La hau­teur des mon­tagnes, la lon­gueur des rivières…

La hau­teur des mon­tagnes, la lon­gueur des rivières…

Tout com­mence par des cita­tions qui résonnent étran­ge­ment en nous, des bouts de phrases tirés de livres qui racontent votre his­toire à vous. Lorsque Kes­sel ou Bou­vier parlent, c’est de vous dont ils parlent, c’est de votre enfance dont il est ques­tion. La preuve…

New and Impro­ved View of the Com­pa­ra­tive Heights of the Prin­ci­pal Moun­tains and Lengths of the Prin­ci­pal Rivers In The World. 1823

J’é­coute d’a­bord Joseph Kes­sel, pour qui Les grands voyages ont ceci de mer­veilleux que leur enchan­te­ment com­mence avant le dĂ©part mĂŞme. On ouvre les atlas, on rĂŞve sur les cartes. On rĂ©pète les noms magni­fiques des villes incon­nues… Puis un peu plus près de chez moi, de ma tem­po­ra­li­tĂ©, Nico­las Bou­vier, dans L’u­sage du monde. C’est la contem­pla­tion silen­cieuse des atlas, Ă  plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ain­si l’en­vie de tout plan­ter lĂ . Son­gez rĂ©gions comme le Banat, la Cas­pienne, le Cache­mire, aux musiques qui y rĂ©sonnent, aux regards qu’on y croise, aux idĂ©es qui vous y attendent… Lorsque le dĂ©sir rĂ©siste aux pre­mières atteintes du bon sens, on lui cherche des rai­sons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vĂ©ri­tĂ©, c’est qu’on ne sais com­ment nom­mer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous gran­dit et dĂ©tache les amarres, jus­qu’au jour oĂą, pas trop sĂ»r de soi, on s’en va pour de bon.

Et puis un jour, vous par­tez trop loin, ce qui vous parle, ce ne sont plus que les cartes elles-mêmes, elles vous ont enva­hi. Cer­taines sont affi­chées au-des­sus de votre bureau, voire dans la salle de bain, au-des­sus des toi­lettes, peut-être même dans votre chambre. Au-des­sus de mon bureau se trouve un ancienne carte de Constan­ti­nople, entiè­re­ment écrite en fran­çais, où même les noms turcs sont trans­crits dans un fran­çais de car­na­val. Mais la carte est belle car c’est une vue pano­ra­mique du Bos­phore. J’ai d’autres cartes qui appa­raissent sur des minia­tures per­sanes, des repro­duc­tions un peu gros­sières, ache­tées dans une toute petite bou­tique d’Is­tan­bul, recou­verte de feuilles de Corans enlu­mi­nées, peintes et repeintes. Il me semble même que de là où je me trouve je peux entendre le muez­zin enton­ner la prière du soir non loin de Sul­ta­nah­met. Ce sont les cartes qui vous ont hap­pé, elles sont venues vous cher­cher et puis vous ne savez pas quoi faire de celle-ci. J’ai éga­le­ment un vieil atlas datant des années 50, aux feuilles jau­nies, et dont cer­tains noms de pays n’existent plus…

Entre le début et la fin du XIXème siècle, dans les atlas et sur les murs des écoles sont appa­rues de nou­velles cartes, des cartes d’un nou­veau genre, des cartes qu’on appelle com­pa­ra­tives. Alors on y com­pare quoi sur ces cartes com­pa­ra­tives ? La lon­gueur des fleuves et la hau­teur des mon­tagnes. Au pre­mier abord, on com­prend tout de suite que ces cartes com­pa­ra­tives mettent au même niveau deux des élé­ments géo­gra­phiques dont les mesures sont les plus proches, mais ensuite, on se demande quelle rai­son étrange a pu pous­ser cer­tains car­to­graphes à consti­tuer ce genre de cartes, car effec­ti­ve­ment, ces choses-là n’ont rien à voir entre elles. Aus­si bien je pour­rais com­prendre la mise en rela­tion des mon­tagnes avec la pro­fon­deur des fosses marines, mais com­pa­rer la hau­teur des mon­tagnes et la lon­gueur des fleuves n’a à mon sens pas vrai­ment d’autre inté­rêt que de pro­duire de belles cartes qui ont le mérite d’être cap­ti­vantes, même si elles sont par­fois dif­fi­ciles à déchif­frer. C’est là toute la poé­sie de la chose, assem­bler des formes, des cou­leurs, des mesures, des légendes, pour en faire des objets d’une belle pré­ci­sion, même si tou­te­fois, les cartes sont sou­vent fausses. Mais qui se sou­cie de leur véra­ci­té ? Tenons-nous en à la poésie.

Allons faire un tour par­mi les plus belles d’entre elles. Toutes sont dis­po­nibles sur le site David Rum­sey Map Col­lec­tion, un des plus beaux sites de car­to­gra­phies du web mon­dial. Pre­nons-en de tout petits mor­ceaux pour les regar­der de près et voir ce qu’elles ont Ă  nous dire.

Cette pre­mière carte en fran­çais (Gou­jon et Andri­veau) datant de 1836 montre les fleuves en par­tant du plus long, les som­mets en par­tant du plus court ; l’im­bri­ca­tion des deux donne la forme de la carte. C’est une très belle carte avec beau­coup d’in­di­ca­tions et de nom­breux chiffres repris dans les colonnes laté­rales. A cette époque, le som­met le plus haut du monde est le Dhau­la­gi­ri.

1836 Andri­veau Gou­jon Com­pa­ra­tive Moun­tains and rivers chart

Sur cette carte, on peut consta­ter que les deux com­pa­rai­sons sont empi­lées l’une sur l’autre, ce qui a pour effet de les pla­cer sur la même échelle. Un peu moins soi­gnée que la pré­cé­dente, elle est tout de même colo­rée et rela­ti­ve­ment précise.

A com­pa­ra­tive view of the heights of the prin­ci­pal moun­tains and lengths of the prin­ci­pal rivers of the World; Fen­ner, 1835.

Cette fois-ci, les mon­tagnes ne sont plus ali­gnées les unes à côté des autres mais empi­lées, pour ne for­mer qu’un seul et même som­met. Les fleuves sont mis à l’é­chelle mais pas for­cé­ment ordon­nés, et ornent chaque côté de l’im­mense mon­tagne représentée.

A Com­pa­ra­tive View of the Heights of the Prin­ci­pal Moun­tains and Lengths of the Prin­ci­pal Rivers in the World, Dower, John Nica­ra­gua; Tees­dale, Hen­ry, Lon­don, 1844

Celle-ci a la par­ti­cu­la­ri­té de ne par­ler que de l’Écosse. Et comme l’Écosse, la cou­leur domi­nante en est le vert sombre… J’aime beau­coup cette carte car elle a un côté natu­ra­liste assez pra­tique. En effet, les rivières des­cendent des mon­tagnes et sont repré­sen­tées dans une mise en relief assez intéressante.

A com­pa­ra­tive view of the lengths of the prin­ci­pal rivers of Scot­land. Com­pa­ra­tive view of the height of the falls of Foyers and Cor­ba Linn, Thom­son, John, Lizars, William Home, Edin­burgh, 1822

Celle-ci et la pro­chaine, ne sont en réa­li­té qu’une seule et même carte. La pre­mière repré­sente la par­tie est de l’hé­mi­sphère, la seconde la par­tie ouest. Cette fois-ci, ce ne sont plus sim­ple­ment les mon­tagnes et les rivières, mais éga­le­ment, les chutes d’eau, les îles éga­le­ment les lacs qui y sont repré­sen­tés, le tout dans une mise en page élé­gante et assez effi­cace pour la com­pré­hen­sion des légendes et la lec­ture des informations.

A Com­pa­ra­tive View Of The Prin­ci­pal Water­falls, Islands, Lakes, Rivers and Moun­tains, In The Eas­tern Hemis­phere; Mar­tin, R.M.; Tal­lis, J. & F.; New York; 1851

A Com­pa­ra­tive View Of The Prin­ci­pal Water­falls, Islands, Lakes, Rivers and Moun­tains, In The Wes­tern Hemis­phere; Mar­tin, R.M.; Tal­lis, J. & F.; New York; 1851

Celle-ci et celle d’a­près sont les deux pages de deux gra­phiques dif­fé­rents. Mais ce ne sont plus vrai­ment des cartes, plu­tôt des graphiques.

