Des hommes voilés

Des hommes voilés

S’il est bien un peuple qui condense tous les fan­tasmes, c’est bien le peuple tar­gui, qui se nomme lui-même Kel Tama­shaq. Nomade par défi­ni­tion et obli­ga­tion, rebelle car rétif à l’as­si­mi­la­tion et l’ac­cul­tu­ra­tion, c’est un peuple fier et indomp­table, dont la socié­té est réglée sur un modèle défiant les tra­di­tions musul­manes et dont la langue, le tifi­nagh, un déri­vé du ber­bère, a fait l’ob­jet d’un immense et magni­fique dic­tion­naire en quatre tomes par le père Charles de Foucauld.

Der­nier arrêt sur images avec Paul Bowles qui nous parle de l’âme et du désert.

Ici, ce sont les hommes qui sont voi­lés nuit et jour. Le voile est de fine gaze noire et se porte, comme ils l’ex­pliquent, pour pro­té­ger l’âme. Mais, comme pour eux l’âme et le souffle sont iden­tiques, il n’est guère dif­fi­cile de trou­ver une rai­son phy­sique, s’il en faut une. La séche­resse exces­sive de l’at­mo­sphère cause sou­vent des troubles dans les voies nasales. Le voile conserve au souffle son humi­di­té : il est une sorte de petite plante qui condi­tionne l’air et per­met d’é­loi­gner les mau­vais esprits qui, autre­ment, mani­fes­te­raient leur pré­sence en fai­sant sai­gner les narines, ce qui arrive sou­vent dans cette par­tie du monde.
Il n’est pas très juste de par­ler de ces gens fiers comme de Toua­reg. Le mot est un terme d’op­probre signi­fiant « âmes per­dues », qui leur avait été don­né par leurs enne­mis tra­di­tion­nels, les Arabes, et qui leur est res­té à l’ex­té­rieur. Il s’ap­pellent imo­chagh, les hommes libres.

Paul Bowles, Leurs mains sont bleues
Points Aventures

Pho­to d’en-tête © Mvon­grue

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Le bap­tême de la solitude

Le bap­tême de la solitude

Retour dans le désert avec Paul Bowles. Nom­breux sont les écri­vains qui ont par­lé du désert, mais peu l’ont vrai­ment expé­ri­men­té. Lieu de pri­va­tion, d’ex­trême dénue­ment, de la plus sin­gu­lière déso­la­tion, Bowles parle des pre­miers ins­tants, lors­qu’on arrive dans le désert, dans le Saha­ra en par­ti­cu­lier. Le silence et l’ab­sence, la pos­si­bi­li­té de deve­nir fou de par l’ab­sence de tout et le silence que l’on fait avec soi-même. Il en parle comme per­sonne, rai­son pour laquelle il a si bien su en par­ler éga­le­ment dans The shel­te­ring sky, qu’il faut, je le répète, lire avant de mourir.

Lorsque vous arri­vez au Saha­ra, pour la pre­mière ou la dixième fois, vous remar­quez immé­dia­te­ment la paix qui y règne.  Un silence abso­lu, incroyable, pré­do­mine à l’ex­té­rieur des villes. Et à l’in­té­rieur, même dans des lieux agi­tés comme les mar­chés, l’air a quelque chose d’as­sour­di, comme si le calme était une force consciente qui, refu­sant l’in­tru­sion du bruit, le réduit et le dis­sipe aus­si­tôt. Et puis, il y a le ciel, à côté duquel tous les autres ciels ne sont que de pâles essais. Solide, et lumi­neux, il est tou­jours le point cen­tral du pay­sage. Au cou­chant, l’ombre incur­vée, pré­cise, de la terre, monte rapi­de­ment de l’ho­ri­zon, y décou­pant une zone claire et une zone sombre. Quand toute la clar­té du jour a dis­pa­ru, et que l’es­pace est rem­pli d’é­toiles, le ciel est tou­jours d’un bleu brû­lant, intense, très fon­cé au zénith, et plus clair en direc­tion de la terre, si bien que la nuit ne devient jamais vrai­ment noire.
Vous fran­chis­sez la porte du fort ou de la ville, vous dépas­sez les cha­meaux cou­chés à l’ex­té­rieur, et vous mon­tez dans les dunes, ou bien vous vous éloi­gnez vers la plaine dure, pier­reuse, et vous res­tez un moment, seul.  Bien­tôt, soit vous fris­son­nez et retour­nez en tout hâte à l’in­té­rieur des murs, soit vous res­tez là et vous vous lais­sez gagner par quelque chose de très par­ti­cu­lier, que ceux qui vivent dans cette région connaissent, et que les Fran­çais appellent le « bap­tême de la soli­tude ». C’est une sen­sa­tion unique, qui n’a rien à voir avec le sen­ti­ment d’être seul, car il pré­sup­pose une mémoire. Ici, dans ce pay­sage entiè­re­ment miné­ral, éclai­ré par les étoiles comme par des feux, même la mémoire dis­pa­raît ; il ne reste que votre res­pi­ra­tion et les bat­te­ments de votre cœur. Un pro­ces­sus de réin­té­gra­tion de soi étrange, qui n’a rien d’a­gréable, com­mence en vous,  et vous avez le choix entre le com­battre et tenir à res­ter la per­sonne que vous avez tou­jours été, ou bien lui lais­ser libre cours. Car per­sonne, après un cer­tain temps au Saha­ra, n’est plus tout à fait le même.

