Le cou­ron­ne­ment d’é­pines, Miche­lan­ge­lo Meri­si da Caravaggio

Le cou­ron­ne­ment d’é­pines, Miche­lan­ge­lo Meri­si da Caravaggio

Ce n’est pas le tableau le plus connu du Cara­vage, mais c’est cer­tai­ne­ment un des plus riches en émo­tions… D’a­bord il y a l’his­toire, la situa­tion, le moment. Pour cela, il faut relire l’é­van­gile selon Saint Matthieu :

« Alors les sol­dats du gou­ver­neur emme­nèrent Jésus dans le pré­toire et ras­sem­blèrent autour de lui toute la garde. Ils lui enle­vèrent ses vête­ments et le cou­vrirent d’un man­teau rouge. Puis, avec des épines, ils tres­sèrent une cou­ronne, et la posèrent sur sa tête; ils lui mirent un roseau dans la main droite et, pour se moquer de lui, ils s’a­ge­nouillaient en leur disant: “Salut, roi des Juifs!” ». (Mt 27, 27–29)

Le cou­ron­ne­ment d’é­pines fait par­tie de ce qu’on appelle les mys­tères du rosaire et en l’oc­cur­rence, voi­ci le troi­sième mys­tère dans la comp­ta­bi­li­té sor­dide des cinq mys­tères dou­lou­reux. Même dans la dou­leur, il existe une comp­ta­bi­li­té. Ce qui est sous-ten­du dans ce moment de l’his­toire du Christ, c’est la mise en scène de l’hu­mi­lia­tion publique. Le Christ est revê­tu d’une robe de pourpre, sym­bole du pou­voir chez les Romains, cou­leur des empe­reurs que eux seuls peuvent por­ter ; ce n’est pas qu’un simple man­teau rouge. On lui tresse ensuite une cou­ronne d’é­pines qu’on ne fait pas que lui poser sur la tête, mais qu’on lui enfonce à l’aide des mêmes bâtons de roseau que celui qu’on lui place entre les mains ; celui qu’on lui attri­bue est éga­le­ment sym­bole de pou­voir, forme sim­pli­fiée du spectre des rois. Cette cou­ronne d’é­pines est faite de la même espèce que celle avec laquelle on attache les fagots de bois, on lui enfonce les épines dans le cuir che­ve­lu afin de le faire sai­gner abon­dam­ment. Cette cou­ronne, il la gar­de­ra jus­qu’à sa mort sur la croix. C’est en tout cas l’in­ter­pré­ta­tion qu’en fait Caravage.

On sait du peintre que c’é­tait pour le moins un mau­vais gar­çon, colé­rique, bagar­reur, insou­mis, cher­chant sou­vent de nou­veaux pro­tec­teurs qui puissent le finan­cer dans ses tra­vaux et lui per­mettre de vivre, même si cette vie n’est faite que d’al­cool, de for­ni­ca­tion et de mau­vais rêves. La pre­mière ver­sion du tableau, conser­vée au musée du Pra­to, date de 1603, mais celle-ci est plus belle, plus colo­rée, plus intense aus­si. Cette ver­sion dont on parle date­rait (les spé­cia­listes ont du mal à se mettre d’ac­cord) d’une période allant de 1602 à 1607, mais plus vrai­sem­bla­ble­ment de 1607 au regard de ses autres œuvres et de la matu­ri­té de sa pein­ture. On sait éga­le­ment que c’est le mar­quis ban­quier et col­lec­tion­neur Vin­cen­zo Gius­ti­nia­ni qui com­mande cette œuvre. On peut l’ad­mi­rer au Kuns­this­to­risches Museum de Vienne en Autriche, mais comme nous ne sommes pas sur place, voyons ce qu’on peut en faire ici.