Com­pa­ra­tive heights of moun­tains; Wor­ces­ter, Joseph E.; Bos­ton; 1826

Com­pa­ra­tive lengths of rivers; Wor­ces­ter, Joseph E.; Bos­ton; 1826

Cette carte a l’a­van­tage d’être dans un excellent état, en plus d’être pliable. On peut voir les marges des plis écar­tés lais­sant entr’apercevoir la toile de jute qui sert de sup­port aux jointures.

Com­pa­ra­tive heights of the Prin­ci­pal Moun­tains and Lengths of the Prin­ci­pal Rivers Publi­sher William Darton

Encore une carte en deux hémi­sphères dis­tincts. Mise en page sobre, bico­lore, effi­cace, gracieuse…

Eas­tern Hemis­phere; Mit­chell, Samuel Augus­tus; Phi­la­del­phia; 1880.

Wes­tern Hemis­phere; Mit­chell, Samuel Augus­tus; Phi­la­del­phia; 1880.

Celle-ci est une de mes pré­fé­rées, de par ses cou­leurs et sa per­ti­nence. Sont lis­tées les indi­ca­tions sur la végé­ta­tion en fonc­tion des dif­fé­rents mas­sifs. La carte elle-même indique les types de végé­ta­tion en fonc­tion des lati­tudes. Elle contient un superbe petit synop­sis des régions phyto-géographiques.

Geo­gra­phi­cal dis­tri­bu­tion of indi­ge­nous vege­ta­tion. The dis­tri­bu­tion of plants in a per­pen­di­cu­lar direc­tion in the tor­rid, tem­pe­rate and fri­gid zones- Hen­frey, Arthur, 1819–1859

Celle-ci intègre les lon­gueurs des rivières et les hau­teurs de mon­tagne dans les espaces vides lais­sés par les arron­dis des hémisphères.

Gray’s new map of the World in hemis­pheres, with com­pa­ra­tive views of the heights of the prin­ci­pal moun­tains and lengths of the prin­ci­pal rivers on the globe, Gray, Frank Arnold, Houl­ton, Maine, 1885

Une autre ver­sion d’un type de carte dĂ©jĂ  vu plus haut.

Heights Of The Prin­ci­pal Moun­tains In The World, Tan­ner, Hen­ry S., Phi­la­del­phia, 1836

Une autre ver­sion encore…

Heights Of The Prin­ci­pal Moun­tains In The World. Lengths Of The Prin­ci­pal Rivers In The World, S. Augus­tus Mit­chell, 1846

J’aime par­ti­cu­liè­re­ment celle-ci, pour son aspect mono­chrome, mais aus­si pour la dou­ceur des arron­dis des légendes attri­buées aux som­mets. Elle est vrai­ment com­plète, puisque par conti­nent, on peut retrou­ver faci­le­ment les mon­tagnes et les fleuves décrits avec précision.

John­son’s Chart of Com­pa­ra­tive Heights of Moun­tains, and Lengths of Rivers of Afri­ca … Asia … Europe …South Ame­ri­ca … North Ame­ri­ca; John­son, A.J.; 1874.

Ega­le­ment une autre ver­sion d’un type de carte connu, un peu piquée, un peu jaunie…

Moun­tains & Rivers; Col­ton, G.W; 1856

Com­pa­rai­son des deux hémi­sphères, de manière par­fai­te­ment symétrique.

Rand, McNal­ly & Com­pa­ny’s indexed atlas of the world Wes­tern Hemis­phere, Eas­tern Hemis­phere, Rand McNal­ly and Com­pa­ny, Chi­ca­go, 1897

Une autre ver­sion très colo­rée par conti­nent, mais désor­mais rien que de très commun…

Table of the Com­pa­ra­tive Heights of the Prin­ci­pal Moun­tains &c. in the World; Fin­ley, Antho­ny, Phi­la­del­phia, 1831

Exac­te­ment la même, mais sous forme de graphiques…

Table of the Com­pa­ra­tive Lengths of the Prin­ci­pal Rivers throu­ghout the World; Fin­ley, Antho­ny, Phi­la­del­phia, 1831.

Cer­tai­ne­ment la plus belle de toute, une carte riche, avec le bas­sin de cer­tains fleuves signi­fi­ca­tifs, une carte qu’on aime­rait bien avoir au-des­sus de son bureau…

The World in Hemis­pheres with Com­pa­ra­tive Views of the Heights of the Prin­ci­pal Moun­tains and Basins of the prin­ci­pal Rivers on the Globe, Ful­lar­ton, A. & Co., Lon­don and Edin­burgh, 1872

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Le diable et la haute mer

Le diable et la haute mer

L’humour et la connais­sance pré­cise de la marine de Kipling… Un enchan­te­ment dont j’arrive encore à me réjouir à chaque ins­tant, sur­tout avec cette forme d’hu­mour très anglais, très sub­til, on en res­sort avec le sou­rire alors que la situa­tion ne s’y prête pas vraiment…

Paddle Steamer Bournemouth Queen

L’Halio­tis avait le choix et ce qu’il choi­sit déclen­cha le dénouement.
Escomp­tant son moindre tirant d’eau, il essaya de se tirer dans le nord vers un bas fond propice.
L’obus, qui arri­va en tra­ver­sant la cabine du pre­mier mĂ©ca­ni­cien, fut un cent-vingt-cinq Ă  charge, non d’éclatement mais de tir.
On avait visé pour qu’il pas­sât en tra­vers de sa route et c’est évi­dem­ment pour­quoi il était venu flan­quer par terre le por­trait de la femme – fort jolie fille d’ailleurs – du pre­mier mécanicien.
Il rĂ©dui­sit en bois Ă  allu­mettes la toi­lette d’acajou de cet offi­cier, fran­chit le cou­loir de la chambre des machines, et, frap­pant un grillage, tom­ba juste devant la machine avant, oĂą il Ă©cla­ta, cou­pa net les bou­lons reliant la bielle avec la mani­velle anté­rieure. On se doute des consĂ©quences. […]
En bas, on enten­dait qu’il se pas­sait quelque chose.
Ça ron­flait, ça cli­que­tait, ron­ron­nait, gron­dait, tocquetait.
Le bruit ne dura guère plus d’une minute.
C’était les machines qui, sous l’inspiration du moment, s’adaptaient aux circonstances.
M. War­drop, un pied sur le grillage supé­rieur, se pen­cha pour prê­ter l’oreille et lais­sa échap­per un gro­gne­ment douloureux.
On ne stoppe pas en trois secondes des machines mar­chant à douze nœuds à l’heure, sans y jeter du désarroi.
Dans un nuage de vapeur, l’Halio­tis chas­sa sur son erre en gei­gnant comme un che­val blessé.
Rien Ă  faire.
L’obus à charge réduite avait réglé la situation.

Rudyard Kipling,
in Un beau dimanche anglais.

Tra­duit par Albert Savine, 1931,
Albin Michel

Le texte ori­gi­nal est dis­po­nible sur le pro­jet Guten­berg, sous le titre The Devil and the deep sea, in The day’s work.

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J’ha­bille les gosses et on y va

