Feb 26, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Ayutthaya est une ville étrange, entièrement entourée d’eau, un île-ville, à moins que ce ne soit le contraire. Du nord descendent deux rivières, la Lopburi (แม่น้ำ ลพบุรี) et la Pa Sak (แม่น้ำป่าสัก), du nord-ouest descend la majestueuse Menam Chao Phraya (แม่น้ำเจ้าพระยา), le fleuve sur lequel est assise Bangkok, séparant la mégalopole de l’ancienne capitale Thonburi, beaucoup plus discrète et charmante avec ses khlongs (คลอง) sillonnant les quartiers pauvres et luxuriants de végétation. La Chao Phraya contourne la ville par l’ouest, la Pa Sak par l’est, encerclant la ville en une forme de poche où, au sud, elles se rejoignent ; la Chao Phraya prend le dessus et descend seule vers la mer. Un canal a été creusé au nord, reliant les deux rivières et transformant ainsi la ville en île, l’eau enserrant dans ses bras l’antique ville royale. En y regardant de plus près, on se rend compte à quel point le réseau fluvial est éminemment plus compliqué, ce qui n’a pas jamais vraiment facilité le travail de nos cartographes occidentaux lors des premières tentatives aux XVIIè et XVIIIè siècles.
Source OpenStreetMap
Ayutthaya — John Andrews 1771
Ayutthaya — Simon de la Loubère 1691
Ayutthaya — François Valentijn 1724
Ayutthaya — Jean de Courtaulin de Maguellon 1686
Ayutthaya — Isaac de Graaff 1690
Au pied de l’hôtel baignant ses pieds dans la rivière sacrée, une petite barque motorisée, en fait un long-tail boat (Ruea Hang Yao — เรือหางยาว) couvert attend l’heure du départ pour visiter la ville par les rives. Il est 16h00 et la lumière commence déjà à revêtir ses habits de nuit. Lorsque je reviendrai, l’heure dorée éclatera de mille feux. En parcourant la vieille ville dans le skylab de Mr Sihn, je découvre la vie du quartier dans lequel je vis et notamment U‑Thong Road, qui a ce mérite de faire tout le tour de la ville.
Vendeurs de fruits, échoppes roulantes proposant des plats à emporter, réparateurs de 2 roues constituent la majorité de ce qu’on peut trouver ici. La plupart des commerçants sont musulmans, ce qu’on peut remarquer par leur façon de s’habiller ou l’absence des sempiternels portraits des ancêtres dont les bouddhistes décorent leur intérieur, ou des petits temples rouges enturbannés par la fumée épaisse des commerces chinois. On trouve ici les Roti Sai Mai (โรตีสายไหม), la spécialité d’Ayutthaya. Pas facile de comprendre ce que sont ces sacs gonflés d’air, contenant des fils enchevêtrés de toutes les couleurs et alignés sur les étals. C’est en réalité du sucre candi, ou plutôt comme des fils de barbe-à-papa colorés et parfumés à tout ce qu’on veut (banane, noix de coco, fraise, pistache — arômes artificiels bien évidemment…) que l’on mange dans des petites crêpes qui peuvent elles-mêmes être parfumées. Pour ma part, j’ai goûté des crêpes à la pistache avec du sucre candi aromatisé à la fraise. Rien de transcendant ; ce n’est que du sucre parfumé, mais je ne suis pas si étonné que ça de voir le succès que ça peut avoir auprès des Thaïs, très friands de sucre en général (surtout dans les sodas qui sont horriblement plus sucrés qu’en France).
Pour l’instant, me voici parti sur la petite barque propulsée par un bruyant moteur de voiture monté sur une perche. Sur les rives de la Chao Phraya, on peut voir les maisons construites sur pilotis, les pieds dans l’eau la plupart du temps lorsque le terrain le permet. Si beaucoup ont une apparence assez misérables, rafistolées de plaques de tôle branlantes et de planches pourries, recouvertes de bâches en plastique bleu, d’autres sont très bien entretenues, en bois le plus souvent, peintes dans des couleurs vives et équipées de petites terrasses où sèche tant bien que mal le linge domestique. L’eau trouble de la rivière charrie des îles entières de jacinthes d’eau qui pullulent tranquillement malgré les remous des embarcations. Le bateau sur lequel je me trouve fait le tour de la ville dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. A l’horizon, un temple immense se dessine, avec ses toits à plusieurs étages pointus, juste sur la rive, à l’embouchure de la Pa Sak et de la Chao Phraya. C’est la silhouette du Wat Phanan Choeng Worawihan (วัดพนัญเชิง), dont le plus haut bâtiment est presque deux fois plus grand que tous les autres. L’étrave tout en finesse se taille une route dans les îles de jacinthes, qui ne chavirent pas pour autant. Lorsque j’arrive sur le quai, une petite dame rondouillarde dans sa guitoune perçoit un droit d’entrée pour l’accès au temple, par lequel on peut par ailleurs accéder gratuitement en arrivant par la terre et indique une direction en bredouillant quelques mots dans un anglais mâché que je ne saisis pas vraiment, mais j’imagine que le plus haut des wat est la direction qu’il faut suivre.
Je remonte la rivière avec l’espoir d’une promesse qui sera tenue. Il fait encore très chaud et ma chemise continue d’absorber en silence la sueur qui coule dans le creux de mes reins. J’ai la sensation d’arpenter des lieux en dehors du temps, malgré la foule qui se rend ici dans l’optique de servir les icônes de leur religion, ou peut-être d’obtenir des grâces que leur vie simple ne leur offre pas. Il règne une sorte de fébrilité discrète et de joies délicates d’être ensemble en famille.
