fice de ses parents, le 15e jour du 4e mois, 9e année de l’ère Xian­tong. Cli­quez sur l’i­mage pour la voir en grand.

L’exé­gèse du sūtra demeure com­pli­quée du fait que les tra­duc­tions du sans­krit se sont dif­fu­sées dans le monde boud­dhiste, jus­qu’au Gand­ha­ra et au Kho­tan, et notam­ment en chi­nois sim­pli­fié. C’est une de ces ver­sions que Sir Aurel Stein a décou­vert nichée au cœur des magni­fiques grottes de Dun­huang. Si le manus­crit trou­vé n’a­vait été qu’un simple manus­crit, il n’au­rait pas été si célèbre. C’est aujourd’­hui le seul manus­crit rap­por­té par Aurel Stein qui soit expo­sé au public dans les salles de la Bri­tish Libra­ry, et pour cause, il est daté de 868 et se trouve être le pre­mier docu­ment retrou­vé impri­mé de l’hu­ma­ni­té, six cents ans avant les pre­mières impres­sions de Guten­berg, ce qui ne ren­seigne abso­lu­ment en rien sur les pro­cé­dés uti­li­sés à l’é­poque, mais peu importe, la réa­li­té est là, il a bien été impri­mé et porte aujourd’­hui la cote Or. 8210/p.

Le plus célèbre manus­crit issu de la masse encom­brant la pièce est sans aucun doute le Soû­tra du Dia­mant. Sa renom­mée n’a rien à voir avec le texte lui-même, dont il existe d’in­nom­brables exem­plaires (il y en avait plus de cinq cents, com­plets ou non, qui fai­saient par­tie du seul butin de Stein à Touen-Houang). Celui-ci semble être le plus ancien livre impri­mé que l’on connaisse, fabri­qué il y a plus de mille ans à par­tir de blocs d’im­pres­sion en bois. Dans un ouvrage chi­nois contem­po­rain ayant pour thème l’his­toire de l’im­pri­me­rie et publié en 1961 par la Biblio­thèque Natio­nale de Pékin, ce texte est ain­si décrit : « Le Soû­tra du Dia­mant, impri­mé en l’an­née 868 […], est le plus ancien livre impri­mé qui existe au monde ; il est fait de sept bandes de papier jointes les unes aux autres, com­pre­nant sur la pre­mière page une gra­vure d’un grand talent. » L’au­teur ajoute : « Ce célèbre rou­leau fut volé il y a plus de cin­quante ans par l’An­glais Ssu T’an-yin [Stein] ; cet acte fait encore grin­cer les dents des Chi­nois, qui lui vouent une haine achar­née. » Ce livre est main­te­nant expo­sé au Bri­tish Museum, à quelques pas du célèbre ouvrage occi­den­tal : la Bible de Guten­berg. Le rou­leau de Touen-houang, qui mesure quatre mètres et huit cen­ti­mètres de long, porte la date exacte du 11 mai 868 ain­si que le nom de l’homme qui le com­man­da et le dif­fu­sa. Cela fait de lui non pas le plus ancien impri­meur connu, ain­si qu’on le pré­tend par­fois, mais le plus ancien éditeur.

Peter Hop­kirk, Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie
Pic­quier poche

L’his­toire détaillé du manus­crit sur le site du Inter­na­tio­nal Dun­huang Pro­ject.

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Moka au bar aux portes du Tak­la­ma­kan, dans l’oa­sis dévas­tée de Tourfan

Moka au bar aux portes du Tak­la­ma­kan, dans l’oa­sis dévas­tée de Tourfan

Sale habi­tude chez ces car­to­graphes que de des­si­ner les plans de pays qui n’existent que dans leurs rêves… On aurait pu les croire sur parole, leur attri­buer le mérite de l’in­ven­tion de nou­velles terres, on aurait même pu les suivre les yeux fer­més en se disant que de nou­veaux mondes étaient à por­tée de vue… mais voi­là qu’ils nous servent des cartes des­si­nant le contour des déserts, à la lisière d’é­ten­dues de sables dont l’é­chelle nous laisse sup­po­ser qu’il n’y a que la mort au bout de la route. Le sable, la pous­sière, les ves­tiges des âmes per­dues sur les routes com­mer­çantes, les oasis dévas­tées, les mai­sons de tor­chis pro­té­geant encore à demi-mots les der­niers usten­siles de la vie quotidienne.

Tour­fan fait par­tie de ces ves­tiges du pas­sé, dont il ne reste plus rien aujourd’­hui. L’âme de Tour­fan, en tout cas, a dis­pa­ru. Tour­fan, un nom qui sonne bien peu chi­nois (Tur­pan, تۇرپان en ouï­ghour), et qui pour­tant est une des prin­ci­pales pré­fec­tures de l’im­mense région auto­nome du Xin­jiang, coin­cée entre la Mon­go­lie et le Kaza­khs­tan. En réa­li­té, Tour­fan n’a jamais eu un grand  inté­rêt en soi. En revanche, les alen­tours sont truf­fés de ves­tiges encore visibles aujourd’­hui, comme la grotte des mille boud­dhas de Bezek­lik, ou les ves­tiges de la culture gushi à Gao­chang (قاراغوجا, Qara-Hoja), à deux pas des Monts Flam­boyants, ces immenses falaises de grès rouges qui réflé­chissent une cha­leur incroyable. Voi­là. Nous sommes au cœur de la Chine que l’on nom­mait autre­fois Tur­kes­tan Chi­nois, où les tem­pé­ra­tures dans ces plaines et ces mon­tagnes déser­tiques peuvent faci­le­ment mon­ter à plus de 40°C.