J’ha­bille les gosses et on y va

Prends ton man­teau et on y va qu’elle dit – oula mais oĂą ça donc ? Ben on va voir le ptit hein mais quel petit je rĂ©ponds ben celui qui vient de naĂ®tre y’a trois mois – waow gĂ©nial, j’avais pas notĂ© ça dans mon agen­da et la pers­pec­tive de pas­ser mon same­di après-midi Ă  aller voir le ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois me revi­ta­lise d’un seul coup, sur le coup je me dis qu’on va bien se mar­rer mais je sais que je vais vite dĂ©chan­ter et puis m’ennuyer ferme – on arrive, on sonne ouais c’est nous, entrez allez‑y donc, c’est Ă  quel Ă©tage dĂ©jĂ  ça fait une Ă©ter­ni­tĂ©, merde je sais plus attends je re-sonne ouais c’est Ă  quel Ă©tage, ben pfff deuxième ah ok par­don, on arrive, c’est nous. La porte au deuxième s’ouvre, il est der­rière la porte, salut toi, je te serre la main ou bien. Allez‑y entrez qu’il dit, il a les yeux rouges et des valises sous les yeux asseyez-vous on se fait une bisou­nette avant ? Ben dĂ©so­lĂ© hein mais le ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois est en train de dor­mir il a mal dor­mi cette nuit et nous aus­si enfin sur­tout lui parce que moi ça va je dors bien.
Lui : Ouais…
En atten­dant on va prendre un tithé non qu’est-ce que vous en pen­sez avec des tigâ­teaux et puis des titrucs à gri­gno­ter parce que moi j’ai faim pas vous ? Alors j’ai plus de thé mais on va en boire un quand-même ché­ri tu peux faire chauf­fer de l’eau s’il te plait pour un tithé… bla­bla­bla
L’heure tourne et y’a tou­jours pas de ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois, parce qu’il dort tou­jours et moi je m’endors sur mon fau­teuil, y’a pas de rai­son, le soleil me chauffe le visage der­rière les vitres et lui me raconte sa vie et tu te rends compte avec le ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois qui a sa chambre pour lui tout seul, soixante cen­ti­mètres de long dans dix mètres car­rĂ©s, c’est pas un peu exa­gé­rĂ© j’avance, ben non qu’il me rĂ©pond il faut bien qu’il ait sa chambre ben oui mais vous vous dor­mez oĂą bon dieu dans les chiottes ? Pfff mais non, on dĂ©plie le cana­pĂ© et hop lĂ  on met les draps et on se couche et comme on fait son lit on se couche – rire con. Moi je le regarde indu­bi­ta­ble­ment per­tur­bĂ© nan tu dĂ©connes, ben non qu’il me fait oĂą veux-tu qu’on dorme ? Dans les chiottes je dis avec le mĂŞme rire con que lui. Pfff toi alors t’es con, ouais je rĂ©ponds. Tu veux dire que mon cul est assis sur votre lieu de cou­chage mais c’est dĂ©bile cette his­toire et pen­dant ce temps lĂ  le ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois il nage dans son couf­fin per­du au milieu de murs dix fois grands comme lui, je rĂŞĂŞĂŞĂŞĂŞĂŞĂŞĂŞĂŞve mazette. Mais il a besoin d’être un peu tout seul ce ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois…
Bon ben dĂ©so­lĂ© hein, le ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois il dort jamais aus­si long­temps, je vais peut-ĂŞtre aller le voir – moi : ouais quand-mĂŞme, on sait jamais des fois qu’il se soit Ă©touf­fĂ© – sou­rire niais de ma part et hop je mange un cookie avec mon thĂ© froid.
Ben non, le ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois il dort encore je suis dĂ©so­lĂ©e, nan spa grave je lui dis, on a tout notre temps, de toute façon on n’avait rien d’autre Ă  faire, on a sim­ple­ment dĂ©com­man­dĂ© un week-end aux Mal­dives – sou­rire niais. Atten­dez, elle se lève brus­que­ment les yeux fous et le doigt en l’air, j’ai les pho­tos, les pho­tos, oh non merde que je me dis et on passe une heure Ă  regar­der toutes les pho­tos, ah la vache il est beau il res­semble Ă  qui le ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois ? Pffff – bruit de bau­druche qui se dĂ©gonfle – j’en sais rien du tout moi (et puis si vous saviez Ă  quel point je m’en contre­fous). Euh et sinon le ptit qui vient de naĂ®tre y’a trois mois il est tou­jours en vie ? Nan parce que lĂ  on va finir par croire qu’il est en train de se les geler dans un congé­lo Ă  la cave – sou­rire niais de ma part – j’adore mon sou­rire niais.
Ah ben jus­te­ment le voi­là… Hein ? Qui ? Ben le ptit qui vient de naître y’a trois mois, mais com­ment ça il marche déjà ? Mais non (moue bêti­fiante) je l’ai enten­du choui­ner et elle amène le ptit qui vient de naître y’a trois mois il est petit et frip­pé et très petit et bon, c’est un bébé quoi, et dire que j’ai atten­du tout l’après-midi pour voir ça, rien que d’y pen­ser j’en ai des furoncles.
Heu­reu­se­ment, j’ai tou­jours mon Opi­nel sur moi. Bon c’est bon lĂ  on y va ?
J’habille les gosses et on y va.


Écrit le 17 avril 2008. Pho­to d’en-tête © Hernán Piñe­ra

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Votre style à l’en­joue­ment trop for­cé finit par agacer

Votre style à l’en­joue­ment trop for­cé finit par agacer

Le rĂ©veillon de NoĂ«l est l’oc­ca­sion rĂŞvĂ©e pour sor­tir ses plus beaux atours de leur gangue de plas­tique Ă  la vague odeur de naph­ta­line pour aller diner en ville.
Vous avez cer­tai­ne­ment dĂ©jĂ  reçu votre car­ton d’in­vi­ta­tion pour aller rĂ©veillon­ner rue du Fau­bourg Saint-Hono­rĂ© chez une cou­sine Ă©loi­gnĂ©e qui a fait for­tune dans la vente de fou­lards de luxe, et comble d’or­gueil, elle a tenu Ă  invi­ter toute la petite famille, et mĂŞme la grande, dans son tri­plex de deux cents mètres car­rĂ©s. Le soir arri­vĂ©, vous avez l’in­ten­tion de briller, de mon­trer une fois de plus que vous avez pro­gres­sĂ© cette annĂ©e encore et que vos cours de culture gĂ©né­rale par cor­res­pon­dance n’ont pas Ă©tĂ© vains.
Le grand soir arrive, et, les bras char­gĂ©s de sacs que le Père NoĂ«l a pris soin de rem­plir Ă  votre place — les grands maga­sins Ă  cette pĂ©riode-lĂ  de l’an­nĂ©e sont bon­dĂ©s et vous ne vous y retrou­vez jamais — vous mon­tez l’es­ca­lier recou­vert d’une moel­leuse moquette rouge. Accueilli par l’hô­tesse accorte — diantre, ces annĂ©es d’o­pu­lence l’ont des­ser­vie — vous pas­sez dans le salon et vous retrou­vez le cou­sin Mar­cel, qui lui, par contre, n’a pas chan­gĂ© depuis la der­nière fois que vous l’a­vez vu — tou­jours aus­si mal coif­fĂ© et l’ha­leine d’un boyard noyĂ© dans le purin, le malo­tru tient abso­lu­ment Ă  vous embras­ser comme il le fai­sait jadis lorsque vous alliez le visi­ter Ă  Pâques dans son Ver­cors natal.
C’est bien joli toutes ces retrou­vailles, mais ça ne fait pas avan­cer le schmil­blick et pen­dant ce temps, la dinde rosit patiem­ment, enrou­lĂ©e dans son col­lier de mar­rons. Une cou­pette (ne dit-on pas une flĂ»te ? — oui ce soir, vous avez dĂ©ci­dĂ© de ver­ser dans le raf­fi­ne­ment un tan­ti­net pĂ©dant) de Cham­pagne Ă  la main, l’at­mo­sphère se dĂ©tend dou­ce­ment — cer­taines per­sonnes qui sont ici revĂŞtent le carac­tère de l’in­con­nu — les annĂ©es sont pas­sĂ©es tel­le­ment vite et la vie dans la capi­tale vous a ren­du — disons les mots — un peu concon sur les bords.

Tout le monde le sait, avec la famille et les amis, mieux vaut évi­ter les dis­cus­sions diri­gées sur la poli­tique, la reli­gion et l’argent — on réser­ve­ra ces vastes notions pour les joutes ver­bales avec des incon­nus dans des bars mal fré­quen­tés — mais en revanche, rien n’empêche de par­ler de sexe et d’argent — bien que cela ne soit pas de mise un soir de Noël, vous n’a­vez pas été invi­té à une par­tie de poker entre potes de l’ar­mée, alors ran­gez cela. Ne reste plus que les tra­vaux de réfec­tion de la che­mi­née de l’oncle Lucien qui attend encore le maçon et les jéré­miades de Juliette qui ne s’en sort pas des défauts de concep­tion de sa cui­sine aménagée.
Tout ceci est d’une tris­tesse à mou­rir. Vous qui depuis votre ins­tal­la­tion dans les beaux quar­tiers ten­tez d’é­le­ver les débats aux­quels vous par­ti­ci­pez, vous voi­là dans l’embarras.

Ce que je vous pro­pose, ce sont quelques sujets de dis­cus­sion qui pour­ront fort bien ali­men­ter vos soi­rĂ©es, tels de suc­cu­lents rochers en cho­co­lat pen­dant une soi­rĂ©e chez l’ambassadeur(drice). Sans vou­loir fla­tu­ler plus haut que mon pos­té­rieur, voi­ci des idĂ©es — cadeaux — qui feront mouche Ă  tous les coups.