Une foule de Thaïs se presse devant l’entrée où tout le monde converge vers une porte étroite qui ne laisse passer que deux ou trois personnes à la fois. On perçoit une ferveur intense, un je-ne-sais-quoi de profondément fébrile à l’idée d’entrer dans ce lieu qui n’a d’exceptionnel que la taille du Bouddha doré qui se trouve assis sous la voûte du toit, dont les genoux font deux fois ma taille. Malgré son aspect rutilant, c’est un Bouddha beaucoup plus vieux que la plupart de ceux qu’on peut voir en Thaïlande, puisqu’il date de 1324 ; il porte le doux nom de Luang Pho Tho (หลวงพ่อโต) pour les Thaïs et Sam Pao Kong (ซำเปากง) pour les Thaïs d’origine chinoise et se trouve être le protecteur des marins (d’eau douce, en l’occurrence). Les Birmans l’ont plusieurs fois saccagé, mais il a été restauré pour revêtir l’apparence majestueuse qu’on peut voir aujourd’hui.
Les Thaïs le contournent par la gauche, comme il se doit, avant de frapper la peau d’un immense tambour dont je ressens les vibrations dans la poitrine, et qui est censé porter chance. Derrière le grand homme doré, des femmes s’affairent à plier les kilomètres de toile couleur safran que les fidèles offrent en signe de vénération. Toute une équipe est dédiée, par un système ingénieux de cordes, à dévêtir le prince pauvre pour le revêtir de linge propre et d’un orange éclatant. Tout se passe dans une ambiance à la fois bon-enfant et respectueuse. Je m’amuse plus à observer la piété des fidèles devant cette gigantesque masse si imposante qu’on n’arrive pas en voir toutes les parties au niveau du sol plutôt que m’extasier devant un Bouddha qu’il est difficile d’appréhender. Les enfants s’amusent à faire résonner le tambour le plus fort possible.
Dehors, un petit temple peint en rouge arbore des idéogrammes chinois sous lesquels brûlent des centaines de bâtons d’encens. C’est un temple bouddhiste chinois, apparemment très fréquenté. Je retourne vers la bateau qui m’attend au ponton, où une troupe de Thaïs s’amuse à jeter par poignées entières des boules de couleurs aux énormes poissons-chats qui se chevauchent pour attraper leur nourriture. Plus qu’une habitude, c’est un geste sacré de nourrir ces poissons (Pangasianodon gigas) dont les plus gros spécimens dépassent le mètre. Il paraît qu’un pêcheur a sorti de l’eau un spécimen mesurant plus de trois mètres pour 293 kilos. On les voit pulluler ici, mais aussi en plein Bangkok, et leur nombre paraît si impressionnant qu’il masque totalement le fait que c’est une espèce en voix d’extinction, victime de la surpêche. Certains de ces poissons n’hésitent pas à se monter les uns sur les autres pour attraper la nourriture, montrant parfois leur ventre blanc rebondi au ciel… Le fait de savoir ces fleuves majestueux infestés de ces gros poissons les rendent un peu inquiétants ; même si ces bêtes sont loin d’être carnivores, l’idée de les côtoyer, moi qui adore l’eau mais uniquement lorsque je suis dessus et non dedans, me donne des sueurs froides.
La petite embarcation remonte la rivière Pa Sak vers le nord, à contre-courant, le long des rives dont certaines sont plantées de petits temples entourant un chedi blanc, solitaire, se découpant sur le ciel couleur de miel. Des barges pourrissent, encore attachées à leur ponton, parmi les jacinthes d’eau qui envahissent tout, au pied de maisons en bois dont les terrasses laissent libre cours à la flânerie de ceux qui s’y prélassent. Des entrepôts en bois doit les pieds baignent dans la rivière semblent sur le point de s’écrouler au premier coup de vent, mais les Thaïs sont des bâtisseurs de premier ordre, et même si leurs constructions ne sont pas faites pour durer dans le temps, elles sont au moins prévues pour durer le temps de leur utilisation. Rien de plus, raison pour laquelle on peut voir des usines entières sombrer dans l’eau des marécages, désormais inutiles et inutilisables, leur longues cheminées de briques daignant encore pointer leurs doigts effilés vers le ciel.
Sur les berges, on peut voir des éléphants longer la rive en se balançant comme le font les animaux en captivité ; des chaînes entravent les pieds massifs de ces énormes pachydermes qu’on contraint à rester au même endroit pour le spectacle, mais cette exhibition me désole. Je préfère ne rien retenir de ces moments qui ne me sont pas destinés. Je fais signe au nautonier de continuer son chemin et je m’engouffre dans ce canal plus étroit qui a été creusé au nord pour relier les deux rivières, entourant ainsi la vieille ville d’eau pour en faire une île, un immense navire protégé naturellement du reste du pays. L’embarcation file jusqu’à rejoindre un lieu beaucoup plus boisé, où les terrasses de petits restaurants coquets, déjà fréquentés par ceux qui ne travaillent plus, avancent dans l’eau et la surplombe.
