Moka au Silent Bar

Moka au Silent Bar

Entrer dans un café, au Moka bar café* et deman­der un moka à l’a­mer­tume noble et sau­vage, s’as­seoir sur la ban­quette du fond, sur le cuir fati­gué par tous ceux qui sont pas­sés là et regar­der ce qui se passe dans la rue pen­dant que la cha­leur du café me brûle la gorge par petites lam­pées… Le soleil des­sine les contours des gra­mi­nées dans leurs bacs et des pies s’a­musent dans les plus hautes branches, ce beau matin de décembre. L’air me déchire les pou­mons, un air humide et froid, ne me ména­geant qu’à peine ; je suis étour­di par cette bouf­fée qui me fait l’ef­fet d’une vague plus haute que moi… Ce sont des jours heu­reux, des jours où chaque recoin de mon être est rem­pli de matière, de pen­sée, de chair, mais aus­si des jours d’ab­sence, où je ne suis jamais réel­le­ment pré­sent à moi-même, éva­dé de mon corps et de ma pré­sence au monde pour d’autres territoires.
La pen­sée des jours de lumière est sta­tique, elle ne bouge pas d’un iota, semble figée dans la gangue des gla­ciers d’al­ti­tude. « Mehr Licht ! Mehr Licht ! » Tou­jours plus de lumière…

On laisse tou­jours der­rière soi les tasses de café à moi­tié ter­mi­nées parce qu’on les a lais­sées refroi­dir ou parce qu’il y avait trop de marc au fond de la tasse ; il fau­drait tou­jours boire le café brû­lant pour ne pas lais­ser les saveurs s’échapper.

En atten­dant, l’an­née se referme toute seule comme une grande, comme un tor­chon propre qu’on va lais­ser dans l’ar­moire, à la dif­fé­rence près que ce tor­chon-là, plus per­sonne ne s’en ser­vi­ra. Il va fal­loir main­te­nant trans­for­mer cette ancienne année en une nou­velle, en faire quelque chose de beau et de bien. C’est le der­nier moka de l’an­née, celui qui n’a pas la même saveur que les autres. Je n’ou­blie rien, je ne laisse rien ni per­sonne der­rière moi, enfer­mé dans une année qui n’au­rait pas de fin, une sorte de pri­son temporelle.

A l’ex­té­rieur, le soleil est voi­lé par une couche épaisse de brouillard qui ne semble pas vou­loir se lever, mais rien n’est figé, rien n’est acquis, rien ne sau­rait res­ter tel qu’il est, la fécon­di­té de la pen­sée se trouve dans les écarts et non dans les différences.

Aujourd’­hui, et pour demain, il me reste du che­min à par­cou­rir, des kilo­mètres à ava­ler, de nou­veaux vil­lages à décou­vrir, de nou­veaux espaces à trou­ver pour se sen­tir heu­reux ; c’est là le secret du bon­heur des voya­geurs et des nomades, res­ter trop long­temps au même endroit finit par rendre dingue.

Main du Boud­dha de Wat Si Chum à Sukho­thaï. Thaï­lande, été 2016

[audio:festinalente.xol]

Arvo Pärt, Fes­ti­na lente, Sur le disque Col­lage par le Phil­har­mo­nia Orches­tra diri­gé par Neeme Jär­vi, chez Chan­dos, 1993.

Fes­ti­na lente, hâte-toi lentement…
Agis, mais ne fais rien…
Aie, mais ne pos­sède rien…
Voya­geur, n’emporte rien, ne laisse aucune trace…
Aime en silence.

* Le Moka bar café est un café ima­gi­naire qui tra­verse mon exis­tence, c’est le lieu où l’on s’ar­rête avant de repar­tir, un lieu ima­gi­naire, qui a fait l’ob­jet de plu­sieurs publications.

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Latente

Latente

Assis sur le bord de l’océan en haut de la dune cou­verte d’oyats et de camo­milles sau­vages, face aux bri­sants en ce jour de grandes marées, face contre soleil et vent dans les oreilles, il y a quelque chose qui me revient en mémoire ; j’ai une vie là-bas alors que l’océan m’appartient, ou plu­tôt il me pos­sède en propre, c’est lui qui me retient et retient le temps, je n’y fais même plus atten­tion, fait accom­pli et irré­fu­table. Il me hante depuis tout petit et me ramène sans arrêt vers lui, me faire dire des gros­siè­re­tés à l’attention de tout ce qui n’est pas océan, les mers sont des pis­cines dont les bords ne connaissent pas la vie intense de la marée, lieux sans vie réelle. L’océan est fas­ci­nant lorsque la terre est au vent. L’écume bave sur les côtes, la vie y est sans cesse renou­ve­lée et chaque marée apporte son lot de sur­prise sur le rivage, tan­tôt une bouée décro­chée et lar­dée d’anatifes, tan­tôt un tronc de cèdre arra­ché au sol. Violent et pas­sion­nant, il est le maître de la terre, gri­gno­tant à chaque fois un peu plus de ter­rain, inexo­ra­ble­ment, et montre à chaque coup de bou­toir, que quoi qu’il en soit, c’est bien lui le plus fort.
Ici le temps s’est arrê­té, les flots et les jusants se trouvent loin­tains désor­mais, mais telle une terre nour­ri­cière, l’océan conti­nue de vivre en moi. Retour à la normale.
La jour­née d’hier a été courte, révé­lée par l’inadvertance du cours de la vie. Je me sens épui­sé et seul, bri­sé par le chan­ge­ment d’atmosphère, la simple idée du retour aux jours qui se suc­cèdent me casse les genoux. Il me vient des idées sau­gre­nues de jour­nal au fil des jours, des pas­sions ordon­nées heures après heures qui se déversent dans une immense clep­sydre. Rem­plir ma vie, voi­là tout ce que je souhaite.
J’ai retrou­vé toutes mes petites affaires et ne sais pas trop par où com­men­cer. Trop de choses fina­le­ment, énor­mé­ment de choses (des pol­lu­tions ?), trop de choses… Je ne sais tou­jours pas ce que je cherche, mais je conti­nue de cou­rir après.

Tout bien consi­dé­ré, il y a deux sortes d’hommes dans le monde : ceux qui res­tent chez eux, et les autres.
Rudyard Kipling

A force de trop creu­ser, on finit par retrou­ver dans le pas­sé ce qui n’est rien d’autre que le pré­sent. Le pas­sé, ce sont des rêves qu’on a fabri­qué de toute pièce… petite chose exhu­mée du 25 août 2008

Pho­to d’en-tête © David

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