Entre les cana­pĂ©s tar­ti­nĂ©s de foie gras bien ferme et la bou­teille de Sau­ternes qui des­cend bien trop vite Ă  votre goĂ»t, osez la canaille­rie, ten­tez le Père NoĂ«l, ça marche Ă  tous les coups.

Est-ce que le Père NoĂ«l ne serait pas fina­le­ment qu’une image patriar­cale dĂ©ficitaire ??

Vous avez sur­pris tout le monde. Mar­cel et son haleine de chan­teur de l’Ar­mée Rouge vous regarde d’un air sus­pi­cieux et se demande si vous n’êtes pas deve­nu gay. Pour le coup, on entend les mâchoires ter­mi­ner leur tra­vail de mas­ti­ca­tion et vous atten­dez que tout le monde ait bien déglu­ti pour jau­ger les réactions.

Rien ne vient ? C’est nor­mal car en fait, ils se demandent si vous n’êtes pas saoul, mais vous n’en êtes qu’à deux coupes de Cham­pagne et votre esprit est encore aigui­sé. Afin de relan­cer le débat, vous expli­quez tout de même que vous ne connais­sez pas de femme dans l’en­tou­rage proche du Bon­homme Noël de par l’i­co­no­gra­phie clas­sique et que vous vous deman­dez si fina­le­ment il n’au­rait pas été vic­time d’une déchéance de ses droits paren­taux. Mon­trer une telle image à des enfants en plein épa­nouis­se­ment social n’est peut-être pas très habile dans le pro­ces­sus de leur éducation.
Tou­jours rien ?
N’embrayez sur­tout pas sur le petit Jésus et la crèche, on vous a déjà pré­ve­nu qu’a­bor­der la Reli­gion, même sous cet aspect, était pour le moins ris­qué. Tante Jac­que­line est très soupe-au-lait et menace déjà de quit­ter la table en san­glo­tant. Le Père Noël est une rémi­nis­cence païenne certes, mais ne lui rap­pe­lez-pas ce sou­ve­nir douloureux.
Par­tons sur autre chose. Nous avons fait le tour tout à l’heure des sujets à ne pas abor­der. Celui qui ne risque rien, c’est la phi­lo­so­phie. Voi­ci un domaine qui même s’il souffre de que­relles d’é­coles, risque faci­le­ment de recueillir l’u­na­ni­mi­té. Choi­sis­sez bien votre notion, car dites-vous que le des­tin de cette soi­rée faste est entre vos mains. Abor­der la méta­phy­sique ou le prin­cipe de non-contra­dic­tion serait lit­té­ra­le­ment sui­ci­daire et vous ris­que­riez d’en­tendre les douze coups de minuit depuis le trot­toir d’en face, sous une pluie bat­tante et glacée.
Pre­nez plu­tĂ´t un thème passe-par­tout… Le dĂ©sir. DĂ©cla­mez ain­si ces mots:

Nous ne sommes en quête du plai­sir que lorsque nous souf­frons de son absence. Or main­te­nant nous ne sommes plus dans le manque du plaisir.

Dites bien que vous n’en êtes pas l’au­teur, mais que c’est Épi­cure qui a com­mis cela. Et comme Mar­cel ne veut pas être en reste — mal­gré ses remon­tées gas­triques — , si tout se déroule selon vos plans, il décla­me­ra ces mots de Sartre, pour faire bonne mesure:

Le désir est une conduite d’envoûtement. Il s’agit, puisque je ne puis sai­sir l’Autre que dans sa fac­ti­ci­té objec­tive, de faire engluer sa liber­té dans cette fac­ti­ci­té : il faut faire qu’elle y soit blablabla…

Dans une telle assem­blée, il y a tou­jours quel­qu’un pour évo­quer, ou invo­quer Scho­pen­hauer, qui se trou­ve­ra fort aise de tout ce gali­ma­tias. Déci­dé­ment, Mar­cel n’est plus aus­si drôle que dans vos sou­ve­nirs d’en­fant et il se demande si Sartre, l’au­teur de cette asser­tion, n’é­tait pas le nom de famille de ce type qui était invi­té l’autre jour dans la méthode Cauet.
Je vous sens déses­pé­ré, au comble de la déprime, pous­sé dans vos der­niers retran­che­ments par la mau­vaise volon­té que votre famille met à appor­ter un peu de piquant à cette soi­rée scin­tillante. Votre coupe de Cham­pagne est vide et vous ne savez plus vers qui vous tour­ner, vous vous sen­tez chan­ce­lant car vous ne pou­vez plus rien faire et votre image de hâbleur vient d’en prendre un sacré coup der­rière les oreilles.

Heu­reu­se­ment, Mar­cel n’a rien per­du de son esprit fêtard et il a pen­sé — contrai­re­ment à vous, piètre noceur — à ame­ner avec lui l’arme fatale en toute cir­cons­tance : la bou­teille de Cham­pagne explo­sive qui libère trente kilos de confet­tis sur plus de 10m² — sur la notice est ins­crite la men­tion “net­toyer la pièce après usage”. Grâce à l’i­né­nar­rable usten­sile, Mar­cel sur­pris en fla­grant délit de fla­gor­ne­rie, l’am­biance revient au beau fixe et les visages reprennent leurs cou­leurs cra­moi­sies et disons-le fran­che­ment, vous pas­sez désor­mais pour celui qui sou­hai­tait de tout coeur plom­ber la soirée.

Une rumeur gronde au fond de la pièce, Mar­cel est aus­si pâle qu’une paire de fesses, se tient le ventre comme si quelque chose n’al­lait pas et finit par vomir le foie gras et les huĂ®tres — cha­cun ira de son hypo­thèse hasar­deuse sur le conte­nu sto­ma­cal — sur le tapis afghan de la cou­sine Ă©loi­gnĂ©e, au mĂ©pris de la ser­viette que lui ten­dait Jac­que­line, qui avait vu le coup venir et espé­rant opé­rer une sou­daine trans­mu­ta­tion du mor­ceau de tis­su en sac Ă  vomi. Pen­dant que se dĂ©roule cette scène d’hor­reur, Rufy, le bichon fri­sĂ© d’O­dette, a enta­mĂ© la sĂ©ance d’ou­ver­ture des cadeaux sans attendre le coup de feu. Quel cabot ce Rufy…

Sacré Mar­cel, quel boute-en-train ! Fina­le­ment, il aura eu rai­son de la famille et le ren­dez-vous pris pour l’an­née pro­chaine n’est plus désor­mais qu’une loin­taine chi­mère, à votre grand sou­la­ge­ment. Votre opus des œuvres com­plètes de Ste­ven­son dans la poche, vous quit­tez le somp­tueux appar­te­ment sous la pluie froide en vous disant que rien ne vaut une balade à Paris un soir d’hi­ver et que les cita­tions c’est bien joli, mais ça ne nour­rit pas son homme, ni même les réveillons…


Écrit le 21 décembre 2007 (ça date, comme on dit en Égypte…)

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Jour­nal du sensible

Jour­nal du sensible

Avant que la nuit ne tombe, avant que les portes ne se referment, avant que l’on ne se sente obli­gé de tirer le rideau métal­lique et de faire un peu le ménage par­mi ce qui a été et ne sera plus, je ras­semble mes affaires. Voi­ci quelques petites bribes écrites entre le 18 jan­vier et le 7 mars 2015, res­tées cachées dans un recoin de l’es­pace. Pour para­phra­ser Héra­clite et Hei­deg­ger, bien que cela n’ait vrai­ment rien à voir avec leur œuvre, il vaut mieux que ça se trouve ici plu­tôt que nulle part. Je ne repu­blie pas tout car tout n’est pas for­cé­ment l’ob­jet d’une cer­taine fierté.

Jour­nal du sen­sible (18 jan­vier 2015)

Le sen­sible est au-delĂ  des dieux aux­quels je ne crois plus depuis long­temps. Je n’arrĂŞte pas de dire que plu­tĂ´t que de suivre les reli­gions, les Hommes devraient ten­ter de les com­prendre. Croire est tel­le­ment plus simple et beau­coup moins enga­geant que de com­prendre que la ten­ta­tion sim­pliste est de ver­ser dans la croyance sans ques­tion­ne­ment. La foi aveugle a dĂ©truit (eux disent « sau­vĂ© Â») tout ceux qui se sont sacri­fiĂ©s au nom d’un Dieu qui, s’il existe, se contre­fiche qu’on parle en son nom.