Un immense chedi blanc et doré (Chedi Sri Suriyothai) se profile sur la gauche ; c’est l’unique vestige d’une résidence royale, portant le nom d’une reine du Siam ayant vécu au XVIè siècle, icône d’un certain nationalisme un peu déplacé. La moitié supérieure de monument, entièrement recouverte d’or, resplendit dans l’air du soir, renvoyant la lumière du soleil alentour, tel un phare immobile au pied de la rivière sacrée.
Tandis que le soir est prêt à tomber, que le soleil plonge vers l’ouest, il reste suspendu dans l’air vaporeux au-dessus de la silhouette pas tout à fait inconnue d’un grand temple, le ceignant d’une couronne de lumière d’ambre. Je dis pas tout à fait inconnue car je me trouve face à un temple, le Wat Chai Watthanaram, qui peut faire penser aux ombres dansantes des temples khmers d’Angkor, même si celui-ci est plus tardif. Son prang principal, construit dans le style Khom, est un chef‑d’œuvre d’architecture qui culmine à 35 mètres de haut. Sa construction géométrique lui donne fière allure et les huit chedi qui l’entourent forment une promenade un peu désolante, car les statues de Bouddha qui la jonchent sont elles aussi meurtries, décapitées depuis l’invasion des Birmans.
Le temple n’a été restauré et rouvert au public que depuis 1992. Les plus grandes statues ont été restaurées elles aussi, surmontées de têtes en ciment inexpressives et sans charme. Certaines des statues servent de reposoirs à oiseaux qui ne se gênent pas pour s’oublier sur les épaules du Prince Siddhartha. La brique affleure partout, seuls quelques chedi arborent encore des traces de stuc blanc, entre les mauvaises herbes qui poussent dans l’appareillage de briques branlantes. L’air sent bon la fraîcheur des marécages, un je-ne-sais-quoi de végétal chaud, de terre chargée d’histoire, enrobée de la chaleur moite d’une fin de journée au cœur de la Thaïlande. Le soleil se cache derrière une brume épaisse qui donne au paysage une couleur intemporelle dans une fin de journée qui s’étire dans un soir éternel. Le disque orange se montre dans toute sa beauté, illuminant les pierres abandonnées dans un décor de fin du monde…
La terrasse de la suite Okun, hôtel iuDia, ma chambre…
Le long-tail boat me ramène au pied de l’hôtel tandis que le soleil a fini par s’évanouir derrière l’horizon. La silhouette étirée du Wat Phutthaisawan semble attendre la nuit dans son écrin arboré. Le corps fourbu, la peau cuite par un soleil que je n’ai même pas vu, je profite des derniers instants du jour pour plonger dans la piscine de l’hôtel depuis laquelle je vois les premières lumières s’illuminer sur le temple de l’autre côté de la rivière sacrée. C’est un moment unique, un de ceux que l’on aimerait voir durer toute une vie et qui ne sont au final que les touches finales qui servent à donner au voyage une couleur que les rudes instants de la vie n’arrivent pas à effacer. Tandis que je flotte sur l’eau claire de la piscine, les yeux tournés vers le ciel, je me remémore cette chaude journée, ma première en Thaïlande dans ce nouveau périple, passant mes doigts sur ma poitrine libre comme pour mieux laisser mon cœur se repaître de ce pays aux accents magiques. J’entends l’appel du muezzin, quelque peu incongru dans un pays où les bouddhistes sont rois, en regardant la rivière dont je me demande si le courant n’a pas changé de sens depuis ce matin…
Le soir venu, je remonte U‑Thong road vers les restaurants qui flottent sur la rivière et jette mon dévolu sur une adresse que je ferai tout pour oublier, le Saithong River. Ce n’est ni plus ni moins qu’une cantine sans charme dans laquelle je pensais pouvoir trouver mon compte, mais ce n’est qu’une usine à touristes où les serveuses poussent à la consommation en remplissant mon verre de bière à chaque gorgée, où la nourriture est grasse et sans raffinement ; ambiance pour Chinois affairées à se remplir de whisky coca fascinés par un guitariste folk qui reprend des standards occidentaux pour éviter le dépaysement. Je me remplis l’estomac et quitte l’endroit avec empressement pour rejoindre la terrasse de ma chambre sur la rivière ; ici il fait calme et doux, seul le clapotis de la rivière vient perturber mes doux rêves d’Ayutthaya, et la bière achetée au 7/11 prend tout de suite une autre saveur…
Je m’endors en me demandant ce qu’il peut y avoir au cœur de tous ces prang…
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Feb 21, 2017 | Livres et carnets, Sur les portulans |
La plupart de ceux qui y ont mis les pieds n’en sont jamais ressortis pour en parler. On les avait pourtant prévenus ; Taklamakan (ەكلىماكان قۇملۇقى en ouïghour) aurait plusieurs sens : lieu de ruines, endroit abandonné, on dit même que le mot lui-même signifie « entre, mais ne sort jamais »… Ce désert dont la majeure partie se trouve aujourd’hui dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang (Chine) est un des déserts les plus redoutables du monde. Certains de ceux qui s’y sont aventurés sont à ce jour en train de voir blanchir leur os sous la caresse d’un soleil redoutable, si toutefois ils n’ont pas déjà été absorbés par les sables.