Tout d’a­bord, la com­po­si­tion. Une pre­mière ligne hori­zon­tale sur le tiers haut du tableau, repo­sant sur l’é­paule du Christ et sa tête pen­chée, à gauche tra­ver­sant la tête du garde en armure, à droite sur le torse du bour­reau. Ensuite une grande dia­go­nale par­tant de la limite entre l’ombre et la lumière (sou­vent chez Cara­vage, les lignes se créent à par­tir de cette fron­tière ima­gi­naire entre ombre et lumière, contraste ter­rible), qui des­cend sur la poi­trine du Christ, et rejoint sa cuisse gauche. Une autre dia­go­nale qui coupe celle-ci qua­si­ment à angle droit, sui­vant le roseau du Christ, et croi­sant la poi­trine du pre­mier bour­reau. Enfin, deux autres lignes poin­tées par les roseaux des bour­reaux, toutes deux s’é­car­tant de chaque côté de la cuisse gauche du Christ. Voi­ci la com­po­si­tion, qua­si­ment entiè­re­ment faite de dia­go­nales, ce qui induit un tableau très dyna­mique qui tranche avec la pos­ture sta­tique du garde en armure à gauche. C’est une scène d’une rare vio­lence, prise sur l’ins­tant, dans le mou­ve­ment des bour­reaux qui forcent pour plan­ter la cou­ronne d’épines.

Ensuite, la scène. Le Christ porte sur le visage une expres­sion figée ; la dou­leur sourde et rési­gnée. Pas de cris­pa­tion des traits, pas d’hor­reur, juste la sidé­ra­tion de la dou­leur. Rare­ment on a res­sen­ti autant de dou­leur pesante dans un tableau du Cara­vage. Les per­son­nages, eux, contrai­re­ment au Christ, portent des vête­ments ana­chro­niques. Le plus criant, c’est le garde armé. Cha­peau mou à plumes d’au­truche, armure métal­lique res­plen­dis­sante, c’est un cos­tume de garde ita­lien du XVIIè siècle, tout ce qu’il y a de plus éloi­gné de l’é­poque de la scène, mais on est habi­tué à ça dans la pein­ture de la Renais­sance. Les deux bour­reaux, eux, sont plus neutres, ils portent des tuniques blanches ouvertes, des culottes nouées gros­siè­re­ment autour de la cein­ture, mais celui de droite porte un large cha­peau mou carac­té­ris­tique des cam­pagnes ita­liennes. Retour à la case départ, le par­ti pris est de repla­cer la scène dans l’im­ma­nence du peintre. Les regards ; les trois hommes ont le regard tour­né vers le visage du Christ, il fait l’ob­jet de toutes les atten­tions. On est bien d’ac­cord que le sujet n’est pas en dehors du cadre, c’est la tête du Christ qu’il faut regarder.

Avant de regar­der les détails, pas­sons aux trois points. Point de fuite, point de dis­tance, point du vue. Le point de fuite, on ne le voit pas au pre­mier abord, la scène est trop rap­pro­chée, mais si l’on regarde bien, les deux dia­go­nales par­tant des angles se croisent exac­te­ment sur la poi­trine du Christ, tou­ché en pleine poi­trine, en plein cœur, siège de la dou­leur la plus sourde. On ima­gine assez aisé­ment que c’est le point de fuite. Point de dis­tance ; nous sommes pla­cés en vue très rap­pro­chée de la scène, je dirais même plus que nous sommes dans la même pièce, à deux ou trois mètres maxi­mum, enga­gés dans la scène, pla­cés à même dis­tance que les bour­reaux, ce qui nous implique ter­ri­ble­ment, nous ne sommes pas en dehors de la scène. Quant au point de vue (le point de vue est l’en­droit où le peintre place le spec­ta­teur par rap­port à la scène), on sait aujourd’­hui que le tableau est un des­sus de porte, et le point de vue se trouve très exac­te­ment au niveau du nom­bril du Christ. C’est une contre-plon­gée qui, comme sou­vent dans ce genre de tableau, nous incite à nous pla­cer en posi­tion humble par rap­port au Christ, pas comme ses bour­reaux qui le sur­plombent. Non, nous sommes plus bas que lui, lui qui souffre déjà tel­le­ment. Regar­dez bien…

Je ne par­le­rai pas du trai­te­ment pic­tu­ral, la pein­ture du Cara­vage est assez homo­gène dans ce genre de scène, ni de la lumière qui pour le coup est un spot unique, pro­ve­nant d’une fenêtre étroite et haute dans le coin supé­rieur gauche du tableau. En revanche, la somme des détails mérite qu’on s’y arrête quelques instants.