J’arrĂŞte mon regard sur les petits livres que j’ai ter­mi­nĂ©s ces der­niers temps et je contemple avec une cer­taine joie le tout der­nier que j’ai lu de Joseph Kes­sel. Disons plu­tĂ´t que je conti­nue de le lire, je conti­nue une Ĺ“uvre puis­sante qui me rap­proche de plus en plus de mes rĂŞves et de mes envies. Ce sont des auteurs aux mains caleuses, au visage buri­nĂ© par l’âge et le vent de la mer, aux rĂŞves hauts per­chĂ©s, aux âmes des­si­nĂ©s par les hor­reurs de la guerre et du sang qui a coulĂ©.

Joseph-Kessel

La grande lumière fixe, éter­nelle, où tour­noient les vau­tours, les espaces où l’on sent Dieu — non pas un dieu étri­qué des reli­gions mais le Dieu des terres et des mers et des plantes et des pierres —, le galop des che­vaux sau­vages, la belle démarche des êtres pri­mi­tifs — tout cela qui a nour­ri mes yeux inno­cents et que je n’oublie que trop — je le retrouve dès que le ciel devient plus haut, plus sec, plus dur, que les hommes prennent un regard de bêtes aux songes pro­fonds et que la vie sou­dain plus vaste et plus calme res­pire comme une douce poi­trine impitoyable.

Joseph Kes­sel, En Syrie
Gal­li­mard, suc­ces­sion Kes­sel © 2014

Pho­to d’en-tĂŞte : Dans une rue d’Alep, avril 2013 (MUS­TA­FA ALI/SIPA)

Une volup­tĂ© de dam­nĂ©s (19 jan­vier 2015)

J’aime le doux silence des heures sombres, sim­ple­ment éclai­ré par la lumière torve d’une bou­gie, dans les odeurs de cui­sine d’hiver, la soupe qui cuit au coin du feu, le poi­reau pré­do­mi­nant et mas­quant tout, même le poivre noir ver­sé à grandes rasades… Il y a de la beau­té dans les odieuses sen­teurs qui se chamaillent.
Une image me trouble en ren­trant du tra­vail ; une mai­son en meu­lière sur le bord de la route, une mar­quise qui s’éclaire à mon pas­sage, une mosaïque verte et bleue tota­le­ment incon­grue mais d’une sen­sua­li­té venue d’ailleurs. Un moment de flot­te­ment, le bat­te­ment d’aile d’un papillon… Et j’y suis, l’Hippodrome d’Istanbul, At Mey­danı, les faïences qui ornent le bâti­ment de l’administration du registre fon­cier et du cadastre.
Je voyage mĂŞme quand je rentre du travail.

Istanbul - avril 2012 - jour 4 - 037 - Tapu ve Kadastro Bolge Mudurlugu

Pho­to © Romuald

Nous remon­tâmes vers le dédale supé­rieur. Der­rière un rideau, cou­leur de gre­nade, un bou­lan­ger éta­lait de petits pains arabes, tout chauds. Un cyprès, comme un jet d’eau sombre s’élançait d’une cour vers le grand ciel d’Orient. Par la fenêtre ouverte d’une mai­son sous laquelle, dans la géhenne des niches se don­nait cours une volup­té de dam­nés, on enten­dait un enfant se plaindre et une voix de femme le cal­mer par des paroles confuses.

Joseph Kes­sel, En Syrie
Gal­li­mard, suc­ces­sion Kes­sel © 2014

Pho­to d’en-tête © Arch­net

Rue de Baby­lone (21 jan­vier 2015)

On ne devrait pas sor­tir quand il fait froid. Plus ça va, plus je me rata­tine Ă  l’intĂ©rieur de moi-mĂŞme quand le froid m’envahit. Je ne sais plus com­ment on fait. Peut-ĂŞtre l’âge, peut-ĂŞtre le fait d’avoir goû­tĂ© aux cha­leurs Ă©qua­to­riales, lĂ  oĂą les sai­sons ne sont qu’humides ou chaudes, par­fois les deux pour un peu de fan­tai­sie, rien de bien grave.
Rue de Baby­lone, le vent s’engouffre et me fait pleu­rer de stu­peur ; je suis comme encap­su­lé à l’intérieur de moi-même. Pas loin de zéro degré. Ou du degré zéro de l’imagination.
Grandes bâtisses, un minis­tère, rĂ©forme de l’état ou quelque chose comme Ă§a.
Juste en face du Jar­din Cathe­rine-Labou­ré, vide, imper­son­nel, sans charme et sans arbres.
Une enfi­lade de bâti­ment aux car­reaux de céra­miques ver­nies qui me fait pen­ser aux cours de Buda­pest, dans ces immenses rues inté­rieures du quar­tier juif. Une ancienne caserne qui pour­rait tout aus­si bien être une cité-jar­din. C’est la caserne Baby­lone, avec son contin­gent de la garde répu­bli­caine, c’est écrit en gros sur le frontispice.
Un bâti­ment hauss­man­nien, encore un, qui abri­tait l’appartement d’Yves Saint-Laurent qu’il a occu­pĂ© jusqu’à sa mort.
Et puis l’ennui.
Et puis le froid et les cou­rants d’air.
Et puis moi un peu désa­bu­sé, un peu amu­sé. Tou­jours le regard alerte et la mine rigo­larde. Un peu gogue­nard, je m’amuse de mes bêtises solitaires.
Et puis le che­min en sens inverse. Un café qui s’appelle Cou­tume, dans lequel j’aurais pu m’arrêter goû­ter un de ses cafés fins.
Un res­to qui s’appelle Mar­cel, murs gris bar­dés de miroirs, ampoules nues qui des­cendent du pla­fond, déco­ra­tion mini­ma­liste. Il me tente bien, Mar­cel, mais je suis tran­si de froid, je ne veux plus que rega­gner ma voiture.
Devant le ciné­ma La Pagode, deux ado­les­cents se bécotent comme ne se bécotent plus les adultes, avec une pas­sion neuve et bou­le­ver­sante, avec une dou­ceur d’enfant.
Je suis bien loin du dĂ©sert et je cherche le guer­rier aux traits si fins…

Celui-lĂ  Ă©tait d’une beau­tĂ© sai­sis­sante. Toute une race noble et prompte que n’ont jamais souillĂ©e ni le contact des villes, ni les tra­vaux sĂ©den­taires, qui s’est nour­rie depuis des siècles d’espace et de ciel, avait dĂ©lé­guĂ© le meilleur d’elle-mĂŞme dans la per­sonne de Dhâm, chef de com­bat des guer­riers cham­mars. La finesse de ses traits et de ses attaches Ă©tait telle qu’on la voit aux princes d’Orient sur les minia­tures. Ses mains par­faites repo­saient sur ses genoux, sans un tres­saille­ment. L’immobilitĂ© du visage en accu­sait la pure­tĂ© acé­rĂ©e : un front lisse cou­ron­nĂ© de l’« agal » aux tresses noires ; un nez bus­quĂ© et d’un des­sin dĂ©li­cat, une bouche rouge, mince qui sou­riait altiè­re­ment ; et des yeux magni­fiques, taches d’onyx brû­lant, cer­nĂ©s d’une ligne bleue par le khĂ´l.