Dans ce désert de mort souffle des vents catabatiques, c’est-à-dire gravitationnels, produits par la descente brusque d’une masse d’air froid le long d’une pente ; en l’occurrence, le désert est bordé au nord par la chaîne du Tian Shan, à l’ouest par le Pamir et au sud par la cordillère du Kun Lun, des chaînes de montagnes dont l’altitude culmine pour chacune à plus de 7500 mètres. On pourrait se dire que la seule porte à peu près praticable reste l’est, mais on n’y trouve que le désert de Lop et le Gobi… Autant dire que les environs ne sont pas les régions les plus hospitalières du monde…
Chez les Ouïghours qui sont les résidents historiques de cette région, rôde une légende selon laquelle les lieux seraient infestés d’esprits malins, mais selon les témoignages littéraires qu’on retrouve, il faudrait plutôt aller chercher du côté du Kara-Buran, cet ouragan noir maléfique que certains ont si bien décrits.
Sven Hedin, l’explorateur suédois, écrit ces quelques lignes lors de sa première expédition dans le désert (textes rassemblés dans l’ouvrage Dans les sables du Taklamakan aux éditions Nicolas Chaudun, 2011) :
Brusquement le soleil se voila et disparut dans une obscurité profonde.
… Une sensation de cataclysme imminent nous enveloppe. Au loin on entend un crépitement ; de minute en minute il se rapproche… Un coup de vent, puis une rafale terrible. Les arbres tordus par l’ouragan se brisent avec des craquements épouvantables. Pendant quelques instants c’est un fracas terrible. En même temps, des tourbillons de poussière nous aveuglent nous étouffent. Fouetté par le souffle irrésistible de la tourmente, le sable fuit sous nos pas ; on a comme une impression d’engloutissement.
La tempête ne dure que quelques heures ; le lendemain le ciel était cependant encore tellement chargé de poussière, que tout vue était masquée dans un faible rayon.
J’ai également retrouvé la trace de cette orgueilleuse bourrasque dans le magnifique livre de Peter Hopkirk, Foreign devils on the silk road (le titre français étant plus connoté autour de la question des vols d’antiquité, l’auteur ne l’a jamais validé). On reconnaît dans le mot kara-buran, la racine turque kara qui signifie “noir”. Le mot Buran (Бура́н), lui, désigne en russe la tempête de neige.
Dans son livre intitulé Trésors ensevelis du Turkestan chinois (Buried Treasures of Chinese Turkestan), Albert von Le Coq décrit le kara-buran, l’ouragan noir, terreur des caravanes : « Tout à coup, le ciel noircit… Peu après, la tempête éclate avec une effroyable violence et s’abat sur la caravane. D’énormes masses de sable mêlées de cailloux sont happées avec une force extraordinaire, tourbillonnent et se ruent sur l’homme et l’animal, l’obscurité s’accroît, et d’étranges bruits d’objets qui s’entrechoquent se confondent avec le mugissement et le hurlement de la tempête… Tout cela ressemble à une vision d’enfer… Tout voyageur pris dans une telle tempête doit, malgré la chaleur, s’envelopper entièrement de feutre pour éviter d’être blessé par les pierres qui s’abattent avec une force folle tout autour de lui. Les hommes et les cheveux doivent se coucher par terre et subir la violence de l’ouragan qui fait rage pendant plusieurs heures d’affilée. »
Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie, 1980
L’interprétation que le voyageur Xuanzang (玄奘) en fait dans ses récits de voyage est beaucoup moins factuelle et s’en tient à l’existence, avérée ou non et relayée par les voyageurs ouïghours, d’esprits maléfiques.
Hsuan-tsang, le grand voyageur chinois qui, au VIIè siècle, traversa le Taklamakan pour se rendre en Inde, décrit ces démons : « Lorsque ces vents se lèvent, hommes et bêtes perdent l’esprit et restent plantés là, totalement impuissants. On entend alors par moments des notes tristes et plaintives, des cris pitoyables, de telle sorte qu’entre les visions et les bruits du désert les hommes se sentent perdus et ne savent plus où aller. D’où le fait que tant de gens périssent au cours du voyage. Mais tout cela est l’œuvre des démons et des mauvais esprits. »
Peter Hopkirk, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie, 1980
Photo d’en-tête © Mike Locke
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Feb 12, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Lorsque j’ouvre les yeux, il est déjà 9h00. Trop tard pour moi, le monde alentour s’amuse déjà sans m’attendre. Il fait bon dans la chambre et la nuit a été reposante, mais dehors il fait déjà chaud, et la lumière du matin revêt des apparences de sable marécageux, un ocre jaune qui teinte ma peau d’une étrange couleur. Je vais devoir m’y habituer, la lumière d’ici est incomparable, ne ressemble à rien de ce que je connais. Quelques bateaux passent à une dizaine de mètres de ma terrasse sur laquelle je me prélasse après un petit déjeuner somme toute assez moyen et une douche qui me décrasse de l’atmosphère poisseuse de l’avion. Deux écureuils forniquent dans le frangipanier qui me sert de parasol tandis que j’entends monter les pirith d’un moine priant dans le temple de l’autre côté de la rivière. Dans la lumière du matin, je me rends compte que plusieurs des chedi du Wat Phutthaisawan sont en réalité en brique nue, un seul est encore recouvert de ciment blanchi. C’est un temple qui reste magnifique malgré le peu d’intérêt que lui portent les touristes.