Albert von Le Coq, archéo­logue un peu replet et por­tant fiè­re­ment son nom fran­çais qui tra­hit des ori­gines hugue­notes, par­court les anciennes routes com­mer­ciales. Avec son adjoint Bar­tus, ils pré­lè­ve­ront des fresques à la scie direc­te­ment dans les grottes de Bezek­lik, rem­plis­sant ain­si près de 300 caisses de bois rem­plies de bourre de coton et de feutre d’an­ti­qui­tés et de fresques fra­giles, qui ren­tre­ront en Alle­magne et qui seront allè­gre­ment détruites pen­dant les bom­bar­de­ments de la Seconde Guerre Mon­diale… Tra­gique his­toire que ce pillage sys­té­ma­tique jus­ti­fié par une soi-disant insta­bi­li­té poli­tique de la région à cette période. C’est lui qui ramè­ne­ra notam­ment cette superbe fresque repré­sen­tant Boud­dha ain­si qu’un moine aux che­veux roux et aux yeux bleus, cer­tai­ne­ment un tokha­rien, le tout peint dans un style aux dra­pés qui ne sont pas sans rap­pe­ler les influences de la sta­tuaire grecque, et les cou­leurs de l’art byzan­tin. Curieux syn­cré­tisme témoin d’une époque où l’art voya­geait plus vite que les hommes…

Fresque de la grotte des mille boud­dhas de Bezek­lik repré­sen­tant un moine tokharien

La ville de Tour­fan se trouve à deux cent qua­rante kilo­mètres au nord du point ultra-secret, situé près de Lou-lan, où la Chine a tes­té ses pre­mières armes nucléaires. Cette verte et fer­tile oasis consiste en une très vaste dépres­sion natu­relle d’en­vi­ron sept cent soixante dix mille kilo­mètres car­rés, que les géo­graphes consi­dèrent comme l’une des plus pro­fondes à la sur­face du globe. Autour de la ville s’é­lèvent des col­lines por­tant des traces de trem­ble­ments de terre, et dépour­vues de toute vie, ain­si que d’autres déserts tout aus­si sté­riles. Au nord se dresse la cime ennei­gée du Bog­do-Ola (la « mon­tagne de Dieu »), plus hautes que tous les som­mets d’Eu­rope, et qui forme l’é­pe­ron orien­tal du grand T’ien Shan. Le pay­sage gran­diose et aus­tère de cette région rap­pe­lait au voya­geur bri­tan­nique Sir Eric Teich­man, qui tra­ver­sa cette par­tie du Tur­kes­tan au cours de l’hi­ver 1935, le Grand Canyon du Colo­ra­do. Il fai­sait si froid que les membres de son groupe devaient chaque matin allu­mer des feux sous les moteurs pour les faire démar­rer, « pro­cé­dé très dan­ge­reux », sou­li­gna-t-il, mais consi­dé­ré comme très cou­rant dans cette par­tie du monde. Au contraire, en été, la cha­leur était si intense que le mer­cure mon­tait en flèche jus­qu’à cin­quante-cinq degrés, contrai­gnant même les habi­tants de la région à se réfu­gier dans des caves spé­cia­le­ment creu­sées à cet effet. Cepen­dant, quelques uns des vil­lages-oasis les plus fer­tiles du Tur­kes­tan chi­nois y vivent, dis­sé­mi­nés à tra­vers ce pay­sage aride et des­sé­ché. Au moment de l’a­po­gée de la Route de la Soie, les vins, les melons et les rai­sins frais de ces oasis appro­vi­sion­naient la cour impé­riale de C’hang-an. Le secret de cette éton­nante luxu­riance réside dans un ingé­nieux sys­tème d’ir­ri­ga­tion ori­gi­nai­re­ment emprun­té à la Perse, et qui, grâce à de pro­fonds canaux sou­ter­rains, apporte l’eau des neiges, pro­ve­nant des mon­tagnes du Nord, à ces com­mu­nau­tés, qui, sans cela, n’au­rait pu survivre.

Les deux Alle­mands pour­sui­virent leur voyage vers Tour­fan, située à deux cents soixante kilo­mètres à l’in­té­rieur du Tur­kes­tan chi­nois, où ils firent très vite connais­sance avec la vie répu­gnante des insectes. Outre les mous­tiques, les mouches, les simu­lies, les scor­pions et les poux, il exis­tait deux types d’a­rai­gnées par­ti­cu­liè­re­ment déplai­santes. La pre­mière appar­te­nait à une espèce capable de sau­ter ; son corps avait la taille d’un œuf de pigeon, ses mâchoires émet­taient une sorte de cris­se­ment de dents, et elle avait la répu­ta­tion d’être veni­meuse. La seconde était plus petite, noire et poi­lue, et vivait dans les trous creu­sés dans le sol. Sa piqûre était par­ti­cu­liè­re­ment redou­tée, car si elle n’é­tait pas mor­telle elle pou­vait être très dan­ge­reuse. C’é­tait cepen­dant les cafards de Tour­fan qui dégoû­taient le plus les Alle­mands. A. von Le Coq, écri­vait « Un homme qui se réveillait le matin avec une telle créa­ture assise sur son nez, ses grands yeux en train de le fixer et ses antennes qui ten­taient d’at­ta­quer les yeux de sa vic­time, tom­bait irré­mé­dia­ble­ment malade. On avait l’ha­bi­tude de sai­sir l’in­secte, non sans éprou­ver un hor­rible dégoût, et de l’é­cra­ser ; il se déga­geait alors une odeur extrê­me­ment désagréable. »

Peter Hop­kirk, Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie
Pic­quier poche

Paul Pel­liot à Dun­huang (Touen Hang)

Carte dis­po­nible sur Gal­li­ca.

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