Joseph Kes­sel, En Syrie
Gal­li­mard, suc­ces­sion Kes­sel © 2014

Pho­to © YSL

Le pli de la nuit (24 jan­vier 2015)

La nuit se tait avec com­plai­sance, elle ron­ronne ter­ri­ble­ment dans son inté­rieur et ne dit rien de son intimité.
Il est presque trois heures et j’ai dor­mi un peu sur le cana­pé, ava­chi devant la télé, ne sachant pas réel­le­ment ce qu’il s’est pas­sé ses der­nières heures ; mais tout me va, je ne suis pas dif­fi­cile, je me satis­fais de peu, de plus en plus. De mes rup­tures et de mes petits foyers d’infection, je me suis fait une rai­son et je n’ose à pré­sent plus explo­rer le monde qu’en me disant que le hasard et la richesse du monde sont lar­ge­ment suf­fi­sant pour me satisfaire.
Je n’ai bu qu’un verre de vin, un bon Che­va­lier de Las­combes, Mar­gaux 2011, mais la fatigue aidant, je me suis endor­mi. Ce n’est pas bien grave, je ne suis rede­vable de rien à ce pro­pos. Une fois cou­ché, le som­meil n’a pas dai­gné s’emparer de moi. Je m’y suis fait. On se fait bien à tout, fina­le­ment. Il suf­fit de ne pas sys­té­ma­ti­que­ment entrer en résistance.
Alors je retourne sur le cana­pĂ©, l’envie de dor­mir cachĂ©e, bien cachĂ©e, assis des­sus, et j’entre dans Che­min fai­sant, connaĂ®tre la Chine, relan­cer la phi­lo­so­phie, de Fran­çois Jul­lien, et je me satis­fais Ă©ga­le­ment par­fai­te­ment de ces mots de Michel Foucault :

Il y a les cri­tiques aux­quelles on rĂ©pond, et celles aux­quelles on rĂ©plique. A tort, peut-ĂŞtre. Pour­quoi ne pas prê­ter une oreille uni­for­mé­ment atten­tive Ă  l’incomprĂ©hension, Ă  la bana­li­tĂ©, Ă  l’ignorance ou Ă  la mau­vaise foi ?

Michel Fou­cault, Dits et écrits I
Gallimard

Sim­ple­ment conti­nuer Ă  vivre (25 jan­vier 2015)

Cette année com­men­çait bien. Je ne dis pas que je n’étais pas stres­sé car au sor­tir de ces fêtes de fin d’année, j’étais un peu fati­gué. Sim­ple­ment, il me res­tait une étape à fran­chir ; sou­te­nir ma note d’investigation pour ce mas­ter recherche dans lequel je m’étais inves­ti depuis un an. Peut-être le 12 jan­vier, la date n’était pas vrai­ment fixée. Et puis avant Noël, Jean-Jacques me dit que ce sera le 7 jan­vier. Le 7 jan­vier !!! Une date dont il fau­dra que je me souvienne.

Ah ça oui, je vais m’en sou­ve­nir. Je pars d’Argenteuil sur les coups de midi, je reçois un tex­to qui me dit de regar­der les news sur inter­net, mais je suis au volant, je ne fais pas atten­tion. Je roule vers Cer­gy et le pro­gramme de France Inter s’interrompt pour un flash spé­cial. Un atten­tat à Char­lie Heb­do, une fusillade, il y a des morts, on n’en sait pas plus. A Cer­gy, j’embrasse mes col­lègues, je ras­semble mes affaires, passe le bon­jour à mes anciens sta­giaires ; ils ne savent rien pour l’instant. Et puis Lau­rie m’annonce que c’est cer­tain, Charb, Cabu et Wolins­ki sont morts. Samy se prend la tête dans les mains, Lau­rie est blême. J’ai envie de vomir, violemment.

Je pars pour Paris XVIIIè et sur la route j’écoute France-Info qui pré­cise de plus en plus la situa­tion. Je suis au bord des larmes, je ne com­prends pas vrai­ment ce qui se passe. 15h20, j’arrive rue Cus­tine et je me gare. Je n’ai pas eu le temps de man­ger et c’est seule­ment lĂ , 10 minutes avant de sou­te­nir que je m’en rends compte. Tant pis, je n’ai pas vrai­ment faim. Je pense Ă  Cabu, aux bou­quins que mon père avait sur ses Ă©ta­gères, le grand Duduche et son irré­vé­rence un peu potache, et sur­tout, je pense Ă  lui quand il des­si­nait dans RĂ©crĂ© A2 Ă  cĂ´tĂ© de Doro­thĂ©e. Ça, je peux dire que c’est vrai­ment mon enfance. Juste avant de des­cendre de voi­ture, j’entends que Ber­nard Maris est mort lui aus­si. Quelle est cette folie ? Quel est le nom de cette folie ?

J’entre chez Chris­tine, accueilli par Jean-Claude. J’adore Jean-Claude. Il est la dou­ceur, tou­jours content de me voir. Jean-Jacques est là, il me serre la main, je dis bon­jour éga­le­ment à Marianne que je ne connais pas encore. Et je m’installe, nous com­men­çons. C’est une sou­te­nance et dehors c’est le chaos… Nous sommes tous aba­sour­dis mais il faut y aller, c’est aujourd’hui le grand jour. Le sujet de Marianne concerne la créa­tion d’une coopé­ra­tive citoyenne sur Mor­laix. Je l’écoute de loin, mais je ne suis pas vrai­ment là, mes yeux sont lourds de larmes qui s’échappent lentement.

Les membres du jury s’expriment sur son compte, puis vient mon tour. L’annĂ©e der­nière, j’avais ter­mi­nĂ© mon mas­ter pro en par­lant des poli­tiques sociales et des ins­ti­tu­tions comme celles dans laquelle je tra­vaille ; mon pro­pos Ă©tait de dire que leur propre Ă©tait de crĂ©er des « contextes amou­reux Â» au sens oĂą l’entend Alain Badiou, dans les­quels on devait tendre vers la sub­sti­tu­tion de l’invisibilitĂ© (Axel Hon­neth) du public Ă  sa visi­bi­li­tĂ© en tant que per­sonne, neu­tra­li­ser le mĂ©pris dont il est vic­time dans une socié­tĂ© aux indi­vi­dua­lismes exacerbĂ©s.
Cette annĂ©e en mas­ter recherche, j’ai un peu plus la bride sur le cou. Mon sujet explore la socio­lo­gie, la phi­lo­so­phie, occi­den­tale et chi­noise, mais aus­si, on ne se refait pas, le rĂ©cit de voyage. Si mon sujet a du mal Ă  se des­si­ner, j’y parle de la condi­tion d’étranger revi­ta­li­sĂ©e grâce Ă  une pen­sĂ©e de l’écart telle que la struc­ture Fran­çois Jul­lien dans ses Ă©crits (L’Écart et l’Entre, Les trans­for­ma­tions silen­cieuses), j’y parle de l’hospitalitĂ© incon­di­tion­nĂ©e et du don de soi dans les rela­tions d’échanges qui se vivent au tra­vers des par­cours d’intĂ©gration socio-pro­fes­sion­nelle, j’y parle de la capa­ci­tĂ© de construc­tion de soi des per­sonnes au tra­vers des rĂ©cits de voyage, s’inscrivant dans la dĂ©cons­truc­tion de soi, dans cet entre­lacs sub­til que deviennent les rĂ©cits de vie. J’ai eu du mal Ă  Ă©crire vingt pages au dĂ©but, et je me suis retrou­vĂ© avec une petite qua­ran­taine de pages que je n’arrivais plus Ă  rĂ©duire. J’ai Ă©crit comme un for­ce­nĂ© pour en accou­cher, tou­jours moti­vĂ© par mon expé­rience pro­fes­sion­nelle et per­son­nelle. Ce dont je me rends compte, c’est que ce n’est qu’un seul sujet : l’accueil de l’autre, l’accueil de l’autre en soi.

Et les tirs de Kalach­ni­kov résonnent encore en moi dans cette salle de rédac­tion, dans la rue, le cla­que­ment des balles emplit mon esprit et me trouble. Com­ment on peut faire ça au nom d’un dieu qui se contre­fiche qu’on parle en son nom ? Quel dieu mar­tial pour­rait vou­loir la mort des autres ? Cer­tai­ne­ment pas le dieu du Coran qui n’est qu’amour et res­pect de son pro­chain. Les humains font de erreurs.

Je ter­mine la lec­ture de mon texte comme dans un sou­pir, je n’ai plus de voix, je me rends compte que je suis plein d’émotions, plein de chaos Ă  l’intĂ©rieur. Je suis tout autant dĂ©cons­truit que les per­son­nages dont il est ques­tion dans mon mĂ©moire. Et le jury m’interroge sur Tobie Nathan dont j’invoque l’étranger. Je ne sais plus ce que j’ai Ă©crit, ça fait un mois que je ne peux plus lire ce que j’ai Ă©crit. Ce texte m’angoisse car il touche Ă  des choses tel­le­ment per­son­nelles. Je ne sais mĂŞme plus quelle dis­tance j’ai mis dans tout ça. Je ne sais plus ce que j’ai dit, ma voix s’éteint, ma gorge se noue, j’ai envie de pleu­rer, mais c’est ma sou­te­nance, bor­del !! Je ne peux pas sor­tir d’ici en n’ayant pas dĂ©fen­du mon texte ! Les ques­tions et les avis fusent, Jean-Jacques parle de choses que je n’arrive pas Ă  fixer. Jean-Claude dit oui bien sĂ»r c’est ça, c’est ton voyage Ă  toi, tu nous emmènes avec toi dans une Ă©cri­ture qui ne fait pas tou­jours les liens, mais moi je les fais les liens ! Chris­tine Ă  son tour dit très belle Ă©cri­ture, tu m’as vrai­ment emme­nĂ© avec toi, et quand tu parles des rĂ©cits de la dĂ©cons­truc­tion, c’est exac­te­ment ça, je suis d’accord avec toi tout le temps, oui oui oui !!