Ayutthaya est une ancienne ville royale. Son vrai nom est Phra Nakhon Si Ayutthaya, (พระนครศรีอยุธยา). Le début de l’histoire de cette ville remonte à 1350, date de sa fondation pour le roi U‑Thong (Ramathibodi Ier) , d’origine chinoise et premier roi du Royaume d’Ayutthaya qui fut pendant quelques temps la capitale de ce qu’on appelle aujourd’hui la Thaïlande. Mais les Birmans, conduits par le roi Bayinnaung (ဘုရင့်နောင်), détruisirent la ville en 1569 après un long siège qui fit alors du Siam une province vassale de son empire. Exsangue, la ville d’Ayutthaya fut détruite à nouveau par les Birmans et définitivement abandonnée comme capitale en 1767, date à laquelle le général Taksin (Boromma Ratchathirat VI — สมเด็จพระเจ้าตากสินมหาราช) se replie sur Thonburi, sur la rive droite de Bangkok, pour en faire sa capitale et s’y faire couronner.
Le nom d’Ayutthaya est directement issu du nom de la ville indienne Ayodhya (अयोध्या , qui ne peut être conquise), ville mythique et capitale du grand Rāmā, héros du Rāmāyana.
Voilà pourquoi je suis ici, parce que c’est une ville d’importance majeure et qu’il en reste quelques ruines, même si la proximité avec la Pa Sak et la Chao Phraya l’a plusieurs fois inondée au point que les fondations des plus beaux temples sont aujourd’hui fortement menacées. Les temples s’enfoncent tout doucement dans le sol marécageux, les stucs s’effritent et les statues de Bouddha décapitées par les Birmans lors de leurs razzias successives assistent avec impuissance à la chute de la grandeur de cette ville royale qui disparaît avec une lenteur inexorable dans un sol regorgeant du sang des soldats. En 2011, toute la région disparaît sous l’eau de la mousson, provoquant des glissements de terrains et ravageant des terres agricoles. 270 personnes ont péri dans cette catastrophe. Il ne reste que des amas de briques branlantes, des chedi tordus, des murs qui ondulent, des colonnes brisées, des esplanades qui ont été foulées par des rois, des moines, une armée de soldats, qui tous, ont fait l’histoire. Alors je suis venu ici parce que je serai peut-être un des derniers témoins de la grandeur de cette ville dont les pierres me susurrent à l’oreille qu’il ne faut pas oublier les lieux qui ont fait les peuples, et les peuples qui ont donné vie aux lieux.
A Ayutthaya, pas de tuk-tuk comme à Bangkok, mais des Skylab. C’est à peu près la même chose sauf qu’au lieu d’être (mal) assis dans le sens de la route, on se tient de chaque côté de la petite chose pétaradante, sur des banquettes parfaitement inconfortables, mais cela reste le moyen le plus (non pas écologique, même si ces bébêtes roulent au gaz propane) (non pas confortable, non non)… je ne sais pas, pittoresque ? Agréable ? Le plus pratique… pour visiter la ville. Contrairement à la vieille ville de Sukhtothaï qui n’est pas habitée à l’intérieur, Ayutthaya reste vivante et les habitants de la ville ne font qu’un avec leur patrimoine. Je monte à l’intérieur d’un de ces petits skylabs, un tout bleu mis à disposition par l’hôtel pour me rendre dans les temples. Si la ville paraît petite sur le plan, parcourir la ville à pied serait absurde. Les distances sont beaucoup trop longues et arpenter de longues avenues droites et sans charme, et surtout sans trottoirs, serait une perte de temps manifeste ; et pourtant, je reste un grand partisan de la marche à pied (mon aventure de Yogyakarta restera dans les annales de la randonnée). Le chauffeur s’appelle Mr Sinh, c’est un grand bonhomme qu’on sent bon vivant, la cinquantaine asiatique (il fait dix ans de moins), serviable et discret ; il se fait payer à l’heure et me fait bien comprendre qu’il peut m’emmener partout où je le désire. Plusieurs fois, il sera assez surpris de ce que je lui demande…
Le premier temple que je choisis est assurément un des plus connus, un des plus grands aussi. Une fois sur place, je suis assez étonné de voir qu’il n’y a pas grand-monde, ce qui n’est pas pour me déplaire. Il fait une chaleur de fournaise sous un soleil déjà haut, même si le ciel reste couvert tout le temps. Le Wat Maha That est situé en plein cœur de la ville. Sa construction remonte à l’époque de sa fondation ; le roi Somdet Phra Borommarachathirat, troisième roi d’Ayutthaya, en commence l’édification en 1374, à deux pas du Palais Royal. Le plan en est, comme souvent dans les Wat les plus anciens, éminemment simple. On y entre par le côté sud pour y circuler dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (ce qui n’est pas très bouddhiste puisque la circumambulation — Pradakshina — se fait toujours par la gauche, dans le sens de la marche du soleil, la statue du Bouddha ou le chedi à sa droite). Au centre, se trouve le Prang1 principal, entouré d’une cour carrée. A l’est, le grand viharn (salle de prière) et à l’ouest, le ubosoth (salle d’ordination). Les autres viharn sont disposés de chaque côté mais de manière assez aléatoire, de même que les chedi et les petits prang.
Non loin de l’entrée, on trouve la fameuse tête de Bouddha emprisonnée dans les racines d’un ficus. Personne aujourd’hui ne sait d’où vient cette tête ni ce qu’elle fait là, mais ce qui est certain, c’est qu’après le passage des Birmans qui se sont acharnés à détruire toutes les têtes les plus accessibles, celle-ci fait office de miraculée.