Paul Bowles, Leurs mains sont bleues
Points Aventures

Pho­to d’en-tête © John Fow­ler

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نباتات

نباتات

J’au­rais sim­ple­ment pu appe­ler cette nou­velle sec­tion “mes semaines au jar­din”… mais j’ai pré­fé­ré un titre qui me rap­proche de mon enfance. نباتات c’est un jar­din, plus pré­ci­sé­ment un jar­din qu’on trouve sur les bords du Nil, un jar­din plein de sou­ve­nirs, d’o­deurs et de cou­leurs qui se sont estom­pés, mais qui ne cessent de vou­loir se pré­sen­ter à nouveau.

A pré­sent que j’ai un jar­din, mon jar­din, avec ma mai­son des­sus, je peux y faire ce que je veux, y pas­ser ma jour­née même s’il y fait plu­tôt frais, pro­fi­ter des quelques ins­tants d’en­so­leille­ment des jour­nées d’au­tomne, res­ter jus­qu’aux der­niers ins­tants du jour, attendre qu’il finisse par pleu­voir un peu fort avant de ren­trer, les chaus­sures crot­tées que je laisse dans le garage… Un grand vide emplit mes pou­mons, la fatigue che­villée au corps d’a­voir creu­sé un immense trou dans lequel j’ai plan­té mon ceri­sier, un bur­lat bigar­reau qui devrait faire une bonne taille déjà d’i­ci quatre ou cinq ans et don­ner de beaux fruits à la chair pleine et juteuse…

Les fai­néants disent que le jar­din, à par­tir de l’au­tomne, est syno­nyme de mort de la végé­ta­tion et qu’on ne peut plus guère en pro­fi­ter. C’est tota­le­ment faux. Déjà, c’est une des meilleures périodes pour plan­ter, sur­tout les frui­tiers. La terre est plus meuble qu’en été, elle com­mence à se régé­né­rer, elle s’a­lour­dit et n’at­tend plus que les plan­ta­tions. J’ai retour­né la terre des vieux mas­sifs dont les anciens pro­prié­taires disaient qu’il était impos­sible d’y plan­ter quoi que ce soit. Mon œil.

La semaine der­nière, j’ai plan­té deux bam­bous, un aurea et un nigra, deux fuch­sias dont un Ricar­to­ni, mais éga­le­ment un hydran­gea à larges feuilles, et un tout petit arbre à feuilles très lumi­neuses qui pro­met de bien gran­dir et d’illu­mi­ner ce coin sombre où soit disait rien ne pous­sait, un sam­bu­cus niger “gol­den tower”. J’ai éga­le­ment dis­sé­mi­né les bulbes de jacinthes qui vien­dront enchan­ter mes bor­dures et rem­plir l’air d’un doux par­fum musqué.

Sans y pas­ser trop de temps, le jar­din est pour moi un lieu de res­sour­ce­ment, j’y vais lorsque j’ai envie de me dépen­ser un peu, je le net­toie dès que les feuilles du grand érable jonchent la pelouse, je gratte la terre pour la net­toyer des mau­vaises herbes. Le temps y passe vite, et l’es­prit ne vaga­bonde pas trop, il fixe son atten­tion sur quelques mètres car­rés que je mets un soin par­ti­cu­lier à net­toyer. Chaque par­tie est un élé­ment du tout et l’har­mo­nie ne nait pas seule, elle est la com­bi­nai­son de toutes ces par­ties qui deviennent cha­cune indispensable.

J’ai devant moi quatre jours pour en pro­fi­ter, faire autre chose, choi­sir, me dis­pen­ser de pen­ser, évi­ter de trop galo­per. نباتات et res­pi­rer un peu…

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Leurs mains sont bleues

Leurs mains sont bleues

Paul Bowles est un écri­vain un peu mar­gi­nal. Parce que ce n’est pas qu’un écri­vain… Autour du très beau livre The shel­te­ring sky (tra­duit très fidè­le­ment en fran­çais par… un thé au Saha­ra), por­té à l’é­cran par Ber­nar­do Ber­to­luc­ci en 1990 avec la très trou­blante Debra Win­ger et John Mal­ko­vitch, il n’en est pas moins un voya­geur et un esthète, écou­tant avec pas­sion les musiques qu’il trouve sur son che­min. On le sait moins mais Bowles est par­ti de nom­breux mois sur les routes du Maroc pour enre­gis­trer sur bandes magné­tiques les der­niers musi­ciens ber­bères. C’est donc tout natu­rel­le­ment qu’on retrouve trace de ces voyages au cœur de ce livre paru pour la pre­mière fois en 1998 sous le titre Leurs mains sont bleues, titre qu’on ne peut com­prendre qu’à la lec­ture du poème d’Ed­ward Lear qu’on trouve en exergue.