Je crois que j’ai rĂ©us­si. Dehors c’est la haine et ici c’est la vic­toire de l’amour des autres. Marianne et moi sor­tons quelques ins­tants Ă  la demande de Jean-Claude. DĂ©li­bé­ra­tion. Je sais qu’ils ne dĂ©li­bèrent pas, tout est dĂ©jĂ  fait. C’est pliĂ©. Depuis long­temps. Nous par­lons de nos expé­riences d’écriture pour ne pas par­ler du reste, mais je suis Ă  fleur de peau, j’ai toute mon Ă©mo­tion entre ma gorge et mes yeux.

Quand nous remon­tons, la table en bois compte 5 assiettes, des verres, une bou­teille de Cré­mant Wolf­ber­ger (très bon goĂ»t pari­sien, je trouve) et une galette. Je crois que je n’aurais plus jamais l’occasion de vivre une sou­te­nance dans ces condi­tions. Jean-Jacques nous demande de nous lever. Chris­tine, elle, reste assise avec sa patte en vrac. Le jury a dĂ©li­bé­rĂ©. Il met les formes, il y tient. Moi aus­si. Et il a dĂ©ci­dĂ©, Ă  l’unanimitĂ©, de vous attri­buer, Ă  tous les deux, la note de 17, ce qui Ă©qui­vaut Ă  une men­tion très bien. FĂ©li­ci­ta­tions Ă  tous les deux. Je n’y crois pas ! J’ai encore rĂ©us­si ! J’ai envie de pleu­rer, je me sens Ă  la fois Ă©teint Ă©mo­tion­nel­le­ment et heu­reux comme un gamin qui ouvre ses cadeaux de NoĂ«l et je pense aux morts qui Ă©taient encore en vie hier, je pense Ă  mon grand-père qui aurait tel­le­ment Ă©tĂ© fier de son petit-fils, je pense Ă  ma grand-mère qui ne doute pas du tout de moi et qui sait dĂ©jĂ  tout ça, elle n’a jamais dou­tĂ© de moi.

Nous nous disons au revoir après avoir man­gé ensemble une déli­cieuse galette. Il faut que je reparte chez moi, il est temps. A peine assis dans ma voi­ture, c’est plus fort que moi, je m’effondre, je pleure vio­lem­ment pen­dant des minutes qui s’étirent jusqu’à ne plus savoir ce que je fais là, j’ai ouvert les vannes ; je ne peux plus m’arrêter. Ce sont des larmes qui sont à la fois des larmes de joie, d’émotion, de tris­tesse, de mort, ce sont les larmes d’un homme qui a vécu trop de choses en trop peu de temps et qui déborde de tout ce qu’il a de bon en lui et qu’il aime­rait pou­voir par­ta­ger avec le monde entier.

Dans les pre­miers ins­tants, on se demande com­ment on va faire après. Les choses ne changent pas vrai­ment. Le mas­ter, oui, il est der­rière, c’est ter­mi­né. Il faut pen­ser à l’après, sinon on meurt. Et puis il y a Char­lie. Il faut aus­si pen­ser à l’après, parce que là aus­si, sinon, on meurt. Il faut pen­ser à com­ment on va vivre avec les autres. Vivre avec les autres, ça, je sais faire, c’est même mon métier, c’est ce que je fais tous les jours et que j’apprends aux jeunes à faire, pour qu’au bout du compte, per­sonne sur terre ne se com­porte comme des assas­sins et qu’on puisse vivre ensemble sans se détester.

Pho­to © Fran­çois Lartigue

Chez Mar­cel (1er février 2015)

De temps en temps, j’aime bien aller chez Mar­cel. Mar­cel â€” pour­quoi ce pré­nom que je dĂ©teste tant ? — c’est une Ă©pi­ce­rie fatras caphar­naĂĽm. Il y fait tout le temps froid, mais on y trouve lĂ  tout ce qu’il faut pour cui­si­ner des recettes de tous les pays. C’est le seul endroit que je connaisse dans la rĂ©gion oĂą l’on trouve aus­si bien des fruits exo­tiques, des nouilles dĂ©shy­dra­tĂ©es, des ravio­lis sur­ge­lĂ©s, des sodas antillais, du bouillon de cre­vettes fumĂ©es, de la sauce satay, des groins de porc en sau­mure ven­dus en seaux, des bou­gies pour Sainte Rita et des pas­tiches pour che­veux afri­cains. C’est un lieu hĂ©té­ro­clite, sur­pre­nant, tenu par des Chi­nois mal aimables, oĂą sur­tout l’on sent cette odeur si par­ti­cu­lière qu’on retrouve dans toutes les Ă©pi­ce­ries d’Asie oĂą j’ai traî­nĂ© mes guĂŞtres, en Thaï­lande ou en Indo­né­sie. Quelque chose comme une odeur de mangue pour­rie, ou de durian, une odeur de putré­fac­tion de fruit assez pré­gnante mais pas fon­ciè­re­ment dĂ©sa­grĂ©able. C’est une odeur qui rap­pelle la cha­leur, l’ambiance tro­pi­cale des jours moites, les expé­riences mal­heu­reuses des choses qu’on aurait mieux fait de ne pas manger.
Je suis res­sor­ti de lĂ  avec tout un tas de choses que je n’aurais peut-ĂŞtre pas trou­vĂ©es ailleurs. De la citron­nelle en branches, des rhi­zomes de galan­gal, des cham­pi­gnons de paille entiers, de la sauce satay pour les bro­chettes de pou­let (ah le mar­chĂ© du dimanche de Chiang Mai !), du lait de coco, tout ce qu’il faut pour faire un Tom Yum ou un Tom Kha Kai.
Allez chez Mar­cel, c’est déjà mar­cher dans ses propres pas à la ren­contre de ses voyages culinaires.
En sor­tant de lĂ , je tombe sur une dizaine de types en cos­tard et lunettes de soleil (il fait 3°C les mecs !!), l’un d’eux dit aux autres : « on va Ă  Istan­bul ? ». Je fronce les sour­cils… Ce n’est que le nom du kebab qui se trouve juste Ă  cĂ´té…

Dans la brume, dans le froid… (7 février 2015)

Ces der­niers jours sont des jours durs parce qu’il y fait froid. Le vent s’agite dans un ciel de cris­tal, fai­sant dan­ser les colonnes de fumĂ©e des che­mi­nĂ©es sur l’horizon, lais­sant croire Ă  des paque­bots en par­tance sur une mer d’huile. Il fait un ciel d’oranges et de roses bleu­tĂ©s qui disent que la jour­nĂ©e sera froide et les autres encore après elle… C’est un vrai hiver. Avec de la neige qui est tom­bĂ©e, mais le sol pas suf­fi­sam­ment gelĂ© a tout absor­bĂ©. On ne pour­ra pas dire qu’on n’a pas eu d’hiver cette annĂ©e. Oh bien sĂ»r, ça n’a rien Ă  voir avec un hiver de mon­tagne ou un hiver de pays scan­di­nave, mais ça reste un bon hiver que dĂ©jĂ  je com­mence Ă  trou­ver long.