La nature ici reprend ses droits et les arbres qui poussent de manière assez anarchique dans la cour du temple sont considérés comme sacrés, même s’ils s’emploient assez inexorablement à déchausser les pierres dans lesquelles ils poussent et à constituer un parfait parcours du combattant pour le maladroit que je suis. Plusieurs fois, je manque de me retrouver face contre terre à cause de ces maudites racines qui ne trouvent rien de mieux à faire que labourer la terre dans l’anarchie la plus totale.
Même si j’ai conscience de me trouver dans un lieu de mémoire, je me rends à l’évidence que ce spectacle est assez triste. L’état de délabrement du temple me pince le cœur. Bouddhas démembrés, décapités, sculptés dans un grès patiemment rongé par les pluies, plâtres déconfits et se détachant par plaques entières, le Wat Maha That s’évanouit tout doucement dans les arcanes du temps. Il ne reste que deux figures de Bouddha complètes, majestueuses et silencieuses, assises de chaque côté du plus grand des Prang, dans la position du bhūmisparśa-mudrā.
Juste avant son Éveil, Śākyamuni, assis sous l’arbre de la bodhi, subit les assauts du « régent » du saṃsāra, Māra (aussi appelé Pāpīyān, le « pire »). Craignant de perdre son ascendant sur les êtres dominés par les passions, celui-ci envoie d’abord ses armées, dont les flèches se transforment en fleurs dès que le futur Buddha les regarde ! Dépité, Māra déclare alors avec orgueil qu’il doit sa position insigne aux très nombreux mérites qu’il a accumulés au cours de ses vies antérieures et dénie au futur Buddha d’en avoir autant que lui…
Le maître touche alors la terre pour prouver sa détermination inébranlable à rester sur les lieux et pour prendre à témoin la déesse-terre Sthāvarā (ou Prithvī). Celle-ci apparaît, lui rend hommage et, tordant sa chevelure, en extrait toute l’eau accumulée au fil des ères cosmiques, chaque fois qu’une libation a été effectuée lors d’un don du bodhisattva. Cette eau est si abondante qu’elle emporte les armées de Māra.
Source : Institut d’études bouddhiques
Déambuler dans ces ruines donne le tournis. Voir ces chedi et ces prang se contorsionner pour rester droits est peut-être une signe que Bouddha agit sur l’ordre du monde pour que les briques ne s’écroulent pas.
Sur quelques murs, on peut encore voir le plâtre des pilastres en forme de fleurs de lotus qui autrefois ornaient la naissance des plafonds.
Je viens d’arriver et déjà la chaleur m’accable ; à peine accoutumé, je manque de m’évanouir avant de me vider une bouteille d’eau sur la tête. La fatigue, la chaleur, l’émotion, la joie aussi sans doute, tout ceci alimente mon syndrome de Jérusalem.
Je rejoins Mr Sinh à qui je demande de m’accompagner maintenant au Wat Ratchaburana. Peu conscient des distances indiquées par le plan, je fais bien rigoler mon chauffeur qui me montre que les deux temples sont collés l’un à l’autre en m’indiquant l’immense prang blanc à une centaine de mètres de là. Mais pas de souci, il me demande de monter dans le skylab et me voilà transporté dans un autre monde de prang en à peine dix secondes. Si je n’étais pas en Thaïlande, je pourrais dire que je ris jaune de ma bêtise…
Le Wat Ratchaburana est plus récent que son voisin. Son édification commence en 1424 sur les ordres du roi Somdet Phra Borommarachathirat II , cinquième roi de la cité, sur le site même de la crémation de ses deux frères ainés, lesquels se sont gentiment entretués pour la succession de leur roi de père. Visiblement, aucun n’a gagné.
Ce temple dispose du plus beau prang de la ville, élancé et fier, il est encore recouvert des stucs d’origine, et l’on peut encore voir Garuda fondant sur un nāga sur un des coins. A l’intérieur (il faut monter une volée de marches peu recommandables pour ceux qui souffrent de vertige), on peut redescendre à l’intérieur de la cella par une autre volée de marche que je qualifierais volontiers de casse-gueule… La découverte de cette cavité est relativement récente et si la sueur de dégouline pas trop sur le visage et que l’atmosphère suffocante du lieu permet de ne pas s’évanouir, on peut voir de magnifiques fresques très aériennes, dont les traits noirs sont encore parfaitement visibles et les rouges aussi éclatants qu’au premier jour.
De ce temple récent et du haut du prang, on peut admirer les ruines encore hautes du viharn et de l’ubosoth, aux murs de brique épais et hauts, dont on voit encore l’inclinaison qui supportait autrefois le toit en bois. Ici non plus, pas la peine de s’escrimer à chercher le moindre Bouddha encore entier.
Me voici reparti dans mon petit skylab vers un autre temple. Le Wat Phra Si Sanphet (Temple du Saint, Splendide Omniscient). Voici le temple le plus vénéré de la ville, le plus étendu en surface mais également tellement magnifique qu’il a servi de modèle au Wat Phra Kaeo de Bangkok. A l’endroit même où l’on peut voir aujourd’hui les trois énormes chedi, se trouvaient trois bâtiments de bois construits par le fondateur de la ville, U‑thong : le Phaithun Maha Prasat, le Phaichayon Maha Prasat et le Aisawan Maha Prasat. En 1448, le roi Borommatrailokkanat décide la construction d’un nouveau palais et convertit les bâtiments royaux en chedi. Un autre temple fut construit à proximité, renfermant une immense statue de Bouddha (Phra Si Sanphetdayan) de 16 mètres de haut, entièrement recouverte d’or (environ 343 kilos au total) et qui constituait le principal objet de vénération du lieu, mais tout fut détruit lors de l’invasion des Birmans. Du fait de son rôle de temple royal, aucun moine n’a jamais occupé les lieux, ce qui explique l’absence de salle d’ordination (ubosoth).