On peut voir le long de l’é­chine droite du bour­reau de gauche une ligne de cou­leur ver­dâtre que l’on pour­rait croire être une ombre por­tée, mais la pro­ve­nance de la lumière nous l’in­ter­dit. C’est en fait une retouche de volume. Cara­vage a fait une pre­mière ver­sion de ce corps plus épaisse que la ver­sion finale.

On l’a vu tout à l’heure, le garde en armure est habillé à la mode ita­lienne de l’é­poque, mais pour­quoi pré­ci­sé­ment une armure ? C’est elle qui donne le ton, qui donne la lumière du tableau, qui indique la source et l’in­ten­si­té lumi­neuse. Le métal est un des meilleurs réflec­teurs qui soit pour la lumière, ce n’est pas un hasard.

Le sang, les cou­lures. En deux temps. Voi­ci une indi­ca­tion un peu ana­chro­nique dans l’en­chaî­ne­ment de la scène. La poi­trine du Christ est déjà macu­lée de sang alors que les bour­reaux sont en train de lui infli­ger le sup­plice. Sur la droite de la scène, on voit l’ins­tan­ta­néi­té de la scène avec les gouttes de sang en train de tom­ber de la cou­ronne d’é­pines, mais on assiste là à deux scènes en une. La pre­mière, ins­tan­ta­née, la seconde, qui pré­fi­gure en réa­li­té ce qui va se pas­ser après, c’est-à-dire, le sang qui coule sur son corps. Les traces de sang sur son front par­ti­cipent du même mou­ve­ment. Sa tête pen­chée indique que le sang n’a pas pu cou­ler droit comme s’il avait la tête rele­vée. C’est là le mys­tère intrin­sèque du tableau.

Read more
Chro­nique des jours du reboisement

Chro­nique des jours du reboisement

Lors­qu’en 2010, le vol­can indo­né­sien Méra­pi, sur l’île de Java, est entré en érup­tion, les nuées ardentes ont tout détruit aux alen­tours du vol­can. Champs de riz détruits, air irres­pi­rable, popu­la­tions dépla­cées, bêtes asphyxiées, aéro­ports fer­més et vols annu­lés ; voi­là le quo­ti­dien du sous-conti­nent indo­né­sien, terre cri­blée de pro­émi­nences aux fume­roles létales. Une fois l’é­rup­tion ter­mi­née, la vie reprend son cours, les plus témé­raires reprennent le che­min de leur mai­son, par­fois détruite, il ne reste plus grand-chose, il faut bien l’a­vouer. Le cœur déchi­ré, la vie a du mal a reprendre son cours parce que quelque chose est mort de la vie d’a­vant, et peut-être de la vie d’a­près. Il faut s’y résoudre car tout ne dépend de soi, les attentes sont douloureuses.

Budapest - jour 1 - 37 - Dohány utcai Zsinagóga (Grande Synagogue)