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Com­po­sé de plu­sieurs récits de voyage, on découvre un Paul Bowles par­fois esthète, par­fois bour­ru, au regard tou­jours aigui­sé sur le monde qui l’en­toure. Par­lant de son amour pour les per­ro­quets ou des ren­contres avec les poli­ti­ciens locaux rétifs des vil­lages les plus recu­lés du Rif, c’est tou­jours en amou­reux du voyage, avec tout ce qu’il com­porte d’in­con­fort, qu’il écrit ces pages d’un autre temps. Lucide, il n’hé­site pas à citer Lévi-Strauss pour racon­ter que le voyage est avant tout une confron­ta­tion de notre occi­dent confor­table avec la misère du monde :

Il pré­tend que pour que le monde occi­den­tal conti­nue à fonc­tion­ner conve­na­ble­ment, il lui faut sans cesse se débar­ras­ser d’im­menses quan­ti­tés de rebuts qui sont déver­sés auprès de peuples moins chan­ceux. « Ce que d’a­bord vous nous mon­trez, voyages, c’est notre ordure lan­cée au visage de l’humanité. »

En 1950, à Hik­ka­du­wa, sur la belle île qui por­tait encore à l’é­poque le doux nom de Cey­lan, il révèle, en par­fait connais­seur des rythmes et des sons, le secret des Parit­ta :

On m’a expli­qué, aujourd’­hui, que la psal­mo­die du pirith ne peut avoir que quatre tons dis­tincts, pas un de plus, car l’a­jout d’un cin­quième la ferait pas­ser dans le genre musi­cal, ce qui est stric­te­ment inter­dit. Les offi­ciants sont peut-être trop atta­chés à la lettre de la loi. De toute façon, à l’in­té­rieur de la gamme per­mise, ils par­viennent à chan­ter tous les quarts de tons pos­sibles. Les chiens de l’au­berge hur­laient et jap­paient contre eux jus­qu’à ce que le garde, en criant, réus­sît à les faire taire.

Et puis ces quelques mots encore, qui sont comme le comble de l’hu­mi­li­té du voya­geur, et qui me rap­pellent ce que dit, d’une autre manière, Laurent dans cet article quand il dit non pas “faire un voyage”, mais “faire un pays”, comme si nous étions acteur de quelque chose alors que nous n’en sommes que les pan­tins, et il a bien rai­son de dire que cette expres­sion révèle une atti­tude pré­ten­tieuse. Bou­vier disait de son côté qu’on croit faire un voyage, mais c’est le voyage qui nous fait… Paul Bowles parle, lui, d’i­gno­rance mal­gré tout ce qu’on peut savoir. Il est en Inde en 1952 :

Main­te­nant, après avoir par­cou­ru quelques douze-mille kilo­mètres à tra­vers le pays, je le connais presque aus­si peu qu’à mon pre­mier séjour. J’ai pour­tant vu un grand nombre de gens et de lieux, et j’ai au moins une idée un peu plus détaillée qu’au début de mon ignorance.

Enfin et pour ter­mi­ner, je par­lais plus haut des fonc­tion­naires rétifs qui lui ont mis des bâtons dans les roues lors­qu’il s’é­car­tait des routes pour aller recueillir la musique tra­di­tion­nelle maro­caine, il rap­porte les pro­pos de l’ac­cul­tu­ra­tion dont sont vic­times les peuples anciens, qui me rap­pellent les pires moments qu’un peuple puisse subir dans sa chair ; celui où l’au­to­ri­té lui refuse le simple droit d’exis­ter car consi­dé­ré comme dégé­né­ré

« Je déteste toutes les musiques popu­laires, et en par­ti­cu­lier celle de chez nous, ici au Maroc. On dirait des bruits de sau­vages. Pour­quoi vous aider à expor­ter ce que nous essayons de détruire ? Vous recher­chez de la musique tri­bale. Il n’y a plus de tri­bus. Nous les avons dis­soutes. Alors, ce mot ne veut plus rien dire. Et de toute façon, il n’y a jamais eu de musique tri­bale, seule­ment du bruit. Non, Mon­sieur, je ne suis pas d’ac­cord à votre projet. »

Le livre de Paul Bowles, Leurs mains sont bleues a été réédi­té dans la col­lec­tion Aven­tures chez Points. Tra­duc­tion (de l’a­mé­ri­cain) par Liliane Abensour.

Pho­to d’en-tête © Chris Ford

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