Je me remets à rêver d’atmosphères cli­ma­ti­sées, les immenses sta­tues de plâtre colo­ré qui ornent l’intérieur de l’aéroport Suvar­nabhu­mi de Bang­kok, avec son atmo­sphère lente et sur-refroi­die. Sur les allées qui per­mettent aux taxis d’emporter leurs clients, des hommes fument dans la lumière jaune et moite du matin. L’aéroport est en plein milieu des maré­cages. Et ces odeurs d’humidité, de pour­ri­ture… tout ici res­pire le com­pas­sé, mais c’est une impres­sion incom­pa­rable, rien de ce qu’on connaît ici.
Je repense aus­si à cet été en Tur­quie que je suis en train de ten­ter de finir de racon­ter, avec ses églises chré­tiennes per­dues dans des val­lées de pierre blanche, un patri­moine qui se détache de la paroi, qu’on ne ver­ra peut-être plus pour long­temps, ses odeurs de nour­ri­ture salée, le thé noir qui fré­mit sur le feu, et toutes ces mai­sons petites, étri­quées, épaisses, qui sentent elles-aus­si l’humidité… il nei­ge­ra aujourd’hui à Göreme.
Et dire que tous les jours je passe devant cette basi­lique froide et majes­tueuse, per­due entre les immeubles réha­bi­li­tés de ce vieux quar­tier qui contient, ici comme à Trêves, la tunique du Christ (une tunique du Christ, qui dit la véri­té) ?, expo­sée au public, dans laquelle je ne suis jamais entré.
Le jour s’est levĂ©, il est rose oran­gĂ©, sobre, froid, comme tous les autres jours. Les jours de cha­leur sont bien loin.

J’ai eu peur. J’ai redres­sĂ© la tĂŞte, avec crainte, et j’ai regar­dĂ© autour de moi : c’est tou­jours le mĂŞme uni­vers, l’ancien et celui d’aujourd’hui ! Mais ma chambre et mes meubles sont plon­gĂ©s dans le som­meil. J’ai trans­pi­rĂ©. J’ai envie de voir quelqu’un Ă  qui par­ler, de le tou­cher de la main.

Orhan Pamuk, La mai­son du silence
Gal­li­mard, 1983

Lieux de la ten­dresse (8 février 2015)

Je refais le che­min, sans cesse, sur les lieux de mon enfance, à par­tir de bribes de sou­ve­nirs, je par­cours sans cesse, par­fois sans vrai­ment le faire exprès ou consciem­ment les endroits dans les­quels j’allais ou par les­quels je pas­sais avec mes grands-parents, tou­jours avec mes grands-parents.
Le Pecq, son rond-point où je repas­sais encore il y a quelques années, avec sa fon­taine et son étrange boule, son bas­sin que quelque petit malin trou­vait par­fois bon de sau­pou­drer de les­sive ; la fon­taine fai­sait alors des langues d’écume qui se dis­per­saient avec le vent et le gamin que j’étais se mar­rait comme une baleine. Saint-Ger­main-en-Laye, le parc du châ­teau, le café Sou­bise, le musée des anti­qui­tés natio­nales, le rond-point près du châ­teau où se trouvent encore des bâti­ments de l’armée, où rien n’a chan­gé depuis Louis XIV, et puis il y a aus­si cette longue route qui longe la Seine et remonte vers Lou­ve­ciennes, passe par Port-Mar­ly, Mar­ly-le-Roi, l’Abreuvoir que je n’avais pas vu depuis des années et qui res­tait pour moi l’archétype de cette époque.
Évi­dem­ment, je ne retourne pas Ă  ces endroits de gaî­tĂ© de cĹ“ur, c’est mĂŞme pour le coup assez triste, mais je prends tout ceci avec assez de froi­deur pour ne pas m’effondrer. Peut-ĂŞtre le devrais-je ? M’effondrer. Si j’ai le choix, je ne pré­fère pas.
Je regarde mes mains, mes mains d’homme qui a par­cou­ru un peu de che­min ; je ne suis plus l’enfant calme et tai­seux qui regar­dait par la fenĂŞtre de la voi­ture. Ins­tal­lĂ© der­rière ma grand-mère, je regar­dais les mains gan­tĂ©es de cuir de mon grand-père sur le volant de sa voi­ture que, plus tard, je condui­rais Ă  mon tour.
Pas­ser par les terres blanches où le bus s’arrêtait en pleine jour­née dans des quar­tiers vides de toute vie, le jour où j’avais pris un congé pour accom­pa­gner mon grand-père à Paris pour qu’il passe des exa­mens car­diaques, avant qu’il ne tombe gra­ve­ment malade. Je suis res­té à côté de lui, assis dans le bus. Je crois que nous n’avions jamais pas­sé autant de temps à par­ler de tout et de rien, cin­quante années nous sépa­rant… Il était à fleur de peau comme il ne l’avait jamais été. Déjà. Un moment de ten­dresse pure comme il n’en exis­te­ra peut-être plus jamais.
Tout me relie tout le temps Ă  mes grands-parents, rien ne se passe sans qu’ils soient pré­sents auprès de moi. Et ma vie conti­nue avec leur pré­sence dans les replis de mon ĂŞtre.
L’absence ne compte pas. Elle ne compte pour rien. Elle n’existe pas.

L’écriture com­po­sée (24 février 2015)

C’est une ques­tion qui me taraude depuis quelques temps. Depuis, en réa­li­té, que j’ai pas­sé avec suc­cès l’épreuve un peu dou­lou­reuse du jury devant lequel j’ai pré­sen­té mes deux mas­ters. Si aupa­ra­vant je me posais la ques­tion de la per­ti­nence de mes écrits, il aura fal­lu quelques temps pour que je finisse par croire en la réa­li­té des attentes qui pesaient sur moi. Aujourd’hui, c’est la ques­tion de l’écriture de la thèse de doc­to­rat qui se pose à moi. Si j’ai l’impression de ne pas avoir beau­coup vécu ces der­nières années, au regard de l’effort four­ni, je garde au fond de moi la ter­rible envie de déployer à pré­sent ce qui m’a tou­jours ani­mé et que j’ai cru voir pos­sible au tra­vers de quelques mots pro­non­cés par mon direc­teur de recherches ; ame­ner la pen­sée à pen­ser le voyage comme une manière de se décons­truire dans le monde. La mon­dia­li­sa­tion de soi autour de repré­sen­ta­tions qui s’actualisent dans le flot des décons­truc­tions suc­ces­sives et empi­lables devient pour moi la seule manière de se repré­sen­ter le monde et les rela­tions inter­per­son­nelles directes. Il devient assez affli­geant de voir à quel point la plon­gée dans un monde mou­vant et de plus en plus com­plexe génère autour de rap­ports dou­lou­reux, vio­lents, alors que tous les indi­ca­teurs sont aux verts pour que les choses se passent pour le mieux. On m’a déjà cri­ti­qué en me disant que mon angé­lisme était pathé­tique, mais il reste quoi à part ça ? Le désen­chan­te­ment ? Le meilleur moyen de som­brer dans la haine de soi, et par voie de consé­quence des autres.
J’ai pris ma dĂ©ci­sion. Si je n’entame pas ce tra­vail doc­to­ral, je ferai cava­lier seul et j’écrirai quand-mĂŞme ce que j’ai amor­cĂ©. Si Ă  pré­sent je ne peux plus Ă©crire ce que j’écrivais il y a dix ans, je suis en capa­ci­tĂ© de faire autre chose. Signe, cer­tai­ne­ment, que j’ai vieilli, ou mĂ»ri.
Pro­chaine échéance, le 7 mars, date qui déci­de­ra ou non de ma pour­suite d’études.

Les matins du pos­sible (7 mars 2015)

On se prend à rêver que l’on est vierge de tout, frais comme un enfant qui revient du dehors, atten­tif au moindre bruis­se­ment de la nature, mais la gros­siè­re­té nous accable en fin de compte. Il n’y a rien de neuf dans ce monde qui ne soit construit par sa propre ima­gi­na­tion, rien qui ne soit renou­ve­lé sans le mou­ve­ment de sa propre volon­té. Les pos­sibles n’adviennent que lorsque nous sommes dans les bonnes dis­po­si­tions, pas avant, pas après, juste pendant.

Cherche ta main fouis­seuse dans la terre encore froide les petites pierres qui feront les rochers de demain, modèle encore ces moments de grâce, un moment léger comme le bat­te­ment d’aile d’un papillon qui sur­vient dans une vague subreptice.

L’ombre per­siste, sous les cieux clairs, sous des yeux brû­lants, dans l’air gla­cial du matin encore endor­mi. Quelques pages frois­sées, une odeur de froid piquant et dénué de toute sco­rie, la café m’étrille l’estomac et je finis par me rendormir.

Plus qu’un ĂŞtre sans fond
plus qu’une pâleur affolante
l’esquisse d’un cadavre aveugle
et dans les traits d’un pin­ceau sans encre
demeure la vision des petites aubes nues
des matins sans ombre
des jours qui ne s’endorment plus
Il fau­dra revenir…

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