Du côté nord du temple, des petits viharn contiennent des statues décapitées de Bouddha, que personne ne vient plus visiter. Ce sont des petits havres de paix où seuls les chiens errants cherchant à fuir la foule et la chaleur viennent se réfugier. Et moi. La succession de ces chedi encore un peu blancs donne une perspective superbe et un air de majesté à l’endroit. Avec leur cône sur le sommet, ils sont une parfaite représentation stylisée et aniconique du Bouddha. Si les Birmans avaient sur ça, ils auraient fait bien plus de dégâts.
Juste à côté des ruines du temple majestueux, se trouve le Vihara Phra Mongkhon Bophit. Comme son nom l’indique, ce n’est pas un temple, mais juste un viharn, une salle de prière où l’on trouve un énorme Bouddha doré censé représenter celui qui a disparu. C’est ici que l’on voit que cette figure un peu grossière et clinquante intéresse beaucoup plus les dévots habitants d’Ayutthaya que les ruines séculaires. On peut voir ici les gens prier, bâtons d’encens et fleurs de lotus blottis dans leurs mains jointes, accroupis ou debout face à l’immense statue jaune d’or. Je reste ici quelques instants à me repaître de tous ces visages tournés vers leur objet de dévotion, des visages empreints de sérénité, autant que de résignation. Tout ce monde m’étourdit, les enfants crient, les jeunes parlent forts, il n’y a visiblement aucune obligation de discrétion aux abords du temple.
La journée avance et mon estomac commence à crier famine. Je demande à Mr Sinh de me ramener au Wat Ratchaburana, mais il semble ne pas comprendre. On en vient !!! Oui mais je lui explique que je veux aller déjeuner et que c’est là-bas que je veux retourner. Lorsque je lui parle du restaurant Chicken noodles, il comprend mieux. A l’ombre d’une tonnelle en métal, sur un petit siège en plastique, je me régale d’une soupe de poulet aux nouilles que je m’empresse de sublimer avec de la sauce soja et de la purée de piment. Pour quelques bahts de plus, je bois un soda trop sucré. Mr Sinh s’est assis à une table près du trottoir pour se rafraîchir d’un coca noyé dans les cubes de glace. Prêt à bondir si toutefois je décidais d’aller ailleurs. Je l’inviterais bien à ma table, mais ce sont des choses qui ne se font pas. Ce que je ferais par hospitalité, lui prendrait ça pour un geste d’irrespect à mon égard… Je déteste cette impression d’être à la fois un envahisseur et un profiteur… autant qu’un porte-monnaie ambulant…
Une fois rassasié, je lui demande de me ramener à l’hôtel, mais la journée est loin d’être terminée.
Notes :
1 — Le Prang se distingue du Stupa par le fait qu’il est généralement ouvert et permet l’accès à une cella. Son rôle est le même, c’est une tour sanctuaire renfermant généralement des reliques.
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Feb 11, 2017 | Ayutthaya stories, Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Il me semble que la Thaïlande m’appelle encore… Tout est prêt, tout est déjà bouclé. Billets d’avion, valise, appareil photo, carnets, enregistreur, pas grand-chose à se mettre sur le dos, une brosse à dent et quelques bahts en poche. C’est la troisième fois que je pars dans cet autre bout du monde, alors la peur des territoires inconnus, je la laisse à la maison.
Je pars de Roissy, terminal 2A porte A43, vol sur un Airbus A330-300 d’Oman Air. C’est la première fois que je vais faire escale à Mascate. Dans l’avion, il fait déjà chaud, et il flotte une légère odeur d’alcool. Certainement mon voisin qui me demande en anglais s’il peut prendre la place près de l’allée ; il est mal à l’aise, angoissé. Je comprends qu’il ne veuille pas se mettre près du hublot… d’autant que je suis en queue d’avion, là où ça secoue le plus. Vol WY132. Je commence à sentir l’anesthésie tomber ; mon rendez-vous chez le dentiste n’était peut-être pas une bonne idée mais au moins je suis certain de ne pas avoir de problèmes là-bas, alors je me cale dans mon fauteuil en sentant mes lèvres reprendre leurs sensations, ma joue se tendre à nouveau et j’avale de quoi faire passer une éventuelle douleur qui pourrait se réveiller. A 21h13, l’avion quitte la taxi puis décolle dans la nuit qui avance, un décollage tout en douceur. Il traverse la plaque de nuages gris mais laisse voir comme des décorations de Noël posées sur le soleil noir de cette terre qui s’éloigne. Des dessins espacés d’une jolie couleur tapissent le sol tandis que je m’envole vers Mascate, la chaleur et le matin. Je sais que dormir cette nuit va être compliqué pour moi, je ne peux pas dormir assis.
3h00 du matin, je n’ai quasiment pas fermé l’œil et j’ai mal au cul à force d’être assis. La nausée me monte à la gorge, je donnerais n’importe quoi pour sortir de cette carlingue dans laquelle j’ai tantôt froid à cause de la climatisation, tantôt chaud à cause des réflexes de mon corps qui s’emballe… Je capitule, et je reste le regard fixé sur l’itinéraire de l’avion sur l’écran fiché sur le fauteuil de devant. Nous sommes au-dessus de l’Iran, entre deux villes dont je n’arrive pas à déchiffrer le nom puisque c’est écrit en arabe. Trois grands feux illuminent la nuit. Tout est étrange sous mes pieds, l’intensité des lumières, leur disposition, rien ne ressemble à l’idée que je me fais des villes du monde. L’avion avance au-dessus du Golfe Persique et moi, je suis hors d’usage…
Dans l’avion entre Mascate et Bangkok, j’ai finalement réussi à dormir un peu, exténué, mais ça ressemble plus à un sommeil de condamné qu’à un sommeil réparateur. Deux ou trois heures de sommeil sur une trentaine d’heure, voilà de quoi en terrasser plus d’un…
Aéroport Suvarnabhumi, Bangkok. Enfin la chaleur, des odeurs connues, les marécages, les fruits. J’achète une carte SIM et de quoi manger sur le pouce, une petite dame vide les mégots du cendrier à l’aide d’un chinois en métal. J’attrape un taxi et annonce au chauffeur, Mr Wiparan, ma destination : Ayutthaya. Quand on prend le taxi en Thaïlande, on connait le nom de celui qui vous conduit, car sa carte professionnelle est affichée bien en évidence sur le tableau de bord, même si souvent, la photo ne ressemble pas du tout à la personne qui est assise à côté de vous. La ville se trouve à plus de quatre-vingts kilomètres d’ici, mais il en faut plus pour décourager un taxi thaï… certains en France feraient bien d’en prendre de la graine. Si le cœur vous en dit, on peut traverser toute la Thaïlande en taxi sans que ça n’occasionne la moindre grimace de mécontentement sur le visage de votre chauffeur. Certains font Bangkok-Chiang Mai sans sourciller… à condition d’allonger les bahts…
Ayutthaya — Wat Maha That
J’arrive à l’hôtel après 23h00 et avoir tourné un peu avec un chauffeur de taxi complètement perdu dans la vieille ville à la recherche de l’adresse. Je fais même un arrêt devant un poste de police qui semble être le dernier recours.
Évidemment, le resto est fermé mais je me défoule sur un 7/11 où j’achète un pack de Singha, des amandes et des snacks épicés, du taro, des lamelles de mangue séchées et épicées. Sur le trottoir je m’arrête près du barbecue d’un couple qui n’a pas encore fini de travailler, devant l’enseigne d’une grande banque, et je leur prends deux brochettes de poulet et de Saint-Jacques avec de la sauce épicée. Ma chambre d’hôtel est certainement la plus belle et la plus grande de toute la ville. C’est une suite qui se trouve à l’extrémité de ce petit hôtel caché derrière les frondaisons de grands palmiers, que rien ne distinguerait d’un autre bouiboui. Terrasse immense donnant sur le fleuve, hamac, il y a un salon avec un bureau, un lit large comme un camion, une salle de bain ouverte avec douche et baignoire, le tout sur environ 80m2, et décoré avec soin dans le plus pur style de la région. Comme je savais que je n’allais pas rester longtemps à Ayutthaya, je me suis fait plaisir avec cette chambre à 150€ la nuit ; une fortune ici… Sur la terrasse, je bois ma bière en picorant mes snacks, en me faisant dévorer par les moustiques… qui ne résistent pas longtemps à mon remède. De l’autre côté de la Chao Phraya (qui coule ici dans une circonvolution qu’on a un peu de mal à comprendre puisque la ville est entourée d’eau, qui est en réalité la confluence de deux fleuves qui s’embrassent ; la Chao Phraya et la Pa Sak), les chedi blancs du Wat Phutthaisawan encore éclairés à cette heure tardive de la nuit thaïlandaise. Légèrement ivre, de bière et de fatigue, la bouche ravagée par les épices, je plonge dans mon lit king size en prenant soin de laisser la climatisation sur une température de 27°C (il n’y a que comme ça qu’on s’habitue à la chaleur), histoire de pouvoir profiter un peu de la journée du lendemain…
Ayutthaya — Wat Maha That
Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend dans cette ville. Tout ce que je sais, c’est que je me situe à environ 80 kilomètres au nord de Bangkok, qui se trouve elle-même à plus de 9000 kilomètres de chez moi. Ayutthaya fait partie des hauts-lieux historiques de la Thaïlande, au même titre que Chiang Mai ou Sukhothaï, et comme tous les lieux importants pour l’histoire, ils le sont aussi pour la religion, chose que l’on ne peut nier. J’apprendrai demain que mon hôtel se situe dans un quartier à forte majorité musulmane, ce qui me fera découvrir une bien curieuse spécialité locale, le Roti Sai Mai.
Comme toujours, je vis dans ces moments intenses avec une certaine inquiétude face à l’inconnu, peut-être par peur d’être déçu, ou malmené par mes sensations, mais cette légère peur ne me fait pas reculer, bien au contraire, elle m’apprend chaque fois un peu plus à me départir de mes oripeaux d’Occidental et à aller un peu plus loin, dans ce qui me désarme, dans ce qui me détache de mon monde connu, dans ce qui me déconstruit et me rend humble. Hier encore, j’étais à Paris. Aujourd’hui, je suis perdu en Thaïlande, et je ne compte absolument pas faire en sorte de retrouver mon chemin.
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