Hine­ni, hineni
I’m rea­dy, my lord

Leo­nard Cohen, You want it darker

Il faut reboi­ser. Rendre la terre fer­tile, reprendre là où on s’é­tait arrê­té, ten­ter de recons­truire quelque chose avec ce qu’on a, même si ce n’est pas grand-chose, quelques brin­dilles et une ficelle de chanvre. On fait le ménage, on épous­sette la terre qui reste sur les tuiles, on replace ce qui n’a pas été détruit, une sta­tuette recou­verte de cendres retrouve son autel autour duquel on allume quelques bâton­nets d’en­cens. Pour les dieux.
Faire le ménage. Débal­ler des car­tons qui n’ont aucune ins­crip­tion, dont je ne connais pas le conte­nu. Un verre de vin d’o­range, au goût amer, frais comme s’il avait pas­sé la nuit dehors. Je navigue dans mon antre, à ran­ger mes der­niers livres ache­tés. Les deux livres de Peter Hop­kirk, Sur le toit du monde : Hors-la-loi et aven­tu­riers au Tibet et Boud­dhas et rôdeurs sur la route de la soie, viennent d’être réédi­tés chez Pic­quier. Je reboise en regar­nis­sant mon envi­ron­ne­ment proche de petites choses qui me sont chères. Le reste prend la direc­tion de la benne. Il est temps de ne plus s’embarrasser avec de l’i­nu­tile, ce qui est en car­ton et qui a toutes les rai­sons d’y res­ter. Si ce qui est en car­ton n’a pas besoin d’être res­sor­ti, c’est qu’on ne s’en ser­vi­ra plus jamais. Autant se désen­com­brer. Par le vide.
Un café. Deux cafés. Prendre l’air dans une jour­née un peu moins froide que ces der­niers temps. Le gel est un mau­vais sou­ve­nir. Se raser nu devant la glace. La cica­trice fait mal. Ça tire un peu. Elle ne par­ti­ra pas et sera là tous les matins devant la glace, à chaque fois que je me rase­rai, comme pour me replan­ter le cou­teau tou­jours dans la même plaie… Un visage qui porte sur lui les stig­mates qui me font pen­ser à l’Inco­ro­na­zione di spine peint par Miche­lan­ge­lo Meri­si da Caravaggio.
Une goutte d’eau sur le par­quet blanc, une larme, une plante qui s’ex­prime. Un car­net, des motifs arabes, maro­cains, géo­mé­triques. Tout écrire, ne rien rete­nir, prendre des notes pour que l’es­prit ne soit pas embru­mé, déga­ger l’ho­ri­zon. Near the paren­the­sis, a brief walk in the sea. Encom­brer son quo­ti­dien. Yaourt blanc, confi­ture d’o­ranges amères, écorces moyennes.
A l’autre bout d’une pénin­sule, un feu brûle avec une cer­taine pas­sion dans un poêle en fonte, le métal chauf­fé pro­dui­sant cette odeur carac­té­ris­tique qui emplit le salon dès les pre­mières heures du jour. Une bou­gie rouge a cou­lé sur le bois céru­sé dans une flaque dif­forme. Meubles blancs laqués, rideaux écrus épais à motifs de guir­lande du 13 décembre. Pas un bruit dehors, si ce n’est celui du vent. On a bien le droit de vivre dans des réa­li­tés paral­lèles, tant qu’on ne marche pas sur les pieds des fantômes.
Jan­vier 2017 se referme déjà et plein de choses se sont pas­sées. Ce blog a failli mou­rir, j’ai failli mou­rir moi aus­si, plein de gens sont morts, mais je suis tou­jours debout. Je regarde par la fenêtre et rien n’a chan­gé, un peu comme si j’a­vais pris le train pour aller très loin et que je me retrou­vais au même endroit. A pré­sent, il est temps pour moi d’a­gir, de ne plus sim­ple­ment subir.
On va reboi­ser, recons­truire, mais comme les nomades, on va faire ça ailleurs parce qu’il n’y a plus d’herbe à pré­sent. Les bêtes ont tout man­gé, rasé la col­line, terre sté­rile qui nous fera mou­rir si on reste ici.

Florence - jour 1 - 102 - Piazza della Signoria - Loggia dei Lanzi - Persée par Benvenuto Cellini

A vue de nez, ce qui me sert encore c’est à peine la moi­tié de tout ce que j’ai engran­gé. Le reste est en par­tance pour la déchet­te­rie. Désor­mais, je ne me lais­se­rai plus faire. J’ai du mal à admettre qu’on puisse me faire du mal, alors peut-être que comme Per­sée, il fau­dra tran­cher la tête le premier